Dieudonné : du complotisme à l’incitation à la haine

Article paru dans la revue Politique, n° 93 « Des complots partout !? » (janvier 2016)

Ce 25 novembre 2015, le Tribunal correctionnel de Liège a condamné par défaut Dieudonné M’bala M’bala à deux mois de prison fermes et 9000 euros d’amende pour incitation à la haine ou à la violence à l’encontre des personnes handicapées, des homosexuels et de la communauté juive, et diffusion d’idées visant à attiser la haine ou prônant la supériorité raciale et le négationnisme. Un second procès en Appel est annoncé, cette fois, sans doute, en présence de l’intéressé.

Convaincu que le spectacle incriminé (à Herstal en 2012) relève de l’incitation à la haine et du négationnisme, et ayant été, de par mes fonctions de l’époque, à l’origine de ce procès[1], je me réjouis de cette décision de justice. Je sais que les législations qui limitent la liberté d’expression font débat. Je n’ignore pas non plus que pour Dieudonné (comme pour tous les extrémistes), un procès est aussi une tribune qui risque d’accroître sa popularité. Mais ce n’est pas mon propos ici. Ce que je voudrais analyser, c’est le rôle actif, je dirais même performatif, que joue un personnage comme Dieudonné auprès d’une certaine jeunesse immigrée dans le passage du complotisme à la haine antisémite et homophobe. Le public de Dieudonné, certes, ne se limite pas aux jeunes des quartiers ou des banlieues. Mais ceux-ci en sont le cœur de cible ; et la question de leur « radicalisation » idéologique et politique est aujourd’hui, pour les raisons tragiques que l’on sait, l’objet de toutes les attentions. Ce que j’appelle ici le « rôle performatif » de Dieudonné, c’est l’activation par le discours d’un antisémitisme et d’une homophobie présent dans la représentation complotiste que ces jeunes se font du monde et de leur propre rapport à ce monde. Si Dieudonné est dangereux, en d’autres termes, c’est moins par le « contenu » de son discours que par l’efficacité pragmatique de celui-ci.

L’antisémitisme chez les jeunes issus de l’immigration est un sujet difficile[2], en raison du manque de données objectives, mais surtout parce qu’il est le fait d’une population elle-même victime de racisme et de discriminations. Nous ne devons ni minimiser la réalité (massive) de cet antisémitisme ni nous tromper sur ses causes (complexes). Deux grands types d’explication sont généralement avancés : l’explication « socio-économique » et l’explication « culturaliste ».

Selon une grille de lecture socio-économique, les jeunes issus de l’immigration se trouvent dans une situation d’exclusion (ou de « désaffiliation »[3]) dont les causes sont le chômage, la précarité et les discriminations. Dans sa belle étude sur les jeunes du « croissant pauvre » de Bruxelles[4], l’anthropologue Pascale Jamoulle montre comment le quartier s’avère pour ces jeunes à la fois une cage (un destin social qui enferme) et un cocon (un entre-soi qui protège), et comment, en l’absence de solidarité de « classe », il ne leur reste que les solidarités ethniques et territoriales qui figent les appartenances. C’est la situation matérielle qui expliquerait le sentiment d’humiliation et de révolte envers la société dominante et les groupes qui lui sont associés – prioritairement les Juifs, en écho avec le conflit israélo-palestinien, et les homosexuels, cibles de la rigidification de l’ordre traditionnel du genre qui caractérise souvent ces jeunes.

Dans deux études menées en 2011[5] et 2013[6], Mark Elchardus (VUB) a vigoureusement contesté ce type d’explication socio-économique. Selon Elchardus, la variable déterminante de l’antisémitisme chez les jeunes n’est pas l’origine socio-économique, mais la religion. La cause de l’antisémitisme ne serait pas à chercher dans la précarité économique des jeunes, mais dans les représentations (notamment religieuses) transmises par l’entourage proche. Sont majoritairement antisémites, autrement dit, non pas les jeunes « d’origine immigrée », mais « de confession musulmane ». La principale conclusion d’Elchardus est que l’idéologie « romantique » de la diversité culturelle a vécu, et qu’il faut fortement s’inquiéter, à l’avenir, de l’hostilité des communautés de valeurs et de convictions les unes envers les autres.

Dans le débat rebattu sur des rapports de causalité entre le « socio-économique » et le « culturel », je défends la position selon laquelle il n’y a pas de cause déterminante, mais une structure d’effets réciproques où les dimensions matérielle et imaginaire de l’existence circulent continûment entre elles – comme sur une « bande de Möbius » où l’on passe de l’un à l’autre côté de la surface sans jamais passer par le bord qui les sépare[7]. La position objective d’un individu ne livre pas la clé de son imaginaire, pas plus que ce qu’il a « dans la tête » n’explique ses comportements extérieurs. Et pourtant les deux dimensions, bien qu’hétérogènes, communiquent. Ce qu’il faut essayer de comprendre, c’est comment, dans certaines circonstances, des représentations latentes sont « activées », comment une sourde colère à l’égard de l’ordre social, des médias, de la société dominante (dimension objective) se mêle à une identification fantasmée au pays d’origine et au monde musulman en général (dimension subjective), pour finir par se cristalliser en haine envers des groupes précis (Juifs et homosexuels).

C’est ici qu’intervient le discours « performatif » d’un Dieudonné. Par discours performatif, j’entends le discours non pas en tant qu’il est représentation du monde, communication d’une opinion ou d’un sentiment sur les choses, mais en tant qu’il est action, modification de l’état des choses. Un performatif, c’est « quand dire, c’est faire »[8] : promettre, prêter serment, féliciter, blâmer, ordonner, mentir, convaincre, etc. C’est un point fondamental sur le plan juridique, car l’incitation à la haine, comme toutes les dispositions juridiques portant sur le discours (diffamation, injure, publicité mensongère, etc.), vise cette dimension pragmatique du langage. La question n’est donc pas : quels contenus de discours faut-il interdire (celui de l’extrême droite ou de l’extrême gauche ; le discours islamiste ou islamophobe, ou les deux, etc.) ? Ce qui peut faire l’objet de sanctions en Belgique, ce n’est jamais une idée, une opinion, aussi contestable soit-elle, mais toujours un acte, un comportement considéré comme illicite, car dangereux pour la société[9]. Le juge saisi d’une plainte pour incitation à la haine devra déterminer (1) l’intention du locuteur et (2) le contexte dans lequel il s’est exprimé. Il va donc se pencher, non sur la dimension sémantique des propos (ce que l’individu a voulu dire), mais sur leur dimension pragmatique (ce qu’il a voulu faire). Cela signifie que la question n’est pas non plus : est-ce que tel propos est « choquant » ou « blessant » ? Dans un arrêt célèbre, la Cour européenne des droits de l’Homme affirme que la liberté d’expression autorise les « propos qui blessent, qui choquent ou qui inquiètent autrui ou l’Etat ». La blessure psychique provoquée par le message dénigrant ou insultant d’un ego à l’adresse d’un autrui n’est pas un critère de sanction. Ce qui est incriminé, c’est le comportement de cet ego à l’égard d’un tiers qu’il incite à la violence ou à la discrimination envers cet autrui.

C’est précisément ce qui en jeu dans « l’affaire Dieudonné » : non pas ce qu’il dit dans ses spectacles, mais ce qu’il fait en le disant.

Pour Dieudonné, l’Occident capitaliste, colonialiste et corrompu domine et méprise les minorités musulmanes, arabes et noires. Quoi qu’on pense de cette vision du monde, elle est licite. Mais Dieudonné ajoute que la cause de cette domination est la mainmise exercée sur le monde par les Juifs et les homosexuels – deux minorités malfaisantes partout présentes dans la finance, l’Etat, les médias, et qui ont érigé la Gay Pride et de la Shoah en « tabous » officiels de l’Occident. Ce qui est décisif d’un point de vue pragmatique, c’est que, si le message anticolonialiste et anticapitaliste est exprimé sur le mode représentatif, le complotisme antisémite et homophobe est, lui, « acté » sur le mode performatif par Dieudonné à travers les personnages qu’il joue et/ou dont il se moque. Les propos négatifs, insultants, vulgaires portent systématiquement sur des Juifs, ou les Juifs en général, puis (vers la fin du spectacle) envers des ou les homosexuels. La structure narrative de « Rendez-nous Jésus » tourne tout entière autour de ces deux cibles. À leur encontre, il cherche à provoquer des rires, mais aussi des huées. Quant au signe de reconnaissance entre lui et son public, « la quenelle », il s’agit bel et bien d’un salut nazi inversé (emprunté au Docteur Folamour de Stanley Kubrick), soit une forme avérée de négationnisme, aux termes de la loi de 1995.

Dieudonné ne propose donc pas seulement aux jeunes issus de l’immigration (qui forment le noyau dur de son public) une « grille de lecture » expliquant leur situation de populations dominées et discriminées par quelque complot ourdi par les Juifs et les homos ; à travers la matérialité du spectacle, ce complot est comme attesté, acté, vérifié. Les Juifs et les homosexuels sont collectivement désignés comme groupes nuisibles à combattre et à éliminer. La représentation complotiste devient incitation à la haine et à la violence par l’effet d’un dispositif concret d’emprise sur un public vulnérable.

Il est impossible de déterminer abstraitement comment un individu devient raciste et/ou homophobe. Ni sa situation socio-économique ni ses référents culturels ne suffisent à « expliquer » son comportement. C’est pourquoi il est vain de se demander si les causes du racisme sont « matérielles » ou « idéologiques ». Par contre, il est possible de décrire les situations où de tels comportements sont « activés », et les dispositifs pragmatiques d’emprise et d’incitation qui rendent cette activation possible. Le spectacle de Dieudonné dont j’ai pu prendre connaissance constitue un tel dispositif. C’est pourquoi il doit être sanctionné. Mais la réponse judiciaire ne suffira pas. C’est sur le terrain même de Dieudonné, celui de l’idéologie, de la narration, de l’imaginaire, de la « performance », que le combat contre le racisme et l’homophobie doit être porté.

 

[1] Directeur-adjoint du Centre pour l’égalité des chances en 2012, je travaillai en amont et en aval de la représentation du spectacle « Rendez-nous Jésus » avec la police d’Herstal, notamment en analysant l’enregistrement du spectacle sur le plan juridique. Sur ma proposition, le Centre pour l’égalité des chances se constitua partie civile contre Dieudonné. Cette approche a posteriori, se refusant à toute forme de censure a priori, est donc très différente de la décision d’interdiction prise en France en 2014 par Manuel Valls, alors Ministre de l’Intérieur – décision validée par le Conseil d’Etat sur des bases juridiques contestées par de nombreux juristes.

[2] Edouard Delruelle, « « L’antisémitisme chez les jeunes issus de l’immigration en Belgique », in AntisémitismeS en Belgique et en Europe. Les Communautés juives de Belgique et l’antisémitisme : une perspective européenne comparative (9 pays), Mosaïque n° 13, Institut d’Etudes du Judaïsme, Bruxelles, 2015.

[3] Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Seuil, 2007.

[4] Pascale Jamoulle et Jacinthe Mazzocchetti, Adolescences en exil, Academia-Bruylant, 2011.

[5] M. Elchardus en J. Put (eds.), Jong in Brussel. Bevindingen uit de JOP-monitor, Acco, Leuven, 2011.

[6] N. Vettenburg, M. Elchardus, J. Put, S. Pleysier, Jong in Antwerpen en Gent. Bevindingen uit de JOP-monitor Antwerpen-Gent, 2013.

[7] J’emprunte cette image à Etienne Balibar,Violence et civilité, Galilée, 2012, pp.91 sq.

[8] John Austin, Quand dire c’est faire (1962), Seuil, 1970 ; John Searle, Les Actes de langage, Hermann, 1972 (rééd. 2009).

[9] J’ai développé cette thèse dans de nombreux textes. Cf. Edouard Delruelle, « Discours, violence, civilité », in La Liberté d’expression. Menacée ou menaçante ? Jusqu’où penser, parler, écrire librement ?, Actes de colloque, Académie Royale de Belgique, 2015. Texte disponible sur www.edouard-delruelle.be

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