De la laïcité comme dissensus communis

À la mémoire d’André Tosel, citoyen laïque et fraternel.

Quel retour du religieux ?

Qu’est-ce qui se trouverait menacé au juste par un prétendu “retour du religieux” ? Une certaine confusion règne, du fait qu’on ne distingue pas toujours deux phénomènes pourtant spécifiques : la laïcité comme séparation de l’État et des religions, d’une part, et la sécularisation comme perte d’influence des institutions religieuses sur la société, d’autre part. Les enjeux ne sont pourtant pas de même nature : une société fortement sécularisée peut être encadrée par un État non-laïque (c’est le cas du Royaume-Uni), et inversement un État laïque est compatible avec une société imprégnée de religiosité (comme la société américaine) (Pranchère, 2014 : 531). Le retour du religieux ne signifie pas la même chose selon qu’on l’aborde avec le regard du constitutionnaliste ou celui du sociologue.

Du point de vue du constitutionnaliste, la laïcité de l’Etat signifie sa séparation d’avec les cultes. Cette séparation entraîne elle-même des conséquences qui vont dans des sens contradictoires : d’un côté, la neutralité de l’État garantit la libre expression des convictions religieuses et le libre exercice des cultes, ce qui suppose sa non-intervention dans le domaine spirituel ; mais d’un autre côté, le même principe de neutralité peut être convoqué pour reléguer les religions dans la sphère privée et confier à l’Etat l’animation de l’espace public. Du principe de séparation, on conclura en sens opposés que « le politique n’a pas à se mêler du religieux », ou à l’inverse que « le religieux n’a pas à se mêler de politique »[1].

Ce schème de la séparation induit l’illusion d’une sorte d’égalité entre l’État et les religions, comme si chacun était maître chez soi, dans une sphère qui lui serait propre. Or, c’est faux. Le partage des rôles entre l’État et les religions, c’est l’État qui le fixe. C’est lui qui détermine la place du religieux dans la société – d’où le principe régulièrement réitéré selon lequel la loi positive prévaut (et doit prévaloir) sur toute prescription religieuse ou philosophique (Delruelle, 2016 : 2).

Le retour du religieux menacerait-il le principe de laïcité ainsi entendu ? Dans aucun des pays où il est en vigueur ne pèse à ma connaissance une telle menace. Certes, on peut s’inquiéter que des partis se présentent aux élections sous une bannière religieuse ou que des droits fondamentaux comme l’avortement, l’euthanasie ou le mariage entre personnes de même sexe soient ouvertement remis en cause par les lobbies religieux conservateurs, mais cela n’affecte pas, en réalité, le principe de séparation, ni la primauté normative du politique.

Du point de vue du sociologue cette fois, la sécularisation de la société présente elle aussi plusieurs visages. On ne saurait en effet confondre le déclin des pratiques cultuelles et de la foi, qui relève du comportement individuel, d’un côté, et la perte d’emprise du pouvoir religieux sur les institutions d’éducation, de santé et de solidarité, qui relève de l’organisation sociale, d’un autre côté. Si le premier phénomène est le plus visible, c’est le second qui a été le plus déterminant sur le plan historique. On oublie que l’édification progressive, mais irrépressible de l’État social au XXe siècle n’avait pas seulement pour but de limiter l’emprise du marché sur l’existence des individus, mais aussi de briser la tutelle que l’Église exerçait sur eux, à travers le quasi-monopole qu’elle détenait sur les structures éducatives, hospitalières et caritatives.

À nouveau, on ne voit pas que ce processus historique de “longue durée” soit aujourd’hui fondamentalement remis en cause. Dans un pays comme la Belgique, une majorité d’établissements scolaires et d’hôpitaux sont confessionnels (en clair : catholiques), mais étant financés par l’État social, ils sont soumis à son pouvoir de régulation ; et dans la pratique, élèves et patients sont de facto traités dans ces établissements comme ils le seraient dans des structures neutres ou laïques.

Quant à une prétendue résurgence de la pratique et de la foi religieuses, on peut se demander s’il ne s’agit pas, là aussi, de la superposition de phénomènes hétérogènes. Sous l’expression “retour du religieux”, on pointe en effet aussi bien le succès du spiritualisme (qui répond à une demande intérieure de sens) que celui du charismatisme (basé sur l’émotion collective) et bien sûr du fondamentalisme (dont la structure est celle d’idéologies politiques) (Liogier, 2016 ; 13). Mais qu’ont réellement en commun ces trois formes contemporaines du religieux – dont on observera qu’elles traversent toutes les grandes religions universelles ? Peut-être une même quête d’identité personnelle. Mais la difficulté d’être soi, qui résulte de la nécessité proprement moderne d’avoir à se choisir, à se situer, n’est-elle pas, à nouveau, caractéristique d’un monde profondément sécularisé ? On aboutit ainsi à ce paradoxe que ces nouvelles formes de religiosité, loin d’être des freins à la sécularisation en cours, en sont peut-être des agents efficaces …

En d’autres termes, même dans l’hypothèse où les religions “progresseraient” soudainement en ce début de XXIe siècle, on doit reconnaître que c’est à l’intérieur d’une forme politique (laïcité) et sociologique (sécularité) qu’elles ne déterminent plus.

Il faut aussi faire un sort à l’hypothèse selon laquelle le retour du religieux concernerait essentiellement, voire exclusivement, la religion musulmane – comme si celle-ci était intrinsèquement incapable de se séculariser, à la différence du « judéo-christianisme » acclimaté depuis longtemps aux conditions de la laïcité et de la sécularité. Ici, le religieux ferait donc “retour” sous la forme d’un “choc” entre des civilisations réputées incompatibles (Huntington, 1996). Mais cette hypothèse repose sur le cliché “orientaliste” le plus éculé, celui d’un islam monolithique et rétrograde (Saïd, 2005), et feint d’ignorer que le fondamentalisme ne s’observe pas seulement chez les salafistes, mais aussi chez les néoconservateurs protestants ou catholiques, les ultra-orthodoxes juifs, et même les bouddhistes intégristes. Si l’idée d’un choc des civilisations entre « un islam en pleine santé » et « un Occident moribond » est devenue un lieu commun (ainsi chez Onfray, 2016), c’est, on le sait, en raison de l’abcès de fixation que constituent le terrorisme islamiste et les crispations autour des diasporas musulmanes en Europe (symbolisées par “la question du foulard”). Pourtant, un effort minimal de documentation conduit à voir que les pratiques religieuses au sein de ces diasporas tendent à se rapprocher de celles du reste de la population (Torrekens, 2009), et que dans les pays musulmans mêmes, les modes de vie se sécularisent à grande vitesse sous l’effet de la mondialisation (Courbage & Todd, 2007).

La persistance d’un certain religieux dans l’institution même de la laïcité/sécularité.

Il ne me paraît donc pas du tout adéquat de parler de retour du religieux pour décrire la façon dont se réaménagent, en ce début de XXIe siècle, les rapports entre croyances, États et sociétés. Entendons-nous bien : il serait vain de nier que la question religieuse « travaille » en profondeur nos sociétés contemporaines. Mais précisément : à quelle profondeur ? Si le religieux surdétermine à ce point les débats autour du vivre ensemble, alors même que la laïcité (au sens de la séparation de l’État et des religions) et la sécularité (au sens de la perte d’influence sociale et culturelle des institutions religieuses) apparaissent comme inexorables, c’est forcément que le religieux ne doit pas être envisagé malgré la laïcité et la sécularité, mais avec elles. L’image des vases communicants n’est pas opératoire : religion et laïcité/sécularité ne sont pas en proportion inverse, comme si “plus” de laïcité/sécularité signifiait “moins” de religion – et vice et versa. Il faut donc déplacer le problème et se demander (1) si un certain religieux ne persiste pas dans l’institution même de la laïcité et (2) si une laïcité radicale ne suppose pas de rompre avec cette modalité religieuse qui affecte son institution même.

À vrai dire, cette double hypothèse hante toute réflexion approfondie sur la “sortie” de la religion. S’interrogeant sur la différence entre le religieux et le politique (par laquelle on définit communément la laïcité), J-Y. Pranchère se demande si celle-ci ne relève pas plus profondément « d’un acte d’institution de cette différence qui se situerait inévitablement en deçà du partage qu’il institue et qui, pour cette raison, ne pourrait tomber sous son propre régime, autrement dit qui serait lui-même indissolublement politique et religieux ». Il s’agit donc de se demander si la séparation du politique et du théologique n’est pas « elle-même un acte ou une décision théologico-politique », ou encore si la laïcité n’est pas intrinsèquement une « entreprise religieuse » ? (Pranchère, 2014 : 534).

Dans la même veine, J. Robelin relève que quand la laïcité se veut antireligieuse, elle donne lieu paradoxalement à un « fourmillement de religions laïques », comme on le voit au XIXe siècle chez Saint-Simon, Comte, Durkheim, ou encore dans les messianismes communistes : « il n’y a pas de retour du religieux, parce qu’il était latent ou même déclaré dans l’exercice même de la laïcité, dans les formes de rationalité qui la déployaient et la justifiaient » (Robelin, 2012 : 1). Comme si ces formes, quand bien même se rempliraient-elles de « contenus » idéologiques séculiers, voire athées, ne pouvaient échapper à une certaine économie du sacré entendu à la fois (1) comme tension vers, horizon et (2) comme centre des tabous et des interdits – économie qui requerrait forcément quelque “maître signe” du discours, signe au-delà des signes, qui ne réfère qu’à soi. Que Dieu cesse être ce signe autoréférentiel ne touche pas fondamentalement cette économie du sacré, puisqu’il peut être allègrement remplacé par Science, Révolution, Humanité, etc.

La question n’est donc pas de savoir si le religieux fait retour contre la laïcité/sécularité, mais (1) comment une certaine économie du religieux se maintient dans et par l’institution même de cette laïcité/sécularité, et (2) s’il est possible (et souhaitable) d’échapper à cette forme “transcendantale” de religieux. Dans la perspective ouverte par Blumenberg (qui se refusait à comprendre la modernité comme une simple sécularisation de schèmes théologiques préexistants) (Revault d’Allonnes, 2004), je crois qu’il faut répondre positivement aux deux questions, ce qui implique que la laïcité entreprenne la critique active de ses propres présupposés et s’assume, de ce fait, sur le plan éthique comme sur le plan politique, comme une méthode transcendantale réfléchie, et non comme une simple modalité d’organisation des croyances.

La désincorporation du social

Le paradigme le plus puissant pour repenser la laïcité/sécularité reste, selon moi, la théorie politique de Claude Lefort, et en particulier sa conception de la démocratie comme épreuve de désincorporation du social (Delruelle, 2008). Cette conception s’appuie elle-même sur les travaux de l’historien Ernst Kantorowicz. Dans Les deux corps du roi (Kantorowicz, 1989), ce dernier soutient que la matrice idéologique de l’État moderne se situe dans la théologie politique médiévale, et plus précisément dans l’idée que le royaume est un corps mystique dont le corps du roi est la tête. La doctrine des deux corps du roi, théorisée par les légistes élisabéthains puis ceux de l’époque Tudor, affirme que le roi est une personne géminée qui possède deux corps – un corps naturel comme n’importe quel autre homme, sujet à la finitude et à la mort, et un corps surnaturel politique qu’il forme avec ses sujets, et qui ne meurt pas. Cette doctrine est une sécularisation du modèle christologique des deux corps du Christ doté d’un corps humain et d’un corps mystique. La question ouverte par Kantorowicz est donc bien celle de la religiosité du politique, dont on voit qu’elle est moins affaire de transcendance que de présence. En effet, si l’État est quelque chose de sacré, c’est parce qu’il est présent à eux, parce qu’il fait corps avec eux. L’État est doté d’une permanence qui permet aux mortels qui en sont membres de s’attacher charnellement à lui qui est immortel.

La stratégie de Lefort est de combattre Kantorowicz sur son propre terrain. Il suit d’abord Kantorowicz : le roi, écrit Lefort, « assujetti à la loi et au-dessus des lois, condensait dans son corps, à la fois mortel et immortel, le principe de la génération et de l’ordre du royaume. Celui-ci se voyait lui-même figurer comme un corps, comme une unité substantielle, de telle sorte que la hiérarchie de ses membres, la distinction des rangs et des ordres, paraissait reposer sur un fondement inconditionné » (Lefort, 1986 : 26). La monarchie est bien une transcendance dans l’immanence : transcendance du Royaume, de la Patrie comme entités mystiques, dans l’immanence du territoire, de la population, de la monnaie, du fisc, etc. : « l’engrenage des mécanismes d’incarnation assure une imbrication du politique et du religieux » (Lefort, 1986 : 299). Il ne s’agit donc pas d’une simple métaphore, mais d’un principe générateur de pratiques juridiques, politiques, fiscales ou pénales tout à fait concrètes.

Mais pour Lefort, Kantorowicz n’a pas saisi la révolution démocratique du tournant des XVIIIe et XIXe siècles. « Désormais, le théologique et le politique sont dénoués ; une nouvelle expérience de l’institution du social s’est dessinée » (Lefort, 1986 : 299). Avec la démocratie, le lieu du pouvoir devient en effet, selon Lefort, un lieu vide, au sens où il est interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. Les mécanismes de l’exercice du pouvoir demeurent, mais le lieu du pouvoir s’avère quant à lui infigurable.

Or, cet effacement de toute autorité incontestée au sommet de l’État entraîne celle de l’unité substantielle de la société. Car si le pouvoir n’est plus incorporé dans une personne ou un groupe, la société ne peut plus se figurer elle-même comme un corps : désormais les différenciations anthropologiques qui traversent les rapports sociaux cessent de paraître intangibles. Une logique égalitaire et émancipatrice peut alors s’ouvrir, faisant de la société démocratique une société historique « désormais vouée à accueillir l’irreprésentable ». Autrement dit, « la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement de la Loi, du Pouvoir et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale » (Lefort, 1986 : 299).

La désincorporation du pouvoir produit quelque chose de nouveau : le lieu vide du pouvoir ouvre un espace public de compétition et de débat sans terme et sans garant, qui s’entretient donc de la division et du conflit sans cesse relancés. Paradoxe de la démocratie : « l’aménagement d’une scène politique, sur laquelle se produit cette compétition, fait apparaître la division, d’une manière générale, comme constitutive de l’unité même de la société. Ou, en d’autres termes, la légitimation du conflit purement politique contient le principe d’une légitimité du conflit social sous toutes ses formes » (Lefort, 1986 : 28). La démocratie n’est donc pas ce régime où le pouvoir appartient au peuple, mais où il n’appartient à personne. L’essence de la démocratie, ce n’est pas l’autodétermination, mais l’indétermination.

Par contraste, Lefort montre que le totalitarisme (fascisme, nazisme, mais aussi stalinisme ou maoïsme) naît du désir de conjurer la menace d’une société privée de fondement, de ressouder le pouvoir et la société, donc de bannir l’indétermination démocratique. « Depuis la démocratie et contre elle se refait ainsi du corps » (Lefort, 1981 : 183). Les idéologies totalitaires sont obsédées par l’image du Peuple-un, transparent à lui-même, ethniquement et/ou idéologiquement homogène. Dans une société totalitaire, il ne peut y avoir de différence à soi, d’épreuve divisante de l’indétermination, ou plus exactement la division ne peut-elle être une division interne, mais seulement une division entre intérieur et extérieur, dedans et dehors, amis et ennemis, bref entre « nous » et « eux ». Alors que la démocratie assume la désincorporation du social et en fait le ressort de son historicité, le totalitarisme, lui, à partir de la panique suscitée par le vide du pouvoir, entretient le fantasme du peuple-un, du corps social soudé à sa tête, délivré de toute division et de toute impureté. La menace totalitaire est donc inhérente à l’aventure démocratique elle-même, elle sourd dans toute résurgence de populisme, de racisme, d’extrémisme …

Il y a toutefois un contresens à ne pas commettre, mais auquel prête parfois l’argumentation de Lefort lui-même. Dans sa polémique contre le totalitarisme soviétique, et contre la critique marxiste des droits de l’homme (celle-ci ayant, à ses yeux, en partie ouvert la voie à celui-là), Lefort peut donner l’impression d’identifier l’expérience émancipatrice du lieu vide du pouvoir à l’institution du marché économique et à la promotion de l’individu tel que le conçoit le libéralisme. Une lecture plus attentive de ses derniers textes révèle pourtant qu’il ne confond nullement libéralisme et démocratie, et combien est grande sa crainte que le « capitalisme sauvage » ne conduise « à de nouvelles formes d’autoritarisme » (Lefort, 2007 : 750, 781). Il n’en demeure pas moins que Lefort refuse d’admettre que le capitalisme est lui aussi un mode d’incorporation des individus – au double sens où il assujettit les corps à sa logique et où il s’inscrit dans les corps mêmes sous la forme d’habitus intériorisés. Comment nier, pourtant, que le Capital agisse comme un “maître signe” ? Faute de s’être interrogé sur l’efficace symbolique du capitalisme et sur ses contradictions, Lefort a enfermé sa réflexion dans la seule opposition entre démocratie et totalitarisme. On ne peut pourtant réfléchir à la question de la laïcité sans la replacer dans le contexte d’une mondialisation économique qui la conditionne directement.

 

Le « Tiers symbolique » entre religion et capitalisme

C’est l’immense mérite d’André Tosel d’avoir tenté de poser le problème dans toute sa complexité à partir de la notion de symbolique telle que l’a élaborée l’anthropologie française de Lévi-Strauss à Godelier (Tosel, 2008 ; 2011 ; 2015). Selon ces derniers, les sociétés humaines s’organisent à partir d’un tiers symbolique qui exprime le caractère impersonnel, objectif des rapports sociaux, par-delà les relations interpersonnelles empiriques et les communautés concrètes impliquées par ces rapports. Autrement dit, des relations de parenté et des relations économiques ne suffisent jamais à faire société (Godelier, 2007 : 89) ; celles-ci doivent s’insérer dans un ordre symbolique assignant à chacun une place, une position dans un système social de coopération qui est aussi un système de hiérarchie et de dépendance (femmes/hommes, enfants/parents, serfs/maîtres, fidèles/Dieu, etc.). Dieu, les Ancêtres, la Loi, etc., sont autant de figures imaginaires, donc fluctuantes, de ce tiers. Le Tiers symbolique est donc une forme transcendantale en même temps qu’un a priori toujours historique – Tosel récusant (à juste titre) la fixation lacanienne de ce transcendantal sur la figure du Père, comme le font Pierre Legendre ou Dany-Robert Dufour (Tosel, 2011 : 103 ; 149).

Dans les sociétés prémodernes, la figure du tiers symbolique est toujours religieuse. Le Tout se présente comme Autre qui vient à la fois légitimer et limiter le pouvoir. Si celui-ci peut être contesté, voire renversé, c’est au nom même d’un ordre qui, lui, doit être conservé. Du fait de son caractère holiste, fortement encastré, ce type de sociétés garantit à chacun de ses membres une place (même peu enviable) dans la structure sociale.

Tosel confronte ces acquis de l’ethnologie d’inspiration structurale avec l’analyse marxienne du capitalisme. Y a-t-il place, dans le matérialisme historique, pour la notion de symbolique ? Tosel repère une ambivalence, ou plus exactement un fléchissement chez Marx, entre le Manifeste communiste (1848) et le Capital (1867). Dans un premier temps, Marx semble identifier le capitalisme à un processus de totale désymbolisation sociale et culturelle : tout sacré, toute valeur, toute institution sont dissouts en flux marchands dans « les eaux glacées du calcul égoïste » : les hommes sont condamnés à porter un regard cru sur l’exploitation nue, brute qu’ils subissent, mais ils sont aussi promis, dialectiquement, à une resymbolisation complète de leurs rapports réciproques dans la fraternité communiste. Mais dans un second temps, comme si la solidité du capitalisme l’avait amené à remanier son point de vue, Marx élabore sa théorie du fétichisme de la marchandise, que Tosel interprète comme l’ébauche d’une théorie du tiers symbolique – mais un tiers qui se révèle contradictoire : la « Trinité » du Capital (profit), de la Terre (rente foncière) et du Travail (salaire) s’est érigée en « religion de la vie quotidienne » –mais une religion qui, tels Vampire ou Moloch (métaphores récurrentes chez Marx), broie ses victimes à mesure qu’il les subjugue (Tosel, 2011 : 136). Le capitalisme est un tiers symbolique qui se maintient en vouant à la désymbolisation un nombre toujours croissant d’individus devenus inutiles, superflus. Derrière la figure imaginaire des hommes réputés “libres et égaux”, Marx pointe le réel de la concurrence qui en fait des « hommes jetables » (Ogilvie, 2012) et précipite des populations entières dans l’exclusion, ou plutôt la désaffiliation (Castel) – qui peut se définir comme la situation de ceux qui ne sont plus que des individus, autrement dit qui trouvent plus de place dans l’ordre symbolique – sinon celle de « surnuméraires ».

Est-ce à dire qu’on puisse attribuer au capitalisme une puissance de type religieux ? On objectera que la puissance des dieux provient de ce que les gens y croient, par investissement fantasmatique (ancré dans l’inconscient freudien), tandis que la puissance du fétiche marchand résulte de tout un système d’interactions sociales qui n’ont pas besoin d’être ancrées dans l’inconscient pour produire leurs effets aliénants. Certes, et c’est bien pourquoi le capitalisme ne peut fonctionner qu’à l’intérieur d’un complexe symbolique plus large (Etat, Nation, Humanité) qui à la fois le légitime (en ce qu’il naturalise lesdites interactions) et le déborde (en ce qu’il fait place aussi à toutes sortes d’interactions non-marchandes).

L’introduction de la notion de tiers symbolique dans l’analyse marxiste permet donc de faire l’hypothèse que le capitalisme est à la fois un système social qui repose sur des conditions de possibilité non-économiques, et une dynamique d’accumulation qui détruit tendanciellement ces conditions [2]. Comme tout système social, le mode de production capitaliste repose sur des maîtres signes qui le légitiment (Liberté, Propriété, etc.), de même qu’il s’articule à des institutions non-économiques (famille, État, culture et nature, etc.) qui lui permettent de se reproduire comme tiers symbolique. Mais en tant que dynamique économique vouée à l’accumulation pour l’accumulation, il tend aussi, comme on le voit tous les jours, à détruire ces institutions : inégalités femmes/hommes, démantèlement des services publics, dérèglement environnemental et climatique, etc. Autrement dit, la contradiction qui travaille le capitalisme n’est pas seulement économique, elle affecte l’ensemble du tiers symbolique qui le rend possible.

Si le réaménagement théorique proposé par Tosel est exact, cela signifie que face à ce tiers symbolique contradictoire qu’est le capitalisme, il y a au fond deux attitudes possibles :

  • si la dynamique d’accumulation n’est pas enrayée, si elle s’accélère même (comme c’est le cas actuellement), les acteurs sont amenés compenser la désymbolisation induite par celle-ci (désenchantement, perte des repères, etc.) par des injections forcenées de symbolique de type ethnique ou religieux. S’il est pertinent de parler de “retour du religieux”, c’est peut-être pour désigner ce processus de resymbolisation identitaire dans des clivages de type nous / eux, amis / ennemis au sein d’un tiers symbolique (“système”) capitaliste laissé à ses contradictions ;
  • la seconde attitude consiste à lutter prioritairement contre la dynamique d’accumulation, en essayant de promouvoir une meilleure redistribution des richesses, de resserrer l’écart entre les places, bref en s’efforçant de faire évoluer le tiers symbolique capitaliste vers plus de justice sociale – à l’opposé de toute fuite en avant identitaire dans des nous Agir sur le tiers symbolique selon une optique progressiste, c’est éviter qu’il ne s’abîme dans ses propres contradictions, donc en un sens c’est le sauver de lui-même – en préservant en priorité les institutions qui le rendent possible (protections sociales, services publics, école, environnement, etc.), à commencer par l’État comme tiers symbolique protecteur et émancipateur.

Un tel schéma exclut logiquement la voie révolutionnaire, si l’on entend par là la destruction du tiers symbolique existant et l’institution d’un tiers transparent au social, et où toute forme d’exploitation et de domination serait abolie. Telle était très certainement la vision « messianique » de Marx lui-même. Mais précisément, une telle visée d’un tout nouveau monde, d’un tout nouveau mode d’incorporation symbolique, ne relève-t-il pas fondamentalement de la croyance religieuse ? Parmi les penseurs communistes actuels, Alain Badiou est certainement celui chez qui un tel fonds religieux est le plus explicite. Très significativement, il assimile le communisme à une « incorporation » : « le corps individuel et tout ce qu’il entraîne avec lui de pensées, d’affects, de potentialités agissantes, etc., devient un des éléments d’un autre corps, le corps-de-vérité, existence matérielle dans un monde donné d’une vérité en devenir ». Quand le militant décide de « franchir les limites (d’égoïsme, de rivalité, de finitude), il devient, par incorporation, une partie agissante d’un nouveau Sujet » (Badiou, 2010 : 10). Ce Sujet, ce « corps-de-vérité », Badiou le qualifie de « corps glorieux » (assumant donc explicitement la métaphore religieuse) – corps glorieux de tous les insurgés anonymes, de tous les sans-noms, qui devient tangible, réel à travers la médiation des « individus glorieux et typiques » (Badiou cite Spartacus, Robespierre, Toussaint-Louverture, Lénine, Mao, Che Guevara). Pour le militant anonyme, ces noms propres sont « comme la médiation de sa propre individualité, comme preuve qu’il peut en forcer la finitude » (Badiou, 2010 : 19).

À rebours d’un tel paradigme cryptothéologique (dont j’ai tenté une critique plus systématique : Delruelle, 2015b), je pense qu’une politique émancipatrice consiste en une désincorporation symbolique, au sens d’un tiers qui ne serait plus incorporé (fixé dans un imaginaire glorieux et inscrit dans les corps), mais un lieu vide infigurable et ouvert à la confrontation des points de vue. Dans cette perspective, on peut d’ailleurs éclairer la théorie lefortienne du lieu vide du pouvoir à l’aide des acquis du structuralisme (en dépit de l’opposition constante de Lefort à son encontre : Delruelle, 2015a). En effet, l’incorporation symbolique n’est-elle pas une façon de neutraliser la structuralité de la structure par un geste qui consiste à lui donner un centre, de limiter le jeu de la structure en le référant à quelque point de présence, origine, archè, telos, etc. ? (Derrida, 1967 : 409). Les maîtres signes dont l’histoire politique n’est en fin de compte que la déclinaison (Dieu, Roi divin, Peuple, etc.) n’ont en effet pas seulement pour fonction “positive” d’assigner à chacun sa place de sujet dans l’espace social, mais aussi de neutraliser toute contestation de celui-ci, d’effacer sa fictionnalité intrinsèque en naturalisant les différences anthropologiques qui forment le système global des relations sociales. La démocratie, dans sa dimension critique fondamentale, est a contrario la “découverte” que « le centre n’a pas de lieu naturel, mais est une fonction, un non-lieu où se jouent à l’infini des substitutions de signes », que toute structure est un « système dans lequel le signifié central, originaire ou transcendantal n’est jamais absolument présent hors d’un système de différences » (Derrida, 1967 : 411). Autrement dit, c’est d’un même mouvement que la démocratie substitue à l’incorporation mystique du pouvoir l’efficace d’un “lieu vide” du pouvoir (Lefort), et que la critique des maîtres signes du discours révèle que tout Tiers symbolique n’est jamais qu’une « case vide » entre des séries hétérogènes (Deleuze, 2002), ou pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, un « signifiant flottant » toujours en excès sur quelque signifié qui se présenterait comme origine fixe ou fondement (Lévi-Strauss, 1954). S’il y a une leçon politique à retenir du structuralisme, c’est qu’il ne saurait être question « de mettre l’homme à la place de Dieu pour changer de structure » (Deleuze, 2002 : 301).

C’est à la même conclusion qu’arrive Tosel : dans une démocratie authentique, « l’Autre est fondement sans fondement, il n’est pas un corps un et plein fait de corps, il est ce rien, ce vide qui permet la confrontation des conatus » (Tosel, 2011 : 121). Le Tiers devient rationnel, non pas au sens où il serait « instance de vérité pure », « point de vue des points de vue », mais au sens où « la raison se produit comme écart d’un ordre symbolique à lui-même », « critique de l’ordre symbolique dominant en sa configuration existante » (Tosel, 2011 : 149).

La laïcité comme « vide expérimental » : comment ne pas croire ?

Encore faut-il rendre compte de cette autoproduction de la raison, de cet écart critique du symbolique à lui-même en lequel consisterait donc – car tel est bien l’enjeu ! – une laïcité radicale. La tentative théorique la plus aboutie à ce sujet est très certainement celle de Catherine Kintzler (Kintzler, 2007 ; 2014). Celle-ci définit classiquement la laïcité par la liberté absolue de conscience et la coexistence des libertés d’opinion et de croyance. Mais la force de son argumentation est de montrer que la laïcité comme « dispositif de pensée » est bien plus et bien autre chose que le modèle courant de la tolérance. Selon ce modèle (élaboré par Locke), dans une société libre toutes les croyances doivent pouvoir être admises (« personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre »), ce qui implique que l’Etat s’abstienne de commander ou d’interdire en la matière. Mais Kintzler fait judicieusement observer que la tolérance de Locke s’applique à toutes les croyances, mais pas … à l’incroyance : « ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne peuvent en aucune façon être tolérés ». La raison avancée par Locke en est que « de la part d’un athée, ni la promesse, ni le contrat, ni le serment – qui forment les liens de la société humaine – ne peuvent être quelque chose de stable et de sacré, à tel point que, l’idée même de Dieu supprimée, tous ces liens sont ruinés » (Locke, 1992 : 206). En d’autres termes, l’incroyant serait incapable de se lier aux autres au sein d’un ordre symbolique stable. L’athée est la figure (proprement démoniaque) de la désymbolisation. Telle est bien la réalité d’un pays effectivement « tolérant » comme les États-Unis, où la normalité sociale est d’avoir une religion (peu importe laquelle), et où l’athéisme est souvent perçu comme une anomalie, indice de non-fiabilité. Or précisément, objecte Kintzler, le dispositif laïque non seulement accepte l’athéisme comme opinion parmi d’autres, mais est même fondé sur l’incroyance comme position qui suspend l’attitude de croyance elle-même, comme forme politique qui fait le vide de tout lien, toute appartenance. La possibilité de ne pas croire, de se délier de toute adhésion communautaire, serait la condition même d’une Cité authentiquement laïque. Autrement dit, Kintzler propose de concevoir la laïcité comme un « moment transcendantal », « espace à la fois vide et fondateur » qui écarte de la constitution politique tout acte de foi et pose le principe de la contingence de l’attitude religieuse elle-même (Kintzler, 2007 : 20-22).

Mais ce n’est pas seulement la tradition lockéenne de la toleration anglo-saxonne que conteste Kintzler ; elle s’en prend aussi à la conception durkheimienne française selon laquelle (nous l’avons vu) toute société repose sur l’adhésion de ses membres à quelque Autre symbolique – conception qui continue donc, elle aussi, de penser l’association sur le modèle fiduciaire de l’adhésion et de la croyance. Or, n’est-ce pas sur ce modèle qu’est fondée la laïcité “à la française” quand elle se présente comme ce socle de valeurs auquel les citoyens doivent adhérer par-delà leurs convictions personnelles ? Derrière Durkheim et les idéologues de la Troisième République, c’est cette fois Rousseau qui est visé – et plus précisément le Livre 4 du Contrat social qui fait reposer la vitalité de la volonté générale sur l’existence d’une « religion civile » certes compatible avec d’autres croyances particulières, mais seule garante du lien social, socle du vivre-ensemble. La laïcité comme “vide expérimental” s’écarte donc à la fois de la religiosité générique et fédératrice prônée par Rousseau et de la toleration selon Locke, l’une comme l’autre conservant cette modélisation religieuse du lien social selon laquelle il n’y aurait de loi qu’adossée à une foi.

Tout au contraire, pour Kintzler, en démocratie la loi n’a pas besoin d’avoir la forme de la foi, elle est une pure forme vide qui ne lie réciproquement les citoyens qu’en tant qu’ils sont libres et égaux – citoyens-démons (“démons de la liberté ”, dit Victor Hugo), au sens où le démon prétend se soustraire à toute extériorité et ne dépendre de rien ni de personne (Kintzler, 2007 : 25). Alors que la tolérance commence par 1 (il faut croire au moins à quelque chose), la laïcité commence par zéro (aucune croyance n’est présupposée, toutes les pensées sont licites, même celles qui n’existent pas) (Kintzler, 2014 : 19).

Faut-il reprocher à Kintzler l’abstraction de son dispositif de pensée ? Baubérot et Millot y voient « une pure logique de savoir dégagée d’ancrage empirique, de détermination sociale ». Ils soupçonnent même la laïcité selon Kintzler de vouloir « s’affranchir de la corporéité charnelle de la pensée », de se croire capable « de revêtir un corps immortel et glorieux » (Baubérot & Millot, 2011 : 68). Il s’agit là, je pense, d’un contresens complet sur la nature de la laïcité comme “moment expérimental”. Comme l’image du démon le suggère, l’arrachement à tout lien, toute adhésion, consiste bien plutôt en une désincorporation des figures de l’Autre – c’est-à-dire en une dissolution de toute image du corps attachée à soi. Baubérot et Millot manquent de voir que le vide transcendantal en lequel consiste la laïcité selon Kintzler est le produit d’une expérience – celle de l’absolue contingence de toute croyance : ce « vide expérimental » (c’est son expression) est en effet indissociable d’un « travail de reconquête de soi-même qui suppose l’épreuve du doute ». Le paradigme du citoyen, aux yeux de Kintzler, est le déraciné qui fait l’épreuve de se dépayser, de « faire un pas à l’extérieur et en deçà des certitudes » – à l’instar de l’élève qui apprend sa propre langue comme une langue étrangère, en s’initiant à la grammaire et en lisant les poètes, c’est-à-dire en la découvrant et donc en se découvrant autre (Kintzler, 2014 : 49).

On ne peut pas non plus faire grief à Kintzler d’avoir « ignoré la portée de la critique du doublet empirico-transcendantal par Michel Foucault », comme si la fondation transcendantale de la laïcité, du fait de son abstraction anhistorique, se condamnait à reconduire les différenciations anthropologiques (homme/femme, maître/élève, gouvernant/gouverné, etc.) dans ses modalités empiriques existantes (Tosel, 2015 : 61). Ici aussi, la critique porte à faux. Car ce qui est suspendu par le vide expérimental, ce ne sont pas ces modalités mêmes, mais la croyance en elles. Or c’est précisément cette suspension active de la croyance qui rend possibles la contestation de ces modalités empiriques et partant, une reconfiguration plus égalitaire et plus émancipatrice de ces différenciations anthropologiques. Insistons-y : l’incrédulité transcendantale est une suspension active, un performatif si l’on veut : une expérience de pensée qui, en niant le réel, s’autorise à en repenser le fondement. Si le citoyen laïque n’est nullement sommé de se couper de ses racines, il est en revanche invité à suspendre ses attaches particulières, en entretenant avec celles-ci un rapport critique qui est la condition de toute véritable liberté de conscience. « Si les hommes naissent libres et égaux en droits, ils ne le demeurent que s’ils se saisissent de leur autonomie. Cette appropriation ne s’effectue que par un parcours susceptible de les rendre maîtres d’eux-mêmes en les soustrayant à la tutelle d’autrui » (Kintzler, 2014 : 49).

Quand le dissensus fait communauté

Kintzler inscrit sa démarche dans le sillage de Kant qui, on se le rappelle, définissait les Lumières comme arrachement à la tutelle d’autrui – arrachement qui ne consiste nullement en une posture subjective souveraine, mais en un décentrement continué de la pensée par rapport à elle-même. L’émancipation, Kant y insistait, est une question de « courage », et non de compétence intellectuelle (Kant, 1784) : courage de se délier de ses attaches, de ses intérêts, et d’expérimenter des modalités du penser et du croire jusque -là inexplorés. D’où l’idée que penser par soi-même, c’est paradoxalement penser « en se mettant à la place de tout autre » – ce qui est très exactement la définition du jugement réfléchissant chez Kant. Alors que dans le jugement déterminant, l’universel (la Loi : l’Autre) est donné comme ce que la pensée doit s’attacher à croire ou connaître, dans le jugement réfléchissant, c’est le cas particulier est donné, et l’universel (la Loi : l’Autre) est ce qu’il faut chercher par-delà les modalités symboliques existantes (Kant, 1791 : 27-28). Que « seul le particulier soit donné » signifie que “quelque chose” surgit comme événement, comme “réel” en excès sur les catégories du connaître et du vouloir. Ce “réel” me saisit esthétiquement ou émotionnellement, me faisant éprouver les limites du cadre symbolique. Pour penser ce réel, je dois dès lors suspendre tout « intérêt » cognitif ou moral, mettre hors circuit tout rapport d’utilité ou de moralité avec ce réel (Kant, 1791 : 50). Alors seulement je suis en mesure de le réfléchir, c’est-à-dire d’explorer librement le sens qu’il a pour moi, à partir des sentiments de plaisir et/ou de peine qu’il suscite en moi – sentiments que Kant qualifie de « désintéressés », c’est-à-dire de flottants sur le plan symbolique. À la base de toute autonomie (de tout arrachement aux tutelles), il y a ce que Kant appelle « l’héautonomie », c’est-à-dire la capacité de la pensée de légiférer sur elle-même, de se recueillir en elle-même. En s’attardant sur elle-même, la pensée fait le vide pour s’éprouver telle que tout autre humain mis dans la même situation l’éprouverait à son tour : « le jugement de goût prétend obtenir l’adhésion de tous ; et celui qui déclare une chose belle estime que chacun devrait donner son assentiment à l’objet considéré et aussi le déclaré comme beau » (Kant, 1791 : 77). Tel est ce que Kant appelle le sensus communis : « la faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte en pensant (a priori) du mode de représentation de tout autre homme » » (Kant, 1791 : 127).

Mais ce sensus communis n’a rien d’un consensus. Non seulement il ne suppose pas que les hommes s’accordent réellement dans leurs jugements, mais il l’exclut même, car un tel sens commun exige qu’on puisse être en désaccord : il exige des citoyens qu’ils exercent leur jugement en écartant a priori toute croyance, toute adhésion, en faisant comme si toute pensée, toute opinion étaient possibles. Penser à la place de tout autre ne répond pas à un principe de tolérance ou d’intercompréhension, mais à une exigence de décentrement de la pensée par rapport à elle-même. Le jugement réfléchissant est dissensuel en ce qu’il procède à une suspension active des catégories qui me « déterminent » à penser de telle ou de telle manière. Alors que le jugement déterminant conforte le « procédé dogmatique », le jugement réfléchissant renforce « le procédé critique » (Kant, 1791 : 211). Ce qui fait communauté, c’est précisément le vide de toute appartenance, de toute connaissance partagée. C’est pourquoi je propose de parler de dissensus communis : en suspendant mes croyances et mes adhésions, (1) j’institue un espace d’égalité entre les sensibilités et les intelligences, puisque je suppose en tout autre homme la capacité à éprouver le même sentiment que moi, et (2) j’inaugure un mode de pensée nécessairement pluriel, puisque ma pensée est dorénavant invitée à percevoir le réel comme tout autre le percevrait, frappant d’interdit tout point de vue unique ou totalisant sur le réel. Pour le dire dans les termes de Tosel, la laïcité comme dissensus communis reconduit le citoyen au « fondement sans fondement du tiers symbolique », là où la réciprocité du lien politique s’éprouve comme vide de toute appartenance communautaire.

Sur cette base théorique renouvelée, il est possible de réinvestir certains débats actuels autour du vivre-ensemble, notamment celui qui oppose le laïcisme (« laïcité à la française ») et le multiculturalisme (« laïcité anglo-saxonne »). Car derrière ces deux modèles de pensée, on retrouve bien évidemment les deux variantes de la modélisation fiduciaire du lien social, celle de Locke et celle de Rousseau :

  • le multiculturalisme, qui voit positivement les appartenances religieuses et plaide pour leur reconnaissance dans l’espace public, opte pour une laïcité de collaboration entre l’État et les religions, sur le modèle de la tolérance anglo-saxonne théorisée par John Locke. La conséquence pratique la plus notable en est l’acceptation des signes religieux dans la fonction publique et à l’école ;
  • à l’inverse, le laïcisme se méfie des appartenances religieuses, qu’il veut confiner dans la sphère privée, selon le modèle français de séparation entre l’État et les religions. Les citoyens sont requis d’adhérer au socle de valeurs fondamentales de la République, à la manière dont Rousseau soutenait que les valeurs civiques devaient être érigées en religion civile au-dessus des religions particulières. La conséquence pratique est de plaider pour l’interdiction des signes religieux dans la fonction publique et à l’école.

Les deux “camps” ont construit leur opposition autour de la question de l’islam : les laïcistes accusent le multiculturalisme de favoriser le communautarisme et d’être aveugle à l’islamisme ; les multiculturalistes, eux, accusent les laïcistes d’être des « cathos-laïques » qui instrumentalisent la laïcité à des fins identitaires contre la seule minorité musulmane. Caroline Fourest dénonce la « tentation obscurantiste » de la gauche multiculturelle (Fourest, 2005), tandis que de son côté, Jean Baubérot réplique que la laïcité de Sarkozy ou de Valls n’est qu’un « intégrisme républicain » (Baubérot, 2006).

Si les deux “camps” s’opposent symétriquement, on peut soupçonner que c’est parce qu’ils partagent une préconception commune du lien social comme appartenance, croyance, adhésion – le multiculturalisme plaidant pour une pluralité d’appartenances se reconnaissant les unes les autres, le laïcisme plaidant pour une appartenance civique au-dessus des convictions particulières.

Cécile Laborde montre très bien que dans cet affrontement en miroir, chacun est aveugle à ce que l’autre voit : le laïcisme est aveugle à la violence des discriminations subies par les populations immigrées, qui n’ont souvent que la religion comme ressort de leur dignité ; mais de son côté, le multiculturalisme est aveugle aux rapports de domination internes aux communautés religieuses – comme la persistance du patriarcat souvent refoulée derrière une promotion naïve de la “diversité”. Autrement dit, « le républicanisme classique (laïcisme) souffre d’un déficit sociologique, et le républicanisme tolérant (multiculturalisme) souffre d’un déficit normatif » (Laborde, 2009 : 13).

D’où sa proposition de déplacer la question en envisageant la liberté comme « non-domination », par-delà l’opposition convenue entre « liberté négative » (absence d’interférence dans la sphère individuelle) et « liberté positive » (absence d’aliénation, réalisation effective de soi). Autrement dit, il faut mettre « l’accent sur les relations de pouvoir et non sur les questions d’identité » (Laborde, 2009 : 18), ce qui permet de définir plus complètement le projet même de la laïcité, non seulement comme coexistence des libertés (Kintzler), mais comme exigence de non-domination (Laborde), c’est-à-dire comme égale liberté ou « égaliberté » (Balibar, 2010).

Conclusion

On comprend dès lors pourquoi la question du religieux ne se pose pas seulement en termes de modalités d’organisation des croyances (laïcité/sécularité), mais qu’elle reflue jusqu’à l’institution même de ces modalités. En plaidant avec Kintzler pour une laïcité comme « vide expérimental », dans la perspective émancipatrice d’un « écart du symbolique avec lui-même » ouverte par Tosel, j’ai voulu suggérer qu’on ne pouvait dissocier notre rapport à la croyance de notre rapport au monde qui est aujourd’hui celui de la globalisation capitaliste. L’investissement des individus dans des identités ethniques ou religieuses exclusives est le contrecoup de la désymbolisation brutale de leur cadre de vie par la dynamique d’accumulation capitaliste. C’est pourquoi une politique laïque ne peut se réduire à garantir la séparation de l’État et des religions. Pour réaliser le projet d’égale liberté, elle doit entreprendre à la fois des politiques sociales pour lutter contre les discriminations et les inégalités (à travers des mécanismes de redistribution à réinventer), et des politiques culturelles contre les assignations identitaires et les dominations communautaires (notamment le patriarcat dont les formes se renouvellent aujourd’hui au lieu de s’estomper).

Quant à savoir quelles devraient être ces politiques, c’est une question qui déborde les limites de la présente étude.

Edouard Delruelle Professeur de philosophie politique  (MAP-ULg – Université de Liège)

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  • Tosel André (2011), Du retour du religieux, Kimé ;
  • Tosel André (2015), Nous citoyens, laïques et fraternels ?, Kimé.

[1] Observons toutefois un paradoxe : c’est en Belgique, où l’on affirme que l’Etat ne doit pas se mêler du religieux, qu’il le finance directement ; et c’est en France, où l’on affirme que le religieux ne doit pas se mêler de politique, que les associations religieuses interviennent avec le plus de virulence dans les débats publics (comme on l’a vu lors du “mariage pour tous”).

[2] Sur ce point, il faut lire l’article important de Nancy Fraser, dont je suis ici l’argumentation (Fraser, 2014).

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