Dans un texte majeur intitulé « Fin de l’Union européenne : la responsabilité française », publié dans Libération du 2 mars 2016, le philosophe français Etienne Balibar évoque la contribution spécifiquement française à ce qu’il identifie comme une de ces crises « qui changent le cours de l’histoire des peuples » – à savoir l’incapacité de l’Union européenne à accueillir dignement les migrants venus du Proche-Orient. Cette incapacité se fait non seulement au mépris des droits fondamentaux des populations déplacées, mais dans le déni de notre propre histoire. Car le projet européen n’est, dans son principe, rien d’autre que la réponse historique à cet enjeu : mettre un terme définitif à l’état de guerre et de misère qui a marqué tant de générations européennes. Or cette réflexion de Balibar vaut pour chacun des Etats membres. La Belgique, pays fondateur, contribue également à cette crise sans fin. De trois façons :
- Sans avoir formellement déclaré l’Etat d’urgence, comme en France, l’Etat belge se comporte exactement de la même façon. La militarisation de l’espace public et l’absence de réflexion publique concernant les modalités du vivre ensemble dans une période de crise montre le peu de cas qui est fait, dans ce pays, de la condition démocratique. Aucune leçon ne semble avoir été tirée depuis le « lock out » de novembre dernier, qui a transformé la capitale de l’Europe un « cimetière d’êtres vivants » (B. Delvaux) et fait subir à la culture une « crise sans précédent » (P. Dujardin). Au-delà du nécessaire renforcement des services de renseignement, l’attentisme domine. L’Etat belge n’est pas en mesure de proposer une vision de long terme sur ces questions.
- Initiée par Amnesty International, la Ligue des droits de l’homme et de nombreuses organisations de la société civile, la plateforme citoyenne de soutien aux demandeurs d’asile a montré combien les citoyens belges, tout en étant lucides face aux difficultés, pouvaient se révéler efficaces et accueillants. Cependant, hormis un accroissement temporaire de la capacité d’accueil dans des centres d’hébergement bruxellois, l’Etat a peu agi depuis. Il aurait pu prendre appui sur cette initiative pour élaborer un plan d’envergure en matière d’accueil. Pire encore, son geste politique principal face au scandale que constitue le démantèlement du camp de Calais – au mépris d’une décision de justice – est le rétablissement du contrôle aux frontières. Est-ce cela l’Union européenne : un gouvernement belge qui choisit le repli sur soi devant la brutalité de son voisin immédiat ?
- Soumise aux pressions de la N-VA, la coalition gouvernementale ne parvient pas à faire émerger une initiative majeure et reste sans voix face aux provocations de ceux qui appellent les citoyens à ne pas aider les migrants. En raison de son histoire, de son rôle dans la construction européenne et de son identité politique, la Belgique ne peut pas laisser l’Europe se défaire sous ses yeux. Elle doit à la construction européenne une grande partie de sa prospérité. Elle lui doit surtout d’avoir trouvé dans cette dynamique supra-nationale le plus sûr moyen d’éviter de sombrer dans ses déchirements internes. En choisissant la passivité sur la question migratoire, le gouvernement belge ne fait que conforter le jeu des forces politiques nationales qui poussent chacun au repli sur soi et, à terme, au démantèlement de la Nation. C’est un piège qui ne manquera pas de se refermer sur les citoyens eux-mêmes. Il est urgent d’en sortir.
Nous appelons le gouvernement belge à soutenir solennellement l’initiative d’Angela Merkel en faveur d’un accueil massif des réfugiés en Europe, à relancer le projet de la Commission d’une répartition sur l’ensemble du territoire de l’Union et à mobiliser tous les moyens logistiques nécessaires pour venir en aide aux migrants sur l’ensemble du pourtour méditerranéen. Nous appelons les citoyens de ce pays à signer la pétition : « Welcome the Refugees to Europe – A Moral and Political Necessity ! / Accueillir les réfugiés en Europe – Une nécessité morale et politique ! »[1] L’accueil n’est pas une menace : c’est la condition pour que nous tous, citoyens de l’Union européenne, soyons à la hauteur de notre propre histoire.
Alors qu’il y a dans le monde 60 millions de réfugiés, le Liban et la Jordanie en accueillent un million chacun (respectivement 20% et 12% de leurs populations), la Turquie 2 millions (3%). Le million de réfugiés arrivé en 2015 en Europe (l’une des plus riches régions du monde, en dépit de la crise) ne représentent que 0,2 % de sa population ! |
Edouard Delruelle, Professeur à l’Université de Liège (Matérialités de la politique)
Matthieu de Nanteuil, Professeur à l’Université catholique de Louvain (Démocratie, Institutions, Subjectivité)
Justine Lacroix, Professeur à l’Université libre de Bruxelles (Centre de théorie politique)
[1] EN : http://www.transform-network.net/blog/blog-2016/news/detail/Blog/appeal.html
FR : http://www.transform-network.net/fr/blog/blog-2016/news/detail/Blog/appeal.html