Cours « philosophiques » : qui a peur … de la philosophie ?

Article paru dans « PROF-Magazine », n°26 (juin 2015), journal à destination des professionnels de l’enseignement édité par la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’article est également disponible sur le site http://www.enseignement.be

Les cours philosophiques dans l’enseignement obligatoire sont à nouveau d’actualité. Premier acte : en juillet, l’accord du gouvernement FWB prévoit l’introduction d’un « cours de citoyenneté » à la place d’une des deux heures actuellement dévolues aux cours de religion ou de morale. Deuxième acte : les attentats de Paris et de Copenhague font éclater l’échec patent du « vivre-ensemble » dans nos sociétés européennes. Troisième acte : la Cour Constitutionnelle rend un Arrêt qui déclare les cours de morale et de religions facultatifs dans les écoles du réseau officiel.

 

Néanmoins, l’affaire est bien mal embarquée. Que les cours « philosophiques » doivent être réformés, nul ne le conteste. Principal grief, en cette ère « post-Charlie » : ils séparent les élèves, clivant les positions au lieu de les rapprocher. Mais ce qui se dit moins sur les plateaux de télévision, mais beaucoup à la maison entre parents et élèves, c’est aussi que ces cours sont d’une pitoyable inconsistance. On n’y apprend rien ou presque. Les enseignants ne sont pas en cause ; c’est l’absence de référentiels solides, aggravée par la concurrence entre les différentes options convictionnelles, qui les condamne à renoncer à la moindre exigence en termes de contenus et d’évaluation.

 

Hélas, comme c’est parti, le futur cours de citoyenneté risque d’être d’une plus grande vacuité encore. Dans une interview récente (Le Soir 4-6 avril), la Ministre de l’Enseignement Joëlle Milquet a indiqué que selon elle, ce futur cour devrait enseigner les religions et la morale, la philosophie, la « citoyenneté participative », mais aussi l’éducation à la santé, au bien-être, à l’amour, aux sentiments, au respect de l’autre, à l’esprit critique aussi. Pour finir de nous persuader qu’on baigne dans le n’importe quoi, elle ajoute : « chaque jeune pourrait avoir son brevet de secouriste. Il y a la sécurité routière aussi, les drogues » (sic ! ).

 

Quand le brouillard est épais, il faut de fortes balises. J’en propose deux.

 

Première balise. Quelle est la mission fondamentale de l’école ? Depuis toujours, une querelle oppose les tenants de l’instruction (Condorcet : l’école comme transmission de savoirs) et les tenants de l’éducation (Jules Ferry : comme transmission de valeurs). C’est Condorcet qui a raison. Il me paraît hautement problématique, en contexte démocratique, d’assigner à l’école la fonction d’inculquer des valeurs morales, c’est-à-dire d’être un lieu de production d’identité politique ou idéologique. Car précisément, quand cette fonction normalisatrice prend le dessus, c’est toujours au détriment des savoirs, des matières. C’est ce que l’on voit aujourd’hui : les savoirs transmis se trouvent réduits à une sorte de viatique minimal, dont l’étendue diminue toujours plus face au constat que même ce minimum n’arrive pas à être assimilé. La seule fonction d’éducation d’une école démocratique, c’est de former des « citoyens responsables ». Or un citoyen responsable n’est rien d’autre qu’un être capable de penser par lui-même. L’instruction transmet des savoirs ; l’éducation forme à un certain rapport à ces savoirs et valeurs qui transitent dans la société. C’est pourquoi l’on est consterné de lire dans la DPC que le but du futur cours de citoyenneté sera « l’apprentissage des valeurs démocratiques, des valeurs des droits de l’homme, des valeurs du vivre ensemble ». Comme si notre monde ne dégoulinait pas de valeurs, d’humanisme, de bons sentiments …

 

Je voudrais donc plaider (seconde balise) pour que, dans les cours philosophiques, on fasse ce que l’on n’a jamais fait jusqu’à présent : de la philosophie ! Or, la philosophie n’enseigne pas des valeurs, mais un certain rapport critique aux valeurs. Kant a écrit une Critique de la raison pratique, Nietzche une Généalogie de la morale. La question qu’ils posent, c’est : d’où viennent les valeurs ? A quelles conditions sont-elles possibles ? Quelle est la « valeur » de ces valeurs ?

 

En Belgique, la philosophie reste obscure aux yeux de beaucoup. On croit souvent qu’il s’agit d’un réservoir d’options spirituelles, au même titre que les religions. Faux. La philosophie, depuis Socrate, c’est au contraire un geste de rupture avec nos opinions, nos croyances, un écart critique avec nos habitudes de pensée. Cet écart critique permet (au moins) deux choses :

  • le dialogue raisonné avec l’autre – celui qui ne pense pas comme moi, qui a d’autres croyances, d’autres coutumes. Ce dialogue doit consister en un exercice autonome de la pensée au contact d’une diversité de points de vue et de prises de position argumentées. Telle est la philosophie : penser par soi-même en apprenant à penser autrement, avec les autres ;
  • le partage entre une opinion personnelle et un énoncé à portée universelle. Que des élèves disent aujourd’hui à leurs professeurs : « vous croyez à la Shoah, mais moi je n’y crois pas, c’est mon droit » ou « Darwin avait son opinion, moi la mienne » est infiniment plus inquiétant, on en conviendra, que de savoir s’ils ont bien assimilé quelque catéchisme « humaniste » prétendument universel.

 

La philosophie est la seule discipline à pouvoir servir de socle solide aux trois objectifs que l’on assigne généralement au futur cours de citoyenneté : (1) la connaissance des normes (et non des valeurs) fondamentales de notre société (notamment cette norme fondamentale selon laquelle la loi de l’Etat est supérieure à quelque loi religieuse) ; (2) la culture de l’esprit critique ; (3) le dialogue interconvictionnel.

 

Pourquoi une discipline enseignée à peu près partout en Europe rencontre-t-elle tant de résistances dans notre pays ? Qui a donc peur de la philosophie ? Ceux, peut-être, qui s’inquiètent à l’idée d’un discours qui encouragerait nos enfants à penser par eux-mêmes ?

 

Avec de nombreux collègues, nous avons récemment signé un texte (Le Soir, 3 avril 2015) qui appelle à la création d’un véritable cours de philosophie. J’en épingle deux phrases en guise de conclusion :

 

« Nous demandons que la citoyenneté soit conçue comme un apprentissage de la réflexion critique sur les valeurs, les raisonnements, mais aussi les institutions et les règles juridiques qui soutiennent nos jugements et nos prises de position politiques. En clair : dans une perspective démocratique, apprendre à problématiser toutes les normes, et à n’en tenir aucune pour évidente. À ce titre, c’est un véritable cours de philosophie qu’il s’agit – qu’il est urgent – de créer »

 

« Nous sommes convaincus que l’Arrêt de la Cour présente une opportunité dont il faut se saisir : celle de donner enfin aux élèves de la Communauté française les outils philosophiques que nous sommes seuls, en Europe, à leur refuser encore. Car s’il s’agit bien de mettre au cœur de l’enseignement les enjeux de citoyenneté, c’est d’abord par une pensée vivante que nous y parviendrons, et non en l’éteignant sous de lénifiantes injonctions au civisme et à la moralité ».

29 juin 2015|Accueil, Chroniques & Opinions, Textes|