Suite aux attentats du 13 novembre, André Tosel nous livre sa lecture des événements.
Né en 1941 à Nice, André Tosel est Professeur émérite à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Sa pensée est est l’une des plus fécondes dans le champ de la philosophie politique française contemporaine. Ces dernières décennies, il a entrepris de penser philosophiquement la mondialisation en cours, en donnant une place croissante aux enjeux interculturels, souvent considérés comme un « angle mort » du marxisme. Cette philosophie de l’émancipation radicale est indissociable d’un activisme citoyen infatigable. Parmi ses ouvrages, citons Un monde en abîme : Essai sur la mondialisation capitaliste, Kimé, 2008 ; Du retour du religieux : Scénarios de la mondialisation culturelle I, Kimé, 2011 ; Civilisations, cultures, conflits : Scénarios de la mondialisation culturelle II, Kimé, 2011 ; Essai pour une culture du futur, Editions du Croquant, 2014 ; Nous citoyens, laïques et fraternels ?, Kimé, 2015.
- Comment ne pas être sidéré et inquiété par la précipitation de l’histoire de la mondialité qui entre dans une période où même les structures acquises de la civilisation vacillent et où s’éloigne la perspective des émancipations nécessaires ? Nous en sommes à une troisième étape dans ce qui pourrait être une course à un précipice sans retour. L’état de guerre civile que veut imposer en France et en Europe et qu’impose déjà au grand Moyen Orient la terreur pratiquée par les partisans de l’Etat islamique fait suite à une vague de réfugiés sans précédent se déversant au sein de l’Union Européenne pour fuir la guerre féroce qui oppose au Moyen Orient des Etats par l’affrontement interposé de groupes ethniques et religieux musulmans –sunnites vs chiites-, tous en lutte pour une hégémonie sous-impériale. Cette vague fait suite elle-même à la leçon brutale de maintien quasi dictatorial de l’ordre économique néolibéral infligée par l’Union Européenne à la Grèce, l’obligeant à rembourser une dette injuste au prix d’un appauvrissement des populations les plus faibles, de la braderie des richesses nationales et au mépris de la souveraineté populaire légitime et légalement exprimée. Une violence à plusieurs faces s’exprime sans que les Etats européens et leur Union soient capables d’affronter ce qui est en grande partie le résultat de leur politique et de surmonter les racismes que cette politique a engendrés depuis la fin des années quatre vingt. S’élargit une désassimilation des populations abandonnées déjà par la crise entretenue de l’école et des services publics et sociaux. Sur fond d’opposition larvée entre majorités nationales « de souche » et minorités immigrées étrangères, sur fond de risque de dictature légale (fût-ce néo-fasciste, républicaine et démocratique) en Europe même, les Etats européens s’opposent dans la gestion concurrentielle de leur force de travail et participent pour en tirer profit, dans le suivisme total, à la politique états-unienne de domination postcoloniale et post-impérialiste. Jusqu’à quelle catastrophe époquale se poursuivra cette spirale descendante ? Entre quelles formes de la mondialisation néolibérale vivons-nous et vers où allons-nous ? Logique du pire dans un inter-règne obscur et hyper-violent ?
- L’attaque sanguinaire et menée en France appelle tout d‘abord la compassion humaine sans réserve pour les victimes. Elle exige en même temps que soient prises les mesures de sécurité pour la vie des personnes et le fonctionnement normal des services et des institutions. S’il est dangereux et erroné de parler de troisième guerre mondiale, il reste à penser la multiplicité des états de guerre et de leurs causes ainsi que le rapport qui unit la violence géopolitique des Etats libéraux dits civilisés et celle des groupes qui font de la politique sous diction théologico-politique fanatique à la violence anthropologique qui cancérise partout les rapports humains, qui produit des phénomènes de déshumanisation individuelle et collective et empêche la coexistence des communautés. Le deuil est nécessaire, mais, comme le dit Spinoza, et c’est difficile à vivre aujourd’hui, il s’agit enfin ni de pleurer ni de rire, mais de comprendre, pour donner, s’il est encore temps, une chance à la puissance d’agir en commun de chaque individu dans des communautés en paix en rendant vivable et supportable l‘existence de chacun(e).
- Il faut alors poser les questions qui exigent analyse théorique et réponse pratique en allant du plus général au plus singulier.- Pourquoi peut se continuer au sein de sa crise organique un mode de production régi par l’impératif catégorique de la concurrence à mort pour le profit maximum indéfini au prix de ravages infinis ?- Quelle est la responsabilité des Etats les plus puissants de l’Occident qui après avoir dénaturé les luttes de libération nationale ont combattu les expériences d’émancipation sociale et culturelle pour favoriser l’avènement de puissances régionales despotiques et fanatiques avec qui ils ont pu faire de bonnes affaires sur le dos des peuples (captation de pétrole, des énergies et matières premières, vente d’armes ), en légitimant la violation des droits de l’homme et du citoyen, la mise en place de politiques d’intolérance au nom de la vérité religieuse absolue, la constitution de hiérarchies apparemment néo-féodales se soumettant les femmes et exterminant les infidèles ?- Qu’attendre d’une politique de guerre –comme celle de la France républicaine de l’union sacrée entre Hollande, Sarkozy et Le Pen- contre l’Etat islamique, si elle implique le maintien d’alliances avec les Etats musulmans –Quatar, Turquie Arabie Saoudite- qui jouent la carte de Daesh ? Qu’attendre d’une alliance militaire qui ne se fonde pas sur la restauration du droit international et sur un mandat de l’ONU, l’un comme l’autre mis à mal par la folle politique étatsunienne – qui a détruit des Etats comme l’Irak, la Lybie, la Syrie, le Liban, qui a cautionné une violence désormais cinquantenaire exercée par Israël contre le peuple palestinien ? Qu’attendre d’une guerre sans perspective de reconstruction des communautés et sans un traitement des immenses questions sociales ? Que fera l’Union Européenne ?- Quelles perspectives pour les Etats et les peuples du Moyen Orient dans le cadre de guerres civiles, nationales et religieuses? La vengeance contre l’occident n’est pas une politique effective, mais un moyen de mobilisation qui est à terme une impasse. Nous n’avons pas à donner de leçons, nous les européens, nous qui avons conduit des guerres mondiales, des massacres coloniaux, et supporté des génocides. Mais il nous faut sur la base de connaissances théologiques qui nous manquent poser la question du djihad et de son rapport à la révélation islamique. Nous pouvons rêver d’un Spinoza musulman et nourrir en même temps une activité interculturelle avec tous les intéressés à qui revient le dernier mot en la matière.
- Une chose est sûre : nous avançons vers le précipice si est maintenu le couple infernal que constituent la poursuite européenne de la politique néolibérale et l’engagement d’une guerre sans perspective d’une paix durable, socialement émancipatrice et culturellement animée non seulement par l’égale liberté mais par une fraternité agissante. Sont évidents les risques d’une solution purement militaire si perdure le régime d’état de siège dans un climat d’exaltation de l’unanimisme menteur propre à la religion républicaine. Ils rendraient un mauvais service à une république qui doit être refondée.- Risque d’une limitation des libertés publiques par un Patriot Act prolongé et poursuite de la dé-démocratisation bien entamée par l’hégémonie culturelle du Front national dans le sens commun.- Ajournement sine die des mesures d’intégration comme le vote des travailleurs étrangers et stigmatisation des populations arabes et africaines.- Criminalisation de toute opposition à finalité émancipatrice et poursuite d’une économie néolibérale hostile au droit social et à l’égalité réelle, avec détournement des moyens financiers refusés au social et au culturel au profit de l’effort de guerre.- Refus d’assistance aux réfugiés actuels et enfermement dans la peur et l’individualisme national.- Renoncement à toute politique de coexistence par assimilation consentie et par la discussion interculturelle et poursuite en particulier de la destruction néolibérale privative de l’école et des services publics.Le risque de guerre civile intestine ne doit pas être sous-estimé enfin en ce que le processus anthropologique qui conduit de jeunes français d’origine arabe ou musulmane à partir en Syrie et à s’organiser en réseaux violents témoigne d’une haine de la société actuelle, haine vécue comme seule défense. « Je refuse et je détruis ce qui me refuse existentiellement et me détruit socialement », et plus rien, rien ne fait raison que la négation nihiliste du nihilisme objectif d’un mode de l’accumulation privative infinie et insensée. L’autodestruction et la déshumanisation actives sont assumées comme sacrifice d’une Cause fantasmée qui est le réceptacle de toutes les frustrations. Il s’agit d’assécher cette inversion du désir de vie en désir de mort, de produire ou plutôt de restaurer pratiquement et politiquement des raisons de vivre et de bien vivre en commun sans la médiation d’une communauté de mort, sans la jouissance déshumanisante que cette communauté sans Cause procure. La politique de l’islamisme fantasmé –qui connaît en effet l’islam chez les militants meurtriers de Daesh et quel islam ?- est bien une impolitique perverse. La guerre ne tiendra pas lieu d’une (im)politique de fraternité.