Date de publication: 24/12/2014. Auteurs: Prof. Damien Ernst et Prof. Michel Hermans (Université de Liège). Article paru dans le journal l’Echo comme carte blanche. 

 

Ces derniers mois, deux événements étonnants ont particulièrement marqué le secteur nucléaire européen. Tout d’abord, il y a eu, en août, cet étrange sabotage de l’unité nucléaire de Doel 4. Une vanne du réservoir d’huile de lubrification de la turbine de cette unité a été volontairement ouverte, provoquant des dégâts considérables sur cette dernière. Il s’agit là sans aucun doute d’un acte prémédité, assez sophistiqué et assurément bien préparé. A preuve: en conjonction avec l’ouverture de cette vanne, l’alarme permettant de signaler un manque d’huile avait également été pontée. A cela s’ajoute le fait qu’après avoir été ouverte, la vanne a bel et bien été…remontée en sens inverse afin que l’on ne puisse pas, visuellement, identifier que la dite vanne n’était plus fermée.

Second élément étonnant: quelque temps après ce sabotage, des drones ont commencé à survoler des centrales nucléaires françaises. Au début, l’on aurait pu penser que ces survols étaient réalisés par des personnes isolées, des amateurs lambda simplement tentés par le défi d’obtenir des vues aériennes d’une centrale nucléaire. Il semblerait que cette hypothèse doive maintenant être pour le moins réfutée. Elle se révèle en effet incompatible avec les premières analyses qui mettent en avant le fait que ces survols ont été synchronisés et n’auraient pas pu être réalisés par des personnes agissant de manière indépendante.

Semer le trouble, mais pas trop

L’aspect le plus intrigant de ces deux incidents n’est pas tellement leur gravité; mais plutôt le fait que les conséquences soient paradoxalement assez mineures, alors que tout laisse penser qu’il aurait été très facile d’en déclencher de bien plus graves. Revenons, par exemple, sur le cas belge de Doel 4. Certes la turbine a été abimée, mais cette dernière est bel et bien restée dans son berceau et ce lors de toute sa phase de décélération due au manque d’huile. Or, on eût pu très bien imaginer que la ou les personnes responsables de cet acte aient légèrement modifié leur modus operandi pour faire en sorte que la fameuse turbine sorte de son berceau, un peu comme la bielle d’un moteur à explosion traverse parfois le capot d’une voiture roulant sans huile. Une telle situation aurait assurément pu provoquer, non plus un incident mais bien un accident grave dans la partie non nucléaire de Doel 4 avec très probablement des blessés, voire, qui sait, des morts. Il faut juste imaginer le tableau d’une énorme turbine d’acier de plusieurs dizaines de mètre de long, tournant à 1500 tours minutes et qui se transformerait tout à coup en véritable projectile sur un site industriel où oeuvrent des dizaines, des centaines de personnes.  On n’exagère rien: on est juste dans l’ordre du plausible.

Dans le même ordre d’idée, les drones français auraient parfaitement pu, plutôt que se contenter de survoler des centrales, larguer à leur passage de petites charges explosives. Certes, ces dernières n’auraient sans doute pas mis en danger la partie nucléaire des sites, mais elles auraient pu néanmoins provoquer de très sérieux dégâts mettant lesdites centrales hors circuit pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Surtout si des parties non protégées et critiques de ces dernières, comme celles où sont installées ces éléments essentiels que sont les transformateurs, avaient été ciblées par les drones.

Une volonté de ne pas aller trop loin ?

Ce qui reste extrêmement intrigant, pour tout qui se penche techniquement sur ces dossiers, c’est que – dans les deux cas évoqués – on a une sensation assez dérangeante. A savoir qu’il s’agit là d’événements très bien pensés et calculés. Mieux: dans cette hypothèse, c’est même mené avec beaucoup de “réserve” ; entendez qu’en modifiant légèrement les plans de ces opérations, dont le sabotage évident de Doel 4, il aurait été assurément possible de multiplier les dégâts. On peut dès lors, très rationnellement, se poser une question: pourquoi, dans cette hypothèse, vouloir susciter de petits incidents sur des sites nucléaires et non point des plus sérieux, d’autant plus, que le fait d’avoir alerté la sécurité, rend tout mode opératoire similaire bien plus ardu ? Bien sûr, une des explications serait qu’un accident plus grave conduirait sans doute à mettre en œuvre, illico, bien davantage de moyens pour identifier les responsables. Néanmoins, vu le sérieux avec lequel la sécurité nucléaire est prise en Europe, cette explication n’est pas nécessairement très convaincante. Une autre explication serait que le ou les responsables de ces actes, sachant que le risque d’être identifié n’est pas nul, voulaient être capables de gérer les représailles auxquelles ils devraient faire face si l’enquête aboutissait un jour.

Et s’il y avait l’action discrète d’un Etat derrière tout cela ?

Revenons un instant sur le sabotage de Doel 4 et supposons qu’une personne malveillante isolée en soit l’auteur.  Est-ce que cela aurait du sens qu’elle “modère” son acte de sabotage afin de pouvoir gérer les représailles auxquelles elle s’exposerait si elle était identifiée ? Probablement pas. L‘individu doit bien savoir qu’être condamné pour un acte de sabotage mineur ou majeur sur un site nucléaire aurait pour lui de très lourdes conséquences : des années de prison et une vie largement gâchée. Par contre, si l’on se prend à supposer que c’est un Etat qui a suscité ces actes, le fait de restreindre l’ampleur de l’attaque devient bien plus logique. Il est de notoriété publique que nombre d’Etats se livrent continuellement à des petits actes malveillants entre eux, sans pour autant que leurs relations ne se détériorent significativement. Lorsque l’on parle d’actes malveillants entre Etats, il existe une frontière séparant ceux jugés comme étant « business as usual » et, ceux impliquant des actions de représailles. On peut envisager que le survol des centrales nucléaires françaises par des drones se situerait alors plutôt du côté du « business as usual » ; et que le sabotage de Doel 4 ait été trop léger, de l’autre côté de la frontière, pour susciter une réaction réellement agressive d’un Etat envers un autre. On est prudent. On évite ici de basculer vers des scénarii à la Ian Fleming. Mais nos observations réfléchies, couplées à la sophistication des attaques, laissent penser qu’il serait de l’ordre du crédible de supposer qu’un Etat puisse être derrière le sabotage de Doel 4 et le survol des centrales nucléaires françaises.

Un Etat ? Mais quel Etat ?

Avant de pointer un Etat en particulier, partons du postulat suivant : celui qui aurait posé ces actes serait forcément un Etat qui en retirerait un certain bénéfice. Mais quel serait donc cet Etat ? Assurément pas l’Etat français, actionnaire à la fois d’EDF, la compagnie propriétaire des centrales nucléaires françaises, et de GDF-Suez, l’actionnaire d’Electrabel. Par contre, notons que tant la France que la Belgique se posent de plus en plus de questions quant au futur de leur approvisionnement en électricité et envisagent de remplacer partiellement ou totalement leur filière nucléaire par des centrales au gaz. Or, le sabotage de Doel 4 et le survol des centrales nucléaires françaises par des drones ont pour conséquence de discréditer la filière nucléaire. Et ainsi de favoriser les projets d’abandon de cette dernière au profit de la filière au gaz. Si l’on fait donc, avec les réserves d’usage, l’hypothèse que ces incidents sont causés par un Etat voulant en tirer parti, on ne peut écarter l’idée d’un rapport avec un Etat qui aurait intérêt à ce que l’Europe dépende bien davantage du gaz pour son approvisionnement en électricité.

La Russie, la grande gagnante ?

Il y a fort à parier que le pays le plus grand bénéficiaire d’une augmentation de la consommation en gaz en Europe, serait la Russie. Celle-ci  peut facilement répondre à une augmentation rapide de la demande en gaz pour l’électricité européenne, et ce, à un prix acceptable. Ce pays est effet en surcapacité de production et possède, en outre, des gazoducs permettant d’acheminer ce combustible à bas prix en Europe. Pour la Russie, exaspérée par les accusations européennes à son encontre dans le conflit ukrainien et de plus en plus en difficulté économique, ce serait assurément une opportunité que l’Europe dépende davantage du gaz.  Le développement de la filière gaz en Europe forcerait également celle-ci à devoir se rapprocher politiquement de la Russie, un Etat partenaire indispensable pour l’UE. La Russie serait dès lors gagnante tout à la fois d’un point de vue économique et géopolitique.

Un scénario parmi tant d’autres

Ce serait aller pour le moins vite en besogne que d’incriminer la Russie pour ce qui n’en est pas moins une accumulation de faits très anormaux. Disons donc que c’est là un scénario parmi tant d’autres. Une seule certitude: il est plus que jamais nécessaire que les autorités concernées fassent toute la lumière sur ces actes, même si ces derniers n’ont pas conduit à des situations gravissimes. Encore une fois, c’est peut être derrière l’aspect “réservé” de ces actes malveillants que se cache la clé du mystère.

Pour paraphraser Hugo, la science n’aboutit qu’à un doute: l’hypothèse. Et celle que nous avons développée ici mérite, nous semble-t-il, quelque attention.

 

 

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