Les 8 et 9 septembre 2011, l’Ordre des Avocats du barreau de Liège, sous l’égide de son bâtonnier Eric Lemmens, organisait un colloque intitulé « Deux siècles de liberté ». Ceci est le texte de ma communication.
Quand on est invité à parler de justice et de liberté à propos des avocats devant des avocats, la tentation est grande de renvoyer à la corporation l’image flatteuse qu’elle se fait d’elle-même : l’avocat promoteur des droits de l’homme et des libertés publiques, l’avocat dressé contre le pouvoir et l’arbitraire, l’avocat dont les « paroles, clame un prestigieux bâtonnier français lors d’une Rentrée du barreau, jetées au vent puis aussitôt perdues » sont des « paroles qui protestent, paroles qui s’opposent et qui secouent le poids de l’ordre établi » ; l’avocat dont l’honneur, poursuit le même, réside dans la défense de l’indéfendable – du réprouvé comme du corrompu, de la victime comme du monstre ; l’avocat héritier des Lumières, de l’humanisme, de la Raison, descendant de Cicéron et Démosthène rituellement invoqués.
Image glorieuse dont les représentations négatives de l’avocat cynique et hypocrite, théâtral et chicanier, ne sont que l’envers symétrique, donc complice. Croquer l’avocat en notable clownesque, comme le fait Daumier à l’époque de la toute-puissance de l’avocat, c’est le confirmer dans son statut d’acteur central de la vie sociale. La caricature féroce est une forme paradoxale mais bien réelle de reconnaissance de l’influence et du pouvoir exercé par l’avocat sur la société.
Il faut, je crois, se tenir éloigné de ces représentations inversées mais complémentaires. Ce n’est toutefois pas si facile, car même si l’on peut maintenant s’appuyer sur de nombreuses études sociologiques, historiques et politologiques sur le pouvoir des avocats sur la société, même ces études sont tentées d’accréditer une sorte d’idéal-type de l’avocat, qui résiste mal, pourtant, à une observation critique de la réalité.
Un bel exemple d’une telle surévaluation de l’avocat idéal-typique se trouve dans l’ouvrage devenu classique de Lucien Karpik, Les avocats. Etre l’Etat, le public et le marché (1995)[1], qui propose une vue d’ensemble de l’histoire des barreaux français du 13e au 20e siècle[2]. La thèse de Karpik est que les avocats ne sont pas une simple addition d’individualités, mais que, malgré les tensions et les divisions internes, ils forment une sorte d’acteur collectif doté d’une certaine permanence dans l’histoire. L’Ordre des Avocats serait l’âme de cet acteur collectif, qui se caractériserait par un engagement en faveur du libéralisme politique, à la fois contre l’arbitraire de l’Etat et contre les pressions du marché capitaliste. D’un côté, la promotion de l’Etat de droit, selon Karpik, fait de l’avocat le défenseur naturel de la liberté individuelle face à la puissance publique ; d’un autre côté, la déontologie du désintéressement manifeste l’autonomie du barreau à l’égard de l’argent. Telle serait « la construction, sous le nom de l’indépendance, de cette tierce voie déjà dessinée au 18e siècle et qui devait permettre au barreau d’échapper à la logique de l’Etat comme à celle du marché »[3]. Le barreau aurait fait le choix constant d’être le mandataire non seulement de ses clients (ce que Karpik appelle le « mandat restreint »), mais aussi du public, de la société tout entière (« mandat élargi »). Via ce mandat élargi qu’il a intériorisé, l’avocat a été un agent déterminant de l’émergence de la société démocratique moderne : « Les avocats ont modifié la société politique, intervenant sous des modalités fort diverses, pour définir et étendre les droits civils et les libertés individuelles, pour obtenir, par la lutte directe ou la coopération libérale, la modération de l’Etat »[4].
Pour renforcer sa thèse, Karpik suggère que l’histoire du barreau reproduit la structure de son positionnement : après avoir joué la carte de l’Etat, l’avocat aurait joué celle du public, avant de jouer, aujourd’hui, celle du marché.
Dans un premier temps, donc, entre le 13e et 15e siècle, les avocats sont les partenaires actifs du pouvoir étatique royal dans sa lutte contre les juridictions seigneuriales et ecclésiastiques. Entre la Cour, les magistrats et les avocats, « la coopération est (alors) quotidienne »[5]. Mais assez vite (dès le 14e, 15e), le pouvoir d’Etat va de moins en moins supporter la liberté de parole et d’initiative des avocats, qu’il va systématiquement écarter des sphères de pouvoir (suppression des avocats du roi au profit de magistrats du Parquet ; interdiction d’intervenir lors de l’instruction, puis exclusion du champ pénal).
Le barreau va alors transformer son déclassement social en engagement politique en faveur des libertés individuelles et du bien public – engagement qui se traduira au 18e siècle dans des combats retentissants en faveur de la liberté de religion (contre le pouvoir de l’Eglise), des communautés paysannes (contre le pouvoir aristocratique), des individus (contre le despotisme royal).
Après la période troublée de la Révolution, la période entre 1820 et 1920 représenterait une sorte d’Âge d’Or du barreau, qui devient à la fois force d’opposition et machine de gouvernement – force d’opposition contre l’arbitraire résiduel de l’Eglise et de l’aristocratie, et machine de gouvernement en faveur de la démocratie et des libertés. Le barreau est alors, non seulement entre pouvoir et contre-pouvoir, mais à la fois pouvoir et contre-pouvoir, ou plus exactement encore pouvoir parce que contre-pouvoir. C’est le commun attachement des avocats à ce rôle de contre-pouvoir qui les amène, selon Karpik, à s’engager en politique, et à accéder au pouvoir législatif et exécutif (plus encore, paradoxalement, qu’au pouvoir judiciaire). En France, sous la 3e République, ¼ des parlementaires sont avocats. Les révolutions libérales du 19e siècle sont, partout en Europe, le fait d’avocats, qui arrachent le pouvoir à l’Ancien Régime pour se le garder ensuite jalousement. C’est l’époque, comme l’ont montré hier Ph.Raxhon et Granata, où les mots agissent. Sous cet angle, la thèse de Karpik, qui n’envisage que le cas français (un reproche qui lui est souvent fait), s’applique très bien à notre pays : comme on sait, les fondateurs de la Belgique sont presque tous avocats (Charles Rogier, Frère Orban, Joseph Lebeau, Etienne de Gerlache, Jean-Baptiste Nothomb, etc.), comme la quasi-totalité des grandes figures politiques jusqu’à la seconde guerre mondiale (Paul Hymans, Camille Huysmans, Paul-Emile Janson, Emile Vandervelde, Paul Vanzeland, Paul-Henri Spaak, etc.).
Selon Karpik, le déclin politique des avocats s’amorce dès l’entre-deux guerres, avec la montée en puissance des sciences économiques d’une part, et des idéologies extrémistes (fascistes et communistes) de l’autre. Technocrates et démagogues délogent alors les avocats du pouvoir – avocats accusés d’être à l’origine de l’inertie bavarde et de la corruption qui caractérise le parlementarisme.
Après la guerre, toujours selon le schéma de Karpik, une troisième ère commence, dominée par le marché qui impose son mode de fonctionnement et sa logique économique au barreau. Les avocats d’affaires, sur le modèle anglo-saxon, supplantent les avocats classiques, ou plutôt abandonnent à ceux-ci l’exercice routinier et peu rémunérateur des litiges interpersonnels. Après avoir fait alliance avec l’Etat monarchique, puis avec le peuple, le barreau ferait aujourd’hui alliance avec le marché. L’avocat talentueux ne rêve plus de devenir Ministre de son pays, mais CEO d’une multinationale.
En dépit de cette évolution, Karpik ne pense pourtant pas que le barreau réponde aujourd’hui à une logique purement économique. La relation entre l’avocat et son client (particulier ou entreprise) reste basée sur des principes différents d’une relation économique classique – principes de réputation, de moralité, de probité, l’engagement citoyen et le souci du bien commun continuant de surcroît d’être déterminant dans la dynamique interne à la profession. Karpik s’inscrit donc en faux contre l’idée de l’avocat « marchand de droit » comme seul avenir possible de la profession. Il soutient que, malgré le déclin de l’idéologie du désintéressement, malgré l’arrivée des firmes anglo-saxonnes, malgré l’indistinction croissante entre avocats et conseils juridiques, il y a une résistance du modèle classique français et des valeurs qu’il porte.
Comme on le voit, pour Karpik, l’histoire des avocats reproduit bel et bel la structure de son positionnement : en amont, le barreau s’est d’abord (partiellement) émancipé de la tutelle de l’Etat, et en aval (aujourd’hui), il résiste (vaille que vaille) à la pression du marché. Trois barreaux se sont succédés (le barreau d’Etat, le barreau classique et le barreau d’affaire), mais en réalité il n’y a qu’un seul vrai barreau, le barreau classique, « politique », celui qui se fait porte-parole du public, en tension permanente avec l’Etat et le marché.
Cette construction élégante est somme toute assez flatteuse pour les avocats, érigés en mandataire collectif des libertés publiques, et l’on comprend qu’elle serve si souvent de charpente à l’auto-représentation du barreau. Mais précisément, on peut faire à cette thèse une double objection :
- la diversité du monde des avocats est telle qu’on ne peut pas affirmer qu’ils agissent réellement dans l’histoire comme un acteur collectif ;
- le barreau ne s’est pas toujours caractérisé par son engagement en faveur des libertés publiques, au point qu’on peut douter que ce soit là ce qui caractérise la dynamique historique des avocats.
On a fait toutes sortes d’autres objections (méthodologiques, historiques, etc.) au livre de Karpik[6], mais je voudrais me focaliser sur cette double objection au sujet de la prétendue unité d’action du barreau, et (surtout) de son adhésion au libéralisme politique, et proposer, en conclusion, une autre explication au sujet du rôle des avocats dans l’histoire et la société.
Concernant les avocats comme acteur collectif de l’histoire, il faut très certainement en rabattre. Je ne nie pas les effets d’homogénéité que créent l’autogouvernement de l’Ordre ou l’éthique de la confraternité, mais il me semble que, plus que la notion d’acteur collectif, celle de champ social développée par Pierre Bourdieu est plus appropriée pour comprendre le milieu des avocats. Un champ, selon Bourdieu, est un espace à la fois matériel et culturel (intérêts économiques et croyances partagées), mais espace qui fonctionne comme un parallélogramme des forces traversé par des tensions et des rapports de pouvoir qui l’empêchent précisément de se cristalliser en acteur collectif. Si l’on observe le champ des avocats aujourd’hui, on identifie assez clairement deux grands pôles en tension :
– un pôle « classique » : celui des avocats travaillant seuls ou dans de petits cabinets, spécialisés dans le petit pénal, le divorce, le travail, avec une clientèle de particuliers, une présence assidue au Palais, et assez proches de l’Ordre ;
– un pôle « affaire », celui des avocats travaillant dans des grandes firmes juridiques, sur des dossiers complexes et rémunérateurs (droit international, fiscalité, propriété intellectuelle, pénal financier, peu présents au Palais), etc.
Peut-on parler d’une condition commune pour ces deux pôles ? Y a-t-il encore (y a-t-il jamais eu ?) un idéal du groupe (en faveur des libertés individuelles et du bien public) suffisamment fort pour maintenir une unité d’action et d’habitus entre les deux pôles ? Personnellement, j’en doute. Contrairement à beaucoup de professions, dont la mienne (l’Université), ou celle des magistrats, le monde des avocats présente ce trait (propre aux professions libérales sans doute) de ne pas s’isoler du reste de la société, dans une « tour d’ivoire ». Or, c’est souvent cet isolement institutionnel qui favorise l’homogénéité idéologique d’une profession. Au contraire, le champ des avocats doit plutôt être représenté comme une surface poreuse, absorbant l’hétérogénéité et les divisions propres à la société en général. Cette hétérogénéité du barreau est donc à la fois ce qui nous interdit d’en faire un acteur collectif mobilisé pour la représentation du « public », et ce qui nous incite à en faire le relais et l’expression des conflits et de l’hétérogénéité de ce même public.
Voilà qui m’amène à contester une autre thèse de Karpik, selon laquelle le métier d’avocat se caractériserait par un double mandat : le mandat « restreint », celui qui le lie à ses clients, et le mandat « étendu » qui ferait de l’avocat un porte-parole du public, de la société en général[7]. Je pense que ce second mandat « symbolique », politique, n’existe pas. Je ne pense pas que le barreau ait une identité et une homogénéité telles que l’avocat puisse être investi de ce second mandat.
Voilà qui m’amène à compliquer, voire à contredire, la 2e thèse centrale de Karpik, selon laquelle la dynamique interne du barreau est l’engagement en faveur des libertés publiques et de la démocratie. Ici aussi, je pense, il faut en rabattre.
Rappelons que dans la période la plus favorable à cette thèse (la seconde moitié du 19e siècle), le barreau sera presque complètement absent des deux grandes conquêtes démocratiques de cette époque (en France) : l’affaire Dreyfus et le mouvement ouvrier.
L’Affaire Dreyfus était pourtant l’occasion rêvée pour les avocats de promouvoir les valeurs fondamentales qui sont censées être les leurs. Au contraire, de très nombreux barreaux apportèrent leurs soutiens officiels à l’armée, et ce n’est que très tardivement que des avocats, à titre individuel, voleront au secours de la victoire. Le défenseur de Zola, Me Labori, sera longtemps traité en chien crevé par le barreau de Paris.
Les luttes ouvrières étaient une autre opportunité pour promouvoir une certaine idée des droits de l’homme et de la dignité humaine. Nul n’ignore pourtant que les conquêtes ouvrières (le droit de grève, la limitation du temps de travail, l’interdiction du travail des enfants) seront le fait de militants politiques et syndicaux, et que l’édification du droit social sera l’œuvre de sociologues et d’économistes, très peu des avocats. La trajectoire de Karl Marx est, de ce point de vue, éloquente : fils d’avocat, Marx entame des études de droit qu’il abandonne pour s’orienter vers la philosophie, puis l’économie (le droit faisant l’objet dans son discours d’une critique acerbe, qui lui sera souvent reprochée).
Les avocats seront alors si peu porte-parole du public et des droits de l’homme que ce sont deux autres corporations qui joueront alors ce rôle : les intellectuels et les journalistes. L’Affaire Dreyfus inaugure, on le sait, le règne de l’intellectuel et de la presse d’opinion de masse. Et comme le Prof. Martyn l’a rappelé hier, si les avocats ont préservé le monopole de la représentation devant les Cours et tribunaux, ils doivent affronter, depuis le 19e, la concurrence de nombreux acteurs proposant des formes directes ou indirectes d’assistance juridique : syndicats, associations, services publics, etc.
Répondant à l’ouvrage de Karpik, la revue Genèses a publié il y a quelques années un numéro thématique sur les « avocats pouvoirs et contre-pouvoirs » qui démystifie cette image de l’avocat défenseur des libertés publiques et du progrès social. Un article montre ainsi comment le barreau indien, après avoir piloté la lutte pour l’indépendance, a aussitôt mis ses talents au service des grands propriétaires terriens contre la réforme agraire proposée par Nehru ; un autre, que si le barreau catalan s’est forgé une réputation de contre-pouvoir contre l’arbitraire, c’est moins en raison de son attachement aux libertés publiques qu’à son engagement régionaliste pour une Catalogne indépendante[8]. Et je ne vais pas rouvrir ici le dossier du comportement collectif des magistrats et des avocats durant la guerre 40-45 (Foulek Ringheilheim l’a fait admirablement hier)[9].
Cela signifie-t-il que le barreau se caractérise par sa « connivence » avec l’ordre établi, comme l’a soutenu Jacques Vergès, et que cette connivence structurelle pousse naturellement le barreau au conformisme et au conservatisme ? Cette vision inversée est complice de la précédente, car si elle est très critique envers le barreau comme institution et les avocats comme corporation, cette critique est encore élevée au nom de l’idéal-type de l’avocat défenseur de la liberté et de la justice, s’opposant de façon héroïque et solitaire à tous les pouvoirs, y compris celui de ses confrères.
Je ne veux certainement pas minimiser l’héroïsme des avocats qui ont su résister à l’oppression brutale ou perverse, alors que tant d’autres courbaient l’échine. Mais précisément, ce qu’il faut honorer chez eux, ce n’est pas l’avocat, mais l’homme (ou la femme), c’est-à-dire la conscience. Roland Dumas l’a suggéré hier à la fin de son exposé : s’opposer radicalement au pouvoir, rompre avec lui, ce n’est pas un geste juridique ou judiciaire (puisque c’est le tribunal, ou la loi, que l’on récuse), c’est un geste politique (ou éthique) qui présente quelque chose d’irréductible et de très mystérieux (car nous qui n’avons connu que le confort, ne savons pas comment nous aurions agi dans la situation de Me Dumas lors de la guerre d’Algérie, ou du juge de paix de Louveignée pendant la guerre).
C’est pourquoi je voudrais suggérer une autre explication, plus réaliste, plus à raz des pratiques effectives du droit, du pouvoir/contre-pouvoir des avocats dans la société. Je ne crois pas, je le répète, qu’on puisse dire que les avocats sont collectivement détenteurs d’un « mandat » symbolique, global conféré par la société pour la défendre et la représenter face à l’ordre établi. Par contre, je voudrais me concentrer sur le mandat non pas symbolique mais réel, celui que l’avocat reçoit de son client pour défendre ses intérêts dans un conflit judicaire. Le mot important ici est conflit. L’avocat est un professionnel du conflit ou du différend, quelqu’un dont la mission est de témoigner du différend (beaucoup plus que d’y mettre fin), de porter ce différend sur la scène du droit, de lui donner une traduction publique.
Or, nous tenons là quelque chose qui est plus profond que le prétendu attachement des avocats au libéralisme politique, c’est la contemporanéité de l’avocat et de la modernité comme civilisation du conflit et du dissensus.
Qu’est-ce que j’entends par civilisation du conflit et du dissensus ?
Il ne faut pas confondre rapports de force et conflits. Toutes les sociétés sont traversées par des rapports de force et de violence, ainsi que par toutes sortes de conflits politiques, sociaux, économiques, etc. Mais dans les sociétés traditionnelles, ces conflits s’inscrivent dans un cadre symbolique qui, lui, est soustrait à toute contestation, à l’inverse de la société moderne qui fait précisément de la contestation du cadre symbolique le principe même de son fonctionnement. Il n’est pas vrai que le droit occidental a pacifié le règlement des litiges, alors que dans les sociétés traditionnelles, ceux-ci étaient abandonnées à la violence et à la vendetta. Ce n’est pas à un « progrès » du droit que l’on assiste à la fin du haut Moyen-âge, mais à un changement d’économie symbolique.
Dans les sociétés pré-modernes, le dissensus ne peut pas porter sur les fondements de la société, c’est-à-dire sur le Tiers symbolique lui-même. Les « sociétés premières », dites « archaïques », puis les « grandes civilisations » théologico-politiques, sont des cultures de l’hétéronomie : la Loi vient d’un Autre, dont le personnel sacerdotal est le garant. Les conflits se déploient au sein d’un ordre social dont les hiérarchies sont considérées comme immuables. Il ne saurait être question de toucher au métarécit fondateur. Une telle architecture symbolique correspond à une société où les classes sociales vivent dans des espaces symboliques relativement étanches, ce qui réduit d’autant les risques de frictions entre classes sociales, et donc la remise en question de l’espace social global.
Dans ce type de société (comme la société européenne du haut Moyen-âge), la justice est un processus (le Prof. Martyn nous l’a rappelé hier) qui se déroule sous le regard des dieux ou de Dieu. La vérité juridique ne passe pas par l’enquête, le témoin, le contradictoire, mais par un jeu d’épreuve qui sert en fait à deviner la volonté de Dieu. Les fameuses ordalies de l’ancien droit germanique sont des épreuves magico-religieuses qui ignorent l’action publique, et se déroulent sans intervention d’un Tiers (puisque c’est Dieu, invisible mais néanmoins présent, qui figure ce Tiers entre les deux parties en conflit).
La modernité marque un tournant civilisationnel en assumant que la société ne provient pas de quelque Autre, mais qu’elle est auto-instituée. Or, qui dit culture de l’auto-institution dit culture du dissensus. Car produire soi-même son propre cadre de repères normatifs et symboliques, poser soi-même ses propres lois, c’est accepter le principe d’une remise en question permanente de ce cadre normatif existant, c’est produire ce cadre en l’interrogeant, en le contestant. Cette logique correspond évidemment à une société qui s’industrialise et qui s’urbanise, c’est-à-dire une société dont les différentes composantes vivent désormais dans un même espace social qui devient un espace agonal, où les conflits sont eux-mêmes producteurs de socialité.
La justice d’Etat émerge dans ce contexte, ainsi que les avocats. Ce n’est pas un hasard si l’ordonnance de Philippe le Hardi de 1274 qui remplace le duel judiciaire par le Parlement est aussitôt suivie d’une autre qui crée la profession d’avocat. Dorénavant, la vérité judiciaire doit être produite par les hommes eux-mêmes, sans intercession directe de Dieu, à travers une procédure contradictoire, et sous l’autorité d’un Tiers immanent qu’est l’autorité politique. Les avocats seront les agents zélés de ce nouveau système de pouvoir, qui conjoint le conflit et le Tiers, puisque le conflit judiciaire a lieu en vue de produire du Tiers, et que le Tiers s’élabore à travers un conflit entre parties. Les avocats jouent dans ce système un rôle d’interface, puisqu’ils traduisent les demandes ou les intérêts des particuliers face au Tiers qu’est l’Etat, mais appartiennent à ce Tiers en tant qu’auxiliaires de justice.
Je crois donc qu’il faut rompre avec l’image d’Epinal de l’avocat défenseur indéfectible des libertés, au profit de celle de l’avocat producteur de conflit et (donc) d’auto-institution du social. Avant d’être quelqu’un qui n’aime pas l’arbitraire, l’avocat est quelqu’un qui n’aime pas le consensus.
Cette hypothèse que je formule n’a pas besoin de supposer quelque mandat symbolique de l’avocat pour représenter le public « comme instance indépendante et critique de l’Etat »[10]. L’avocat est le mandataire de son client, point, et il est même absurde de présenter la mission de l’avocat comme une mission de contre-pouvoir face aux puissants, puisque lors de quelque procès, face à l’avocat qui défend l’individu, il y a un avocat qui défend l’ordre établi (multinationale, Eglise, armée, ou … l’Etat lui-même), et qui ne fait pas moins que lui son travail. Toute avancée de l’Etat de droit arme l’avocat qui défend les libertés publiques, mais aussi celui qui les combat. En Belgique, la possibilité de recours devant la Cour constitutionnelle pour contester une loi est un incontestable progrès démocratique, mais elle régulièrement utilisée par les avocats du Vlaams Belang à l’encontre, par exemple, de la mise en œuvre des principes de non-discrimination [11].
Par contre, à travers toute cette activité conflictuelle, l’avocat met la société en interrogation permanente à propos d’elle-même, il révèle ses points de fracture, ses malaises, ses apories. Mais ce n’est pas là une « mission » morale ou politique, c’est le résultat de sa position charnière entre l’Etat, le public et le marché.
Or, la question qu’on est en droit de se poser, c’est de savoir si cette culture du dissensus producteur de Tiers ne se trouve pas aujourd’hui menacée ? Le temps me manque pour ouvrir un débat qui exigerait un exposé entier. Je me contenrai de pointer deux lignes de fuite inquiétantes dans la pratique actuelle de la justice.
La première ligne de fuite, c’est l’explosion de la demande de droit (la judiciarisation de la société), qui est tout le contraire du triomphe du pouvoir judiciaire. Car la judiciarisation dissémine et contourne l’acte de juger, donc le conflit en tant que tel, et consacre la prédominance du modèle économique sur le modèle juridique de règlement des conflits. Bien souvent de nos jours, la question pour l’avocat ou le client n’est plus : « comment faire triompher mon bon droit ? », mais : « comment trouver le meilleur arrangement ? ». L’analyse « coûts/bénéfices » l’emporte sur la logique proprement judiciaire, ce qui favorise la contractualisation, la négociation, la transaction (qui s’introduit même dans le champ pénal, au détriment de la symbolique du jugement). Ce qui est inquiétant, c’est que, selon cette logique, le différend est dorénavant réglé sans être énoncé, exposé devant un Tiers en position d’arbitre.
La deuxième ligne de fuite inquiétante est la promotion de la figure de la victime, qui déplace le centre de gravité du droit vers la morale. De plus en plus, la société attend de la justice qu’elle adopte le point de vue de la victime, et non qu’elle se mette en position de Tiers dans un conflit. Or, comme on l’a vu récemment avec la demande de libération conditionnelle de Michèle Martin, (comme avec d’ailleurs l’ensemble de l’affaire Dutroux), se mettre à la place des victimes, c’est en appeler à un consensus compassionnel qui dissout la scène du conflit (et donc du règlement) judiciaire.
Ces deux évolutions sont paradoxales, en ce qu’elles accroissent la place du droit dans notre société, et le volume d’affaires des avocats, mais dévitalisent la culture du dissensus. Cette double évolution, les avocats n’en sont pas les seuls responsables, bien évidemment. Mais le risque est que le barreau ne soit plus le révélateur des conflits au sein de la société, mais devienne tantôt l’accélérateur des flux marchands (barreau d’affaires), tantôt le relais du moralisme ambiant (barreau de base). Le déclin de la culture du conflit est une mutation majeure, profonde de notre civilisation, qui concerne tous les secteurs de la société. Quand l’Etat n’a plus pour fonction d’aménager un espace social et politique mais de gérer des flux (de capitaux, de marchandises, d’humains, d’informations), quand le pouvoir s’organise non plus en institution mais en réseau, on peut se demander où se trouve encore le ressort critique, conflictuel, dissensuel de notre société…
[1] Lucien Karpik, Les avocats. Entre l’Etat, le public et le marché. XIIIe – XXe siècle, Gallimard, 1995.
[2] Le livre est essentiellement centré sur le barreau de Paris, et « sous-estime peut-être de ce fait, écrit xxx, la diversité provinciale des divers barreaux et surévalue l’idéal du groupe exprimé à travers le centre parisien »
[3] Ibid., p.152.
[4] Ibid., p.444.
[5] Ibid., p.40.
[6] Cf. les comptes-rendus, tous élogieux et critiques, de Angèle Christin ; Christophe Charle, Annales. Histoire, Sciences Sociales, Année 1999, Volume 54, Numéro 2 ; Willemez Laurent, in Politix. Vol. 9, N°33. Premier trimestre 1996. pp. 170-172.
[7] La fameuse « défense de rupture » pratiquée et théorisée par Jacques Vergès dans De la stratégie judiciaire, s’inscrit dans le droit fil de la thèse de Karpik : l’avocat n’a pas seulement un mandat restreint de son client, sur le terrain judiciaire, il a aussi un mandat étendu, sur le terrain politique et médiatique. La seule différence, c’est que pour Karpik, le mandat étendu (parler au nom de la société, du public) vient conforter les institutions politiques libérales, tandis que pour Vergès, il doit les contredire.
[8] On pourrait d’ailleurs faire l’hypothèse que si les avocats se sont tant impliqués dans les révolutions libérales du 19e siècle, c’est moins par adhésion aux idéaux démocratiques que par choix en faveur du cadre nationaliste.
[9] Fernand Payen, président de l’association nationale des avocats pendant la guerre, écrit en 1941 : « parlementarisme, libéralisme économique, droits de l’Homme, souveraineté de l’individu … Pour ces principes d’hier on n’a pas assez de dédain et de rancune. Et certes nous avons pu constater à quel point ils étaient hors d’état de constituer pour un peuple moderne une armature solide. Ils sont à l’origine de notre décadence. On a le droit et le devoir de les répudier » (Bulletin de l’association nationale des avocats, n°74, sept-oct 1941). Sur ce point, on se reportera aussi au livre devenu classique de Robert Badinter, Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (1940-1944), Fayard, 1997, qui fait un sort au mythe du barreau « rempart suprême des libertés ».
[10] Lucien Karpik, Les avocats. Entre l’Etat, le public et le marché. XIIIe – XXe siècle, Gallimard, 1995.
[11] Arrêt 157/2004 du 6 octobre 2004 – annulation partielle de la loi du 25 février 2003 (antidiscrimination), suite à un recours introduit par MM. Annemans, Van Hecke, Dewinter et Ceder, tous les 4 membres du Vlaams Belang.