Télécharger la version pdf de cet articleUne version courte de cette tribune a été publiée dans la Libre  le 23-04-2019.

Auteurs : Corentin de Salle, Directeur du Centre Jean Gol & Damien Ernst, Professeur à l’ULiège

Les gens ont raison de vouloir vivre entourés de végétation, de fleurs et d’oiseaux, de se déplacer à pieds ou à vélo, de manger des produits sains, frais, naturels et locaux, de chérir la nature, de bannir stress, bruit, trafic, pollution, gaz d’échappement, plastiques, pesticides, particules fines, perturbateurs endocriniens, additifs alimentaires, agents conservateurs, etc. Mais, ils ont également raison de vouloir bénéficier d’une médecine de pointe, de faire des enfants, de passer le week-end dans une capitale étrangère, de skier au printemps, de manger des fruits tropicaux, de communiquer à toute heure avec des centaines de gens sur des réseaux sociaux, de visionner des films à la demande, de s’extasier à plusieurs milliards devant le Mundial,  d’étudier à l’étranger, de sillonner la planète avec un sac à dos, de vivre toujours plus vieux et en meilleure santé, de s’échapper dans la réalité virtuelle, de jouir de toujours plus de confort, de choix et de libertés, de repousser constamment les limites et d’explorer l’Univers.

Les gens sont-ils schizophréniques ? Doivent-ils avoir honte de poursuivre ces aspirations apparemment contradictoires ? Doivent-ils dompter, étouffer voire sacrifier ces désirs ? Nous ne le pensons pas. La seule vraie question est celle-ci : une société authentiquement écologique et une société prospère et high-tech sont-elles – comme certains le prétendent – deux projets radicalement antagonistes ? Non seulement ce n’est pas le cas, mais notre thèse, c’est qu’il est impossible d’atteindre l’excellence écologique si l’on rejette l’innovation technologique et le modèle socio-économique complexe et mondialisé qui la sous-tend. Réconcilions les points de vue : l’erreur de certains écologistes est de juger le mode de vie occidental incompatible avec la préservation de l’environnement ; celle de certains avocats du libre-marché est de penser que cette aspiration à un style de vie authentiquement écologique conduit nécessairement à revenir aux temps obscurantistes où l’on s’éclairait à la bougie.

Loin de constituer une régression, cette société authentiquement écologique à laquelle nous aspirons tous correspond, selon nous, au stade le plus avancé de la civilisation. En effet, on constate empiriquement que la conscience écologique se développe avant tout dans les sociétés prospères et éduquées qui ont comblé les besoins de base. Elles seules disposent alors des moyens technologiques et financiers pour éradiquer la pollution inhérente à l’industrialisation sans néanmoins revenir aux standards de vie misérables du stade préindustriel.

Nous vivons précisément à cette période charnière. Notre génération est placée devant un choix : faut-il répudier, comme certains y invitent, notre modèle économique et technologique ou faut-il, au contraire, mettre cette technologie au service de l’édification d’une société authentiquement écologique ? La réponse est évidente : renoncer à notre modèle consiste à tuer le moteur économique et industriel seul à même, on le verra, de réaliser la transition écologique. De plus, personne ne désire ressusciter le mode de vie de nos ancêtres ; une époque lors de laquelle, en Europe occidentale, l’espérance de vie était de 33 ans à l’aube de la révolution industrielle, et où les tâches agricoles étaient répétitives et éreintantes. Même parmi les personnes de bonne volonté prêtes à sacrifier une partie importante de leur confort pour le bien-être de la planète, on en trouvera difficilement acceptant de se priver d’un four, d’un réfrigérateur, d’un lave-linge, d’un lave-vaisselle, de transport en commun, etc., toutes ces choses qui expliquent qu’un Européen moyen a des besoins énergétiques quotidiens équivalent à l’électricité qui serait produite par plus de 150 personnes dont l’activité principale serait de pédaler sur des vélos statiques munis de dynamos.

Comment, dès lors, honorer nos objectifs climatiques ? Une approche en vogue aujourd’hui consiste à vouloir interdire le comportement, l’acte de consommation ou la technologie qui engendrent du CO2. L’écologie que nous défendons consiste, au contraire, à transformer tout problème en opportunité de développement économique pour progresser vers cette société écologique authentique. Donnons-en quelques exemples.

Faut-il interdire les « city trips » en avion comme on le préconise parfois ? Personne ne nie que le kérosène augmente considérablement le niveau des émissions de gaz à effet de serre. Mais, une solution technologique se profile : le kérosène vert. Lequel pourrait être fabriqué à partir d’eau, d’électricité verte (excédentaire à certaines périodes de l’année) et de… CO2 préalablement capté dans l’atmosphère. Mais comment prélever ce CO2 ? Par de grands ventilateurs aspirant l’air pour l’envoyer dans une solution hydroxyde de potassium aqueux, laquelle extrait le CO2 de l’air qui peut alors être stocké. A titre d’exemple, à Vancouver, au Canada, la société Carbon Engineering est déjà sur la balle. Ce kérosène est « vert » parce que neutre en termes d’émissions : certes, les avions émettent du CO2, mais vu qu’on réutilise précisément du CO2 de l’atmosphère pour produire ce kérosène, on reste donc en circuit fermé, ce qui revient à décarboner l’aviation.

Autre exemple : faut-il réduire la population en décourageant le choix d’avoir des enfants, faute de surfaces agricoles pour nourrir tout le monde ? Absolument pas. L’agriculture intelligente (smart farming) est en plein développement. On peut réduire considérablement les surfaces agricoles en cultivant massivement fruits et légumes dans d’immenses fermes verticales ou souterraines sous des lampes LED. Plus besoin de pesticides. L’eau est distribuée dans un univers contrôlé qui la recycle immédiatement. Ce procédé permet également de produire des protéines végétales destinées aux animaux d’élevage, réduisant ainsi l’utilisation d’importantes surfaces agraires. Voire à produire directement, pour ceux qui le désirent, des viandes d’origine 100% végétale ou de la viande synthétique, résolvant du même coup le problème de la souffrance animale. Que faire des terres libérées ? De nouvelles et vastes forêts pouvant séquestrer naturellement énormément de CO2… On peut même y réintroduire des espèces sauvages (ours, loups, etc.) en semi-liberté et accessibles au public et aux écoles à des fins récréatives et éducatives.

Bien entendu, le développement de telles solutions technologiques nécessite l’existence d’un moteur économique et industriel performant, et l’accès à une énergie bon marché, les deux étant souvent fortement liés. Cette énergie se doit d’être foncièrement verte. Grâce aux progrès fulgurants dans quantité de filières, on peut s’attendre, après la transition, à de l’énergie abondante et bon marché. Notamment en développant les infrastructures nécessaires pour mondialiser le marché de l’énergie renouvelable : en effet, il est techniquement possible de construire d’immenses interconnections électriques, ou même une grille électrique internationale nous permettant d’accéder à des champs solaires et éoliens vastes et généreux qui peuvent être exploités pour produire une énergie renouvelable, peu chère et en quantité quasi illimitée. Mutualiser au niveau planétaire les énergies vertes, c’est aussi gommer les problèmes de fluctuations liées à ces dernières et réduire encore ainsi le coût du renouvelable.

Loin de se limiter à l’énergie verte très bon marché, cette mondialisation s’étendra aux biens, services, personnes et connaissances indispensables à cette société écologique authentique. Nous vivrons probablement, si les citadins en font le choix, dans des villes végétalisées conviviales, avec des permacultures sur les toits et terrasses, des marchés avec des produits locaux, des piétonniers, de l’air pur, des pistes cyclables partout, une mobilité partagée, mais ces cités seront bourrées d’électronique pour faire tourner les vastes systèmes d’intelligence artificielle optimalisant leur fonctionnement. Le circuit-court présuppose les circuits longs de la mondialisation. L’économie collaborative ressuscite convivialité et proximité mais s’appuie sur des plateformes numériques, des serveurs, des GPS, des smartphones dont les innombrables composantes sont extraites et assemblées aux 4 coins du monde.

Avec préscience, beaucoup d’auteurs de science-fiction ont décrit des sociétés futuristes où – comme dans Star Wars – un mode de vie sobre et presque rural coexiste harmonieusement avec la technologie la plus sophistiquée et les voyages interstellaires. Soyons optimistes et ambitieux. Augmentons les standards de vie à l’échelle planétaire et préservons, étendons, restaurons, reconstituons, recréons les écosystèmes naturels un peu partout.

Le futur sera ce que nous en ferons. Comparable, pensons-nous, à ce voyage auquel nous invitait le poète Charles Baudelaire : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté. Luxe, calme et volupté ».

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