Citoyenneté nomade et Etat-Nation. La politique des immigrés est-elle une biopolitique?

Article paru dans T.Berns et L.Carré (éds), Noms du peuple, in Tumulte, n°40, 2013/1, Kimé, 2013

Le paradoxe est connu : les migrations rendent obsolète le nom de « Nation », mais c’est en ce nom même que s’exercent sur elles les formes les plus nouvelles de violence d’Etat. L’Etat-Nation européen, dit-on, est en « crise », voire en état de mort clinique, mais les appareils répressifs qu’il met en place pour juguler les flux migratoires sont plus sophistiqués que jamais. Pour de nombreux penseurs, dont Giorgio Agamben et Antonio Negri, ce paradoxe n’en est plus un dès lors qu’on admet que la fonction de l’Etat a changé : la « souveraineté » qu’il manifeste dans le contrôle des frontières n’est plus un but en soi, mais l’outil d’une gestion politique des vivants requise par le capital mondialisé. Le pouvoir, en s’exerçant directement sur les populations et les corps, les « flux » et les « stocks » migratoires, est devenu un biopouvoir qui nie radicalement les migrants dans leur subjectivité. Pour autant, ajoutent-ils, celle-ci résiste, et se réinvente même en creux de son affrontement avec l’appareil d’Etat. Les migrants ouvrent ainsi la voie à une forme nouvelle de subjectivité politique, une forme nomade, hybride, irréductible au modèle étatique-nationalitaire.

Ce qui frappe dans cette analyse, c’est l’absence de la citoyenneté comme mode d’être possible des « immigrés » dans le cadre historique présent. C’est l’un des effets, évidemment voulu, de la radicalité critique d’Agamben et de Negri : à partir du moment où l’Etat-Nation est censé faire place exclusive à un biopouvoir répressif, et où les migrants sont réputés expérimenter des formes « fuyantes », non-identitaires, de subjectivation, aucune médiation politique n’est possible entre les protagonistes. Mais c’est faire l’impasse, selon moi, sur l’ambivalence de la « politique des immigrés », au double sens, objectif et subjectif, du génitif : la politique que l’Etat mène à l’égard des immigrés, et la politique que ceux-ci inventent à travers leurs trajectoires. Pour Agamben et Negri, entre ces deux politiques, il y a disjonction pure et simple. Je pense au contraire qu’elles ne cessent de s’entrecroiser. Car si l’Etat exerce aujourd’hui une répression insupportable sur les migrants, aucune émancipation de ces derniers n’est pourtant envisageable sans la médiation de l’Etat lui-même. En effet, la résistance que les migrants opposent à l’appareil d’Etat prend toujours, en fait, la forme de revendications faites à son adresse pour qu’il remplisse les missions de protection et d’intégration qu’on attend de lui. Autrement dit, la question du devenir-citoyen des migrants est incontournable : dans quelle mesure l’Etat peut-il interpeller les migrants (au sens d’Althusser) autrement que sur le mode policier, et dans quelle mesure ces migrants sont-ils à leur tour en capacité d’interpeller l’Etat sur leur droit à circuler librement ? Quel sens, en d’autres termes, peut-on donner au concept de « citoyenneté nomade », ou de « co-citoyenneté », qu’évoque Balibar dans le dernier chapitre de La proposition de l’égaliberté [1] ? Poser la question des migrations en termes de citoyenneté suppose selon moi d’honorer ce qui, dans « l’Etat », permet au moins l’institution d’un espace politique commun aux migrants et à la communauté d’accueil, dite « nationale ». C’est ce à quoi se refuse le paradigme « biopolitique » adopté aussi bien par Negri et Agamben, dont la comparaison est devenue canonique dans la gauche radicale :  chez Agamben, le réfugié est l’être immobilisé dans le camp, soumis au pouvoir de vie et de mort de l’Etat ; tandis que chez Negri, les migrants manifestent au contraire toute la mobilité libératrice de la multitude face au contrôle « impérial ». Si la question est posée en ces termes, il faut sûrement donner raison à Negri contre Agamben ; mais c’est le paradigme même dans lequel cette question est formulée qu’il convient, selon moi, de soumettre à la critique.

Comme on sait, Agamben appelle homo sacer l’homme rejeté dans une zone d’indifférence entre le sacrifice et l’homicide, l’homme mis au ban de la société par le souverain. Cette exclusion originaire étant l’horizon même du pouvoir politique en Occident, Agamben peut logiquement faire du réfugié une sorte de métonymie de l’humanité en général, toujours-déjà « abandonnée », réduite à sa vie nue ; et faire du camp, dans la foulée, la réalité idéal-typique de la politique moderne, lieu de capture de la vie, zone d’attente et d’indétermination où l’exception se transforme en structure permanente du pouvoir. Le camp est « l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle »[2]. « Par le fait même que ses habitants ont été dépouillés de tout statut politique et réduits à la vie nue, le camp est aussi l’espace biopolitique le plus absolu qui ait jamais été réalisé, où le pouvoir n’a en face de lui que la pure vie biologique sans aucune médiation »[3].

Comment s’émanciper de la capture biopolitique ? Agamben évoque à nouveau le réfugié comme « la seule figure pensable du peuple de notre temps », dans la mesure où il « met radicalement en crise les fondements de l’Etat-nation et en même temps ouvre le champ à de nouvelles catégories conceptuelles » [4]. Ces catégories nous échappent encore, à vrai dire, car il n’y a pour Agamben de politique que « négative » (sur un mode benjaminien) ou « mineure » (en référence cette fois à Deleuze)[5]. Le réfugié expérimente une « politique non-étatique » sous la modalité d’une « forme-de-vie » qui « met en jeu le vivre même » et « qui n’est pensable qu’à partir de l’exode irrévocable de toute souveraineté » [6]. Comme toute « ré-identification » de l’être détruit du réfugié signifierait une rechute coupable dans l’assujettissement, il suggère de chercher du côté de la « ligne de fuite » deleuzienne, de « l’usage sans droit » de la propriété des franciscains, ou encore de « l’acte de se soustraire » (au pouvoir) de Stirner des formes possibles d’émancipation du réfugié. On conviendra que tout cela est assez énigmatique, comme l’est du reste la référence aux Tziganes comme peuple nomade, « bande » sans lieu, rétive à toute identité : « les tziganes sont au peuple ce que l’argot est à la langue », ce qui lui fait conclure que « tous les peuples sont des bandes et des coquilles, toutes les langues sont des jargons et des argots »[7].

Cette ontologisation de la condition de migrant comme être dépossédé de lui-même, « homme nu » sans communauté, mais qui trouverait dans ce déracinement, cette non-identité mêmes, les ressorts de son émancipation, ne résiste pas à l’analyse. Même si je comprends bien que le « réfugié » et le « Tzigane » d’Agamben sont des sortes de métonymies transcendantales, il est tout de même fâcheux, sur le plan historique, que les migrants ne soient que rarement des réfugiés, et que la plupart des Tziganes d’Europe soient aujourd’hui sédentarisés. Voilà qui ôte à la rhétorique agambenienne de l’exode une grande part de sa pertinence. Jacques Rancière a raison de dénoncer « le pathos sur les réfugiés, sur l’habitant du camp comme signifiant de l’existence contemporaine »[8]. C’est qu’il y a une vérité très simple : quand nous parlons des migrants, nous ne parlons pas de « nomades », de « déracinés », même pas d’ « étrangers », mais avant tout de travailleurs – c’est-à-dire de gens qui circulent sur le marché du travail en cherchant un endroit où ils pourront mieux gagner leur vie, organiser un circuit pour envoyer de l’argent à leurs familles, et/ou les aider à les rejoindre. En France, moins de 5 % des migrants sont des réfugiés (à peine 2% au niveau de l’Union Européenne), et les taux de reconnaissance du statut de réfugié sont en chute libre (20% des demandes d’asile). En fait, l’immense majorité des 20 millions de réfugiés à travers le monde (sur quelque 300 millions de migrants) se trouvent déplacés dans leur propre pays (32%) ou dans les pays limitrophes, sans aucun moyen matériel, de toute façon, pour migrer vers l’Europe.

Les migrants qui arrivent en Europe, répétons-le, sont des travailleurs circulant sur le marché global du travail. Leur problème n’est pas d’avoir été expulsés, mis au ban, rejetés de toute communauté, mais de vouloir un avenir meilleur pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Que le premier motif d’immigration légale en Europe soit le regroupement familial (42% en France) n’invalide nullement l’analyse, au contraire, car qu’est-ce que le regroupement familial, sinon des conjoints et/ou des enfants qui viennent rejoindre des travailleurs installés ou régularisés ? Quant à la migration « illégale »[9] (« sans-papiers »), elle est toute entière une migration de travailleurs qui arrivent le plus souvent via des filières organisées par les employeurs eux-mêmes, avec parfois la complicité passive des autorités. On estime entre 2,5 et 4 millions le nombre de travailleurs migrants clandestins en Europe.

On doit aussi contester l’identification du migrant à « l’étranger ». Au niveau mondial, les migrations sont le plus souvent internes, des zones rurales vers les centres urbains (phénomène central dans les pays émergents comme la Chine ou l’Inde). Il en est de même au niveau européen : dans les statistiques de pays comme la France ou la Belgique, la migration intra-européenne, autrement dit la libre circulation au sein de l’Union, compte bien davantage que la migration provenant de pays-tiers. De toute façon, que signifie concrètement, aujourd’hui, être « étranger » ? Non plus une différence de nationalité, mais de statut de séjour, puisque la quasi-totalité des « droits des Français » sont élargis à toute personne ayant obtenu un droit de résidence permanent. Or, toute la politique des titres de séjour (et, en amont, celle des visas) est dictée dans un souci de sélection de la force de travail rentable, en étroite connexion avec la délivrance des permis de travail. La seule « frontière » tangible, aujourd’hui, n’est plus la naissance (d’où dérive étymologiquement la nation), mais celle qui sépare ceux qui ont un titre de séjour définitif et les autres.

L’image d’une humanité « abandonnée » ne correspond pas non plus aux flux migratoires en provenance du Sud, qui est plutôt celle d’une humanité certes exploitée, mais dotée d’un potentiel social élevé. Car migrer coûte cher (plusieurs milliers d’euros) et n’est donc accessible qu’à une population qui, selon les standards sociaux des pays d’origine, est déjà aisée. L’enjeu n’est pas la survie de « la vie nue » mais l’ascension sociale. Le projet migratoire est d’ailleurs souvent le fait, non d’un individu isolé, mais d’une famille, d’un clan ou d’un village qui « investissent » dans l’un des leurs – ce qui n’est pas sans conséquences sur « l’intégration » dans les pays d’accueil. Mais c’est un investissement souvent gagnant. Quand il vient de zones périphériques, le migrant voit en moyenne son revenu multiplié par 15, sa mortalité infantile divisée par 16, son taux de scolarisation doubler.

Il ne s’agit pas de nier la violence dont les migrants sont l’objet, mais d’en déterminer la nature exacte. Elle n’est pas celle de la mise au ban juridico-ontologique du migrant, mais de sa sélection comme force de travail circulant entre la périphérie et le centre du système-monde capitaliste. Danièle Lochak montre bien que, entre le camp tel qu’Agamben le théorise en référence à Arendt, et les lieux de détention des migrants, il existe une différence de nature, et non de degré[10]. Certes, la catégorie de « camp » est utile pour mettre le doigt sur la réalité de la détention des étrangers en situation irrégulière, qu’euphémise l’expression « centre de rétention ». Mais la logique politique dans laquelle s’inscrit la politique d’enfermement des migrants est essentiellement différente de celle que décrit Arendt. Cette logique ne vise pas à anéantir physiquement ou psychologiquement des hommes superflus, mais à tracer une séparation symbolique entre « nous » et « eux », Nord et Sud, centres et périphéries du système-monde : « les camps pour migrants irrégulier, écrit Lochak, n’ont pas pour but de les retrancher du monde des vivants : seulement de les tenir à distance du monde occidental »[11]. D’où une dialectique qui oscille constamment entre accueil et enfermement, mais aussi entre visibilité et invisibilité : les lieux d’enfermement des migrants doivent être suffisamment visibles pour insécuriser les migrants et « rassurer » la population locale, tout en évitant les signes distinctifs d’inhumanisation (miradors, barbelés, etc.). Entre droit et non-droit aussi, c’est la même dialectique : les centres de rétention sont des lieux d’ « exception » où règnent l’arbitraire, la violence, en plus de la privation d’aller et venir, mais on ne peut pas dire non plus qu’ils échappent à toute forme de régulation juridique. Les détenus y bénéficient d’une aide juridique et humanitaire, ils ont le droit de communiquer avec l’extérieur, et sont libérables après un délai fixé par la loi (variable selon les pays) en cas de non-exécution de l’ordre d’expulsion. Ils se retrouvent alors dans le circuit du travail semi-clandestin, ou pris en charge par d’autres outils de régulation comme le retour volontaire, la migration circulaire, le séjour temporaire, la régularisation, etc. L’obnubilation sur le camp empêche la critique pertinente des politiques migratoires.

Quand le migrant est relégué dans les innombrables zones « grises » entre droit et non-droit, ce n’est pas au joug du pouvoir politique qu’il se trouve alors soumis, mais tout simplement à la logique du capital. Condamné à cacher la réalité de son séjour par crainte d’une expulsion, ne pouvant attendre l’aide de l’Etat, le migrant est contraint d’accepter les conditions de travail les plus dures. Il est en fait le prolétaire dont les classes dominantes ont toujours rêvé : soumis, exploité, expulsable à tout moment. Nous sommes exactement dans la situation décrite par Marx comme l’épure de l’exploitation capitaliste : la rencontre du prolétaire démuni de tout, sauf de sa force de travail, et de « l’homme aux écus ». Mais c’est précisément cette rencontre qui nous doit nous retenir de conclure à la condition de « surnuméraire ». Car s’il y a rencontre, aussi violente, brutale soit-elle, et si cette rencontre dure, s’il y a création de rapports stables, s’il y a « prise » de cette rencontre, c’est qu’il y a bel et bien quelque chose comme un espace politique qui interdit d’assimiler la situation des migrants à la worldlessness d’Arendt ou à l’abandon souverain d’Agamben.

Sous cet angle, les analyses de Negri et Hardt sont certainement plus pertinentes. Selon eux, le système-monde capitaliste est aujourd’hui organisé en un Empire d’un nouveau genre, à savoir une forme de souveraineté sans frontière ni centre, un « appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l’espace du monde entier à l’intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion »[12]. La politique des Etats en matière migratoire relèverait donc d’une logique non plus « nationale » mais « impériale » de gestion la force de travail – gestion dont le but serait de contrôler le désir de mobilité et de créativité de la multitude. « Tout au long de la modernité, la mobilité et la migration de la main d’œuvre ont perturbé les conditions disciplinaires auxquelles les travailleurs étaient soumis »[13]. La rencontre du travailleur migrant et du capital se traduirait par de multiples luttes et résistances à travers lesquelles se profilerait … le communisme lui-même : « un spectre hante le monde et c’est celui des migrations massives. Toutes les puissances de l’Ancien Monde sont coalisées dans une opération sans merci contre elles, mais le mouvement est irrésistible  »[14]. En plaçant la question migratoire sous l’enseigne du Manifeste, on ne peut affirmer plus fortement la capacité politique des migrants. « Désertion et exode sont de puissantes formes de lutte de classe contre la postmodernité impériale, dans son contexte même»[15]. A terme, la politique des immigrés menée par les Etats ne pourra résister, selon Negri, à la politique des immigrés contre les Etats.

Cette intuition a trouvé dans la littérature sur les migrations un appui théorique solide dans la thèse dite de « l’autonomie des migrations », défendue notamment par Yann Moulier-Boutang, selon laquelle les migrations ne cessent de manifester leur indépendance à l’égard des politiques qui visent à les contrôler. L’histoire ne montre-t-elle pas que les politiques migratoires manquent souvent leur objectif, agissent avec retard, quand elles ne produisent pas carrément des effets opposés à ceux recherchés ? Les pouvoirs publics sous-estimeraient le poids déterminant des décisions prises par les migrants eux-mêmes (elles-mêmes conditionnées par les stratégies géopolitiques des pays d’origine). La tentative de contrôle des flux migratoires serait donc en tension permanente et irréductible avec l’ensemble des pratiques subjectives. « Considérer les migrations du point de vue de leur autonomie, signifie mettre l’accent sur la dimension sociale et subjective des mouvements migratoires » [16].

Mais autant on doit donner raison à la thèse d’une autonomie relative des migrations, autant on ne peut assimiler cette autonomie, comme le fait Negri, à un geste politique qui serait celui de l’exode, de la désertion, de la déterritorialisation. Car de deux choses l’une : soit le migrant est en « transit », il ne cherche qu’à « passer », et alors il n’établit aucun rapport politique avec le pays où il se trouve, son seul « monde » est celui de la police et des associations humanitaires de première ligne (en quoi la « jungle de Calais » est bien plus un « ban » agambenien qu’un centre de rétention) ; soit le migrant cherche à s’installer, à se reterritorialiser, et alors il devient certes un sujet « politique », mais qui sera aussitôt identifié, négativement et positivement, à une communauté ethnique particulière. Car si l’Etat néolibéral assure un contrôle strict des frontières, il entretient aussi savamment les appartenances et les identités. La politique néolibérale ne fonctionne pas uniquement sur le mode sécuritaire et xénophobe, elle a aussi besoin, pour faire circuler les flux entre centres et périphéries, de vanter les vertus de la diversité et des identités.

Barbara Stiegler, s’appuyant sur les travaux prémonitoires de Michel Foucault[17] montre très bien que le néolibéralisme se caractérise, non pas par un simple retour au dogme libéral de la « main invisible », mais par une nouvelle configuration anthropologique fondée sur le culte de l’entreprise et de la compétitivité. La vie sociale est considérée comme un processus de sélection des plus aptes ; et la politique, de ce fait, comme une ré-institution permanente de la concurrence. Le néolibéralisme ne vise pas « moins » d’Etat, il réclame au contraire son intervention pour libérer le corps social de ses rigidités, pour l’aider à produire du nouveau et du différent générateurs de croissance et d’évolution[18]. Le rôle de l’Etat est d’assurer la diversification du corps social, de le fluidifier, de le rendre plus flexible dans un environnement international ouvert et compétitif.

C’est dans cette logique de promotion de la diversité qu’il faut comprendre la politique de l’Etat néolibéral en matière de migration et d’intégration. Fermeture (des frontières) et ouverture (à la diversité) sont les deux pôles tangentiels entre lesquels l’Etat néolibéral cherche constamment à évoluer. Comme l’écrit Didier Fassin, « dans la France contemporaine, on renoue ainsi avec cette rhétorique qui, hier, affirmait que pour intégrer les immigrés en situation régulière, il fallait plus de sévérité à l’encontre des étrangers sans papiers (en feignant d’ignorer que les politiques contre ces derniers finissent toujours par atteindre les premiers) et qui, aujourd’hui, prend prétexte des succès supposés de la diversité pour renforcer les restrictions en matière d’immigration (en éludant le fait que la xénophobie ainsi suscitée favorise le racisme) »[19].

Le néolibéralisme ne gère donc pas seulement des corps et des populations, mais aussi des identités et des imaginaires culturels, c’est-à-dire des pratiques sociales ancrées dans l’ordre des différenciations anthropologiques – genre, filiation générationnelle, appartenances ethniques, religieuses, nationales, etc. C’est le grand mérite d’Etienne Balibar et d’Immanuel Wallerstein d’avoir insisté, dès les années 80, sur cet aspect décisif du développement du capitalisme[20]. Selon Wallerstein, celui-ci repose sur une division internationale du travail entre zones centrales et zones périphériques du système-monde (« topique » qu’il emprunte, on le sait, à Braudel). La dynamique du capitalisme consiste à attirer les flux de marchandises les plus rentables vers le centre du système, et à orienter les flux moins rentables vers les périphéries. Dans cette dynamique, la race, la nation et l’ethnie jouent chacune un rôle précis. La race légitime la division axiale du travail au niveau global, entre le Nord et le Sud ; la nation organise la concurrence entre les Etats au niveau régional ; l’ethnie, enfin, regroupe les « foyers domestiques » au niveau local. Quant au racisme, dit Wallerstein, il «  est la formule magique »[21] faisant fonctionner ce système, puisqu’il permet de naturaliser la position périphérique des populations condamnées aux salaires les plus bas et aux rôles les moins gratifiants. Contrairement à ce que l’on croit, « le racisme vise à garder les gens à l’intérieur du système de travail, et non pas à les en expulser »[22].

Wallerstein nous aide ainsi à comprendre pourquoi la « communautarisation » des immigrés est le corrélat naturel du contrôle de leur mobilité. Il montre que le capitalisme a structurellement besoin, à côté du salariat, d’une force de travail « domestique »[23] susceptible de prendre elle-même en charge des coûts tels que la solidarité ou l’éducation (grâce notamment à la relégation des femmes dans l’espace domestique[24]), tout en restant une force de travail flexible dans le temps et mobile dans l’espace. Le capital s’appuie ainsi directement sur le pouvoir patriarcal, communautaire ou religieux tel qu’il se réinvente en diaspora. Ce qu’on appelle paresseusement « communautarisme » n’est en fait que l’ensemble des effets induits par le regroupement de ces foyers domestiques autour de référents ethniques ou religieux fortement structurants, induisant de la part du pouvoir ce discours ambivalent à leur égard, qui tantôt stigmatise leur « archaïsme », tantôt valorise leurs « différences ». D’un côté, le capitalisme favorise les formes ethniques d’entreprise qui utilisent les réseaux transnationaux construits par les migrations, comme il favorise aussi des modes de consommation « communautaires », dont le commerce « hallal » est l’exemple le plus connu. D’un autre côté, le centre « culturel » du champ capitaliste, c’est-à-dire les classes supérieures « occidentales », n’ont de cesse de dénoncer ces populations périphériques comme rétrogrades et dangereuses, notamment à l’aide de la rhétorique du « choc des civilisations » opposant un Occident attaché aux libertés individuelles et un Orient arriéré et menaçant. Que l’aventure migratoire soit souvent, comme on l’a vu, non pas celle d’un individu isolé, mais d’une famille, d’un clan, ne vient que renforcer cette dynamique où l’espace « lisse » du capital investit l’espace strié et hiérarchisé des communautés.

Dans ce contexte, il était essentiel au néolibéralisme de substituer l’idéologie de « l’égalité des chances » à celle de « l’égalité des places » qui caractérisait l’époque des politiques classiques de redistribution et de sécurisation de l’existence[25]. Dorénavant, l’égalité n’est plus conçue en termes de cohésion sociale, de réduction des écarts de revenus et de positions sociales, mais en termes de compétition équitable entre individus. D’où les dispositifs de « correction » comme les discriminations positives ou les accommodements raisonnables. D’où aussi la rhétorique de la diversité de plus en plus répandue dans le monde de l’entreprise. L’égalité des chances postule que les systèmes sociaux, comme les écosystèmes biologiques, sont d’autant plus performants et innovants qu’ils sont diversifiés et ouverts.  Promouvoir la diversité de sexe, de culture, de caractéristiques physiques, etc., dans l’ensemble de la pyramide sociale, c’est donc, pour la société, une manière de maximiser ses possibilités d’adaptation et d’innovation. Bref, c’est le principe d’égalité au service du darwinisme social !

Mais surtout, en assignant chacun à son identité, et en particulier à son identité culturelle, le néolibéralisme renforce le racisme qu’il prétend combattre. Car qui dit reconnaissance dit identification. Si l’on veut établir que les Arabes, les Musulmans ou les Noirs sont discriminés, il faut au préalable identifier qui est Arabe, Musulman ou Noir, et même mesurer, qui, de l’Arabe, du Noir et du Musulman, est le plus discriminé. La lutte contre les discriminations dégénère alors en lutte pour la reconnaissance des injustices endurées, chaque communauté cherchant à démontrer qu’elle l’emporte au palmarès de la souffrance collective. Le multiculturalisme se trompe en croyant que le combat pour la reconnaissance des spécificités culturelles des communautés immigrées est la suite logique de la défense des droits des migrants, alors que cette reconnaissance est encouragée par le dispositif néolibéral lui-même pour maintenir ces communautés en périphérie du système-monde global.

La violence du néolibéralisme n’est donc pas seulement une violence biopolitique, son racisme n’est pas exclusivement eugénique ou biologisant [26], car il épouse aussi les contours des « cultures » et des « civilisations » pour fixer à chacun sa place sur l’axe centre / périphérie. Le corps racisé est un corps investi d’imaginaire culturel. Dans Violence et civilité, Balibar décrit à juste titre la violence raciste comme une « surdétermination » réciproque de la violence « ultra-objective » (le traitement économique de masses d’hommes en choses, en résidus surnuméraires) et de la violence « ultra-subjective » (la production fantasmatique de l’étranger en Autre irreprésentable qu’il faut extirper du corps propre de notre « identité »)[27].

Or précisément, sous le concept de civilité, qu’il propose comme antonyme de cette violence, Balibar réintroduit à juste titre une forme d’institution symbolique irréductible à tout « abandon » comme à tout « nomadisme » transcendantaux. La « civilité » suppose la création et l’entretien d’un espace de la citoyenneté qui distribue les sujets sur les axes existentiels de la parenté (genre, filiation), de la production (division sociale du travail) et du langage (institutions du savoir) – mais espace où, en même temps, les différenciations anthropologiques issues de cette distribution sont sans cesse remises en question, dans un mouvement indéfini de transformation et de réinvention des rapports entre hommes et femmes, générations, travailleurs intellectuels et manuels, savants et ignorants, etc.[28]. En un certain sens, la citoyenneté n’est rien d’autre que cette dialectique entre le « devenir-citoyen » du sujet anthropologique et le « devenir-sujet » du citoyen[29]. Mais une telle dialectique interdit selon moi de disjoindre politique et nation, demos et ethnos, comme le font Agamben et Negri, car la citoyenneté oscille constamment entre insurrection et constitution[30], elle déconstruit certes les fictions ethniques de la langue ou de la filiation, mais c’est pour en constituer de nouvelles qui serviront d’appui à d’autres déplacements. On ne peut pas s’en tenir à la « fracture » diagnostiquée par Agamben entre le peuple comme corps politique intégral et le peuple comme nomination de ceux qui sont exclus et infériorisés[31]. La civilité est l’espace où les deux peuples communiquent malgré tout, où le sujet infériorisé interpelle l’Etat et réciproquement. Pour qu’une telle interpellation produise des effets émancipateurs, il faut que le migrant ne se « subjectivise » pas seulement sur le mode de l’exode et de la désertion, mais aussi de « l’intégration » et de reterritorialisation, et que l’Etat, de son côté, le traite comme un citoyen en mouvement et en devenir, et non comme un « étranger » qu’il met en fait à disposition des entreprises. Ces conditions ne sont certes pas remplies actuellement, mais elles appartiennent bel et bien au champ des « possibles » historiques. En découle l’idée de citoyenneté nomade, que l’on peut formuler, selon moi, en deux propositions politiques concrètes.

D’une part, il faut évidemment plaider pour une extension du droit de circuler et de résider – et non une libération totale, le concept même d’une liberté non contrôlée étant contradictoire et se détruisant lui-même[32]. Sur le plan juridique, le problème, bien connu, est que tout être humain a aujourd’hui le droit de « quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays » (art. 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme), mais non pas celui d’entrer dans tout pays et d’y résider. Une citoyenneté nomade pourrait consister, dans la logique du droit d’hospitalité de Kant, à renverser la logique, « la charge de la preuve ». Le principe premier deviendrait le droit, pour tout individu, d’interpeller tout Etat pour lui demander de séjourner sur son territoire, et ce serait à celui-ci de justifier le refus qu’il oppose à la demande du migrant. Il ne s’agit donc pas de dénier aux Etats le droit de contrôler leurs territoires, mais de le subordonner au droit subjectif plus fondamental de circuler, ce qui aurait pour conséquence d’obliger l’Etat à changer de terrain, à passer de la « police » à la « politique », au sens de Rancière. D’une telle « politisation », on peut attendre qu’elle ouvre un espace de lutte où le migrant sera considéré et défendu pour ce qu’il est réellement, à savoir non pas un « étranger » mais un travailleur. J’ai pu mesurer très concrètement que la lutte pour les droits des migrants était beaucoup plus efficace quand elle était menée par des syndicats ouvriers exigeant l’application du droit du travail, que par des associations humanitaires activant le droit des étrangers.

Mais d’autre part, la citoyenneté ne s’arrête pas, comme je l’ai montré, à l’obtention d’un titre de séjour définitif. L’Etat néolibéral mène aussi toute une politique de « domestication » et de « communautarisation » des immigrés. Combattre une telle politique, c’est donc exiger de l’Etat qu’il joue à leur égard son rôle d’institution politique des différences anthropologiques. Une certaine gauche bien-pensante, en adoptant naïvement l’idéologie multiculturaliste, légitime aujourd’hui de fait les rapports de pouvoir qui existent au sein des communautés immigrées. On ne peut pourtant, en toute logique, militer pour l’égalité femme/homme ou le mariage entre personnes de même sexe, et accepter, au titre de la diversité culturelle, que certaines communautés y dérogent et revendiquent le droit de vivre selon d’autres paramètres « culturels ». Je ne vois quant à moi aucune dynamique libératrice dans la réinvention actuelle, en contexte diasporique, de formes « patriarcales » de parenté et de sociabilité dont on a vu qu’elles étaient appariées, en fait, à la constitution néolibérale d’une force de travail « domestique ». Une citoyenneté nomade conséquente ne peut donc que réclamer de l’Etat qu’il « neutralise » le marquage communautaire des corps, par exemple en interdisant les signes religieux à l’école ou dans les services publics[33]. Car quand l’Etat se refuse à socialiser et à marquer les corps, au nom du libéralisme circulant, on voit que cette fonction symbolique se trouve mécaniquement récupérée par les communautés particulières. « L’indice majeur de la  perte de capacité de l’Etat à marquer le corps, écrit Jean Robelin, est la résurgence dans les sociétés développées d’un marquage religieux, ethnique et communautaire, qui suppose qu’on est d’abord membre de telle communauté avant d’être citoyen » – indice que l’Etat, poursuit-il, « n’est plus l’incarnation du tiers rationnel face aux communautés restreintes, comme le voulait Hegel »[34]. Contre le double marquage privé des communautés et des entreprises, l’Etat doit ré-instituer l’égalité symbolique des individus en les insérant concrètement dans un espace commun de vie, de travail et de langage.

Qu’il s’agisse de reconnaître aux migrants le droit de circuler plus librement et de bénéficier de toutes les protections sociales existantes, ou qu’il s’agisse de les émanciper des structures communautaires et identitaires que favorise le système migratoire global, on voit que c’est à l’Etat que le citoyen nomade devra forcément s’adresser. On serait d’ailleurs bien en peine de trouver quelque forme d’action militante en faveur des « immigrés » qui ne consiste à exiger de l’Etat qu’il remplisse le rôle instituteur ou protecteur qui devrait être le sien. En ce sens, l’Etat-Nation ne me semble pas avoir perdu, quoi qu’on dise, toutes ses vertus émancipatrices.

Aux métaphysiques du nomadisme et du métissage qui exaltent le migrant comme citoyen du monde voire même sans monde, j’oppose donc deux propositions qui l’honorent dans sa qualité de citoyen dans le monde : (1) le migrant est un travailleur, il doit être défendu comme tel, avant de l’être en qualité d’ « étranger » ; (2) le migrant est un citoyen à part entière, que l’on ne peut soustraire et qui ne peut se soustraire aux institutions communes de la sociabilité, de la production et du savoir. Les deux propositions, et les politiques qui en découlent, sont indissociables.

 



[1] Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2010, chap.12 « Vers la co-citoyenneté ».

[2] Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p.182.

[3] Giorgio Agamben, Moyens sans fin. Notes sur la politique, Rivages, 2002, p.51.

[4]  Ibid., p.26.

[5] « Une biopolitique mineure. Entretien avec Giorgio Agamben réalisé par S.Grelet et M. Potte-Bonneville », in Vacarme, n°10, http://www.vacarme.org/article255.html

[6] Giorgio Agamben, Moyens sans fin, op. cit., p.19.

[7] Giorgio Agamben, Moyens sans fin, op. cit. p.39.

[8] Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard, 2012, p.278.

[9] Le terme est impropre sur le plan juridique, car il est généralement admis que le fait de se trouver sur un territoire sans autorisation ne constitue pas un délit en tant que tel. C’est pourquoi nombre de juristes préfèrent parler d’« étrangers en situation irrégulière » plutôt que d’ « illégaux ».

[10] Danièle Lochak, « Etrangers, réfugiés, migrants : Hannah Arendt aujourd’hui », in A.Kupiec et al, Hannah Arendt. Crises de l’Etat-Nation, Sens&tonka, 2007, p.165.

[11] Ibid., p.180.

[12] Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, trad. D-A.Canal, Exils, 2000, p.17.

[13] Ibid., p.266.

[14] Ibid., p.265.

[15] Ibid., p.267.

[16] Y.Moulier-Boutang, De l’esclavage au précariat, Paris, Actuel Marx, PUF.

[17] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Gallimard/Seuil, 2004.

[18] Barbara Stiegler, « Qu’y a-t-il de nouveau dans le néolibéralisme ? », in Fabienne Brugière et Guillaume Le Blanc, Le nouvel esprit du libéralisme, Le bord de l’eau, 2012.

[19] Didier Fassin et Eric Fassin, De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte/Poche, 2006/2009, p.10.

[20] Etienne  Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, classe. Les identités ambiguës, La Découverte, (1988) 1997.

[21] Ibid., p.48.

[22] Ibid.

[23] « Domestique » est ici employé au sens où on parle de « foyer domestique », en anglais household, parfois traduit aussi par « famille », « ménage » ou « maison ».

[24] Car le sexisme « vise la même chose »  que le racisme : assigner les femmes à l’espace domestique, et proclamer que leur travail à la maison n’en est pas un, et qu’il n’a donc pas à être rémunéré (Ibid., p.51).

[25] François Dubet, Les places et les chances. Repenser la justice sociale, Seuil, 2010.

[26] Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard, 1976, p.197.

[27] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.109.

[28] Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2010, p.82.

[29] Ibid., p.163.

[30] Ibid.,p.75.

[31] Giorgio Agamben, Moyens sans fin, op. cit., p.39.

[32] Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, op. cit., p.319.

[33] Sur ce point, je marque mon désaccord avec Balibar (Ibid., chap.9 : Dissonances dans la laïcité. La nouvelle « affaire des foulards » p.253 sq).

[34] Jean Robelin, Pour une rhétorique de la raison, Kimé, 2006, p.227.

 

9 janvier 2014|Articles & Conférences|