Démocratie et désincorporation

Démocratie et désincorporation

article paru dans Noesis, Printemps 2008, n°12 (« Le corps et le sacré », volume publié sous la direction de Jean Robelin – Université de Nice)

Dans Les deux corps du roi (1957), Ernst Kantorowicz soutient que la matrice idéologique de l’Etat moderne se situe dans la « théologie politique » médiévale, et plus précisément dans l’idée que le royaume est un corps mystique dont le corps du roi est la tête, un collectif où le pouvoir est incorporé, au sens fort. L’Etat a un corps, le pouvoir a un corps. Cette thèse a fait l’objet d’une littérature considérable tant chez les historiens que chez les philosophes. Je n’ai pas l’intention de rouvrir ces débats qui supposent une compétence et une érudition que je ne possède pas. L’ouvrage de Kantorowicz me servira plutôt de pierre de touche pour m’interroger sur le politique (l’Etat et le pouvoir) aujourd’hui, et en particulier sur la spécificité de la démocratie.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la question ouverte par Kantorowicz n’est pas véritablement celle des rapports entre religion et politique, et encore moins celle de la subordination résiduelle du politique au théologique ; la question est plutôt celle de la religiosité du politique lui-même, du caractère sacré (= pour lequel on peut se sacrifier) dont parvient à se nimber un pouvoir purement temporel et laïque.

Ce qui est de nature à séduire même ceux qui sont les plus rétifs à la religion, dans la thèse de Kantorowicz, c’est que cette religiosité de l’Etat est moins affaire de transcendance que de présence. En effet, si l’Etat est quelque chose de sacré, ce n’est pas parce qu’il se tiendrait en extériorité, au-dessus donc séparé des individus sur lesquels il exerce sa puissance, mais tout au contraire parce qu’il est présent à eux, il fait corps avec eux ; il est doté d’une permanence qui permet aux mortels que nous sommes de s’attacher charnellement à lui qui est immortel. Comme l’explique Pierre Manent, l’idéologie des deux corps du roi n’est pas un simple organicisme : « un corps est plus, et autre chose, qu’un organisme. Dans un corps, le tout est présent dans chaque partie, la même vie anime chaque partie parce qu’elle anime le tout (…) ; chaque élément est à la fois lui-même et le tout, il vit à la fois de sa vie propre et de la vie du tout » [1]. Le sacré, dans une telle configuration, ne désigne donc pas l’invisible en tant qu’il est séparé (selon un des sens étymologiques du terme sacer), mais en tant qu’il est présent, réel, manifeste, en tant qu’il se rend présent et sensible à travers toutes sortes de cérémonies, de signes, de rites et de monuments que Kantorowicz analyse avec le talent étourdissant qui est le sien.

J’essaie de comprendre, et de soupçonner aussi, la fascination qu’exerce ce livre, bien au-delà de son intérêt historiographique. Pourquoi continue-t-il de nous « parler » aujourd’hui ? J’avance une hypothèse très massive. Nombre de lecteurs de Kantorowicz doivent avoir l’intuition que, face à un monde désenchanté par la marchandisation, et où le pouvoir semble liquidé et liquéfié dans la gouvernance globale, l’idée d’une incorporation du politique, d’une permanence sacrale des institutions, est un motif de résistance possible – non pas sans doute de résistance politique active, mais au moins de résistance intellectuelle. Le monde postmoderne oscille entre la dilution de toute activité sociale dans les flux de l’échange marchand, d’une part, et la crispation identitaire des communautés sur elles-mêmes, d’autre part. Dans un tel contexte, l’Etat incorporé de Kantorowicz apparaît comme un « universel concret » sur lequel on peut encore s’appuyer, un tronc historique solide, la seule colonne vertébrale identifiable de notre culture politique en pleine débandade. La généalogie univoque et brillante de l’Etat moderne qu’il nous propose conduit à la conclusion qu’il n’y a pas d’alternative : si l’on veut échapper à l’anesthésie et à la dissémination ambiante, il nous faut retrouver ce par quoi nous sommes encore capables de faire corps, capables de nous rendre sensibles l’un à l’autre dans une réalité qui nous incarne et nous dépasse tout à la fois.

Plus profondément encore, Kantorowicz conforte à sa manière la conviction qu’il existe chez l’homme une disposition naturelle à la métaphysique, un substrat anthropologique à partir duquel l’expérience humaine ne peut pas ne pas s’instituer et se définir sous le signe d’une forme ou l’autre de sacré ; conviction qu’il existe un investissement humain sur l’invisible, et que cet investissement est irréductible. Et je le répète, ce qui fait que Kantorowicz est fascinant pour des esprits laïques, républicains, progressistes, c’est que cette dimension d’invisibilité et d’altérité qui nous habiterait constitutivement ne requiert aucun plan de transcendance, puisqu’elle se déploie au contraire dans notre matérialité et dans notre finitude mêmes d’êtres politiques et historiques. On comprend dès lors qu’il puisse inspirer des penseurs aussi différents que Pierre Legendre (qui a préfacé la traduction de Mourir pour la patrie), Régis Debray ou Marcel Gauchet – penseurs qui n’ont certes pas grand-chose en commun, sinon l’idée que le politique ne peut pas ne pas prendre en charge ce noyau anthropologique sur lequel les cultures ont fait fond jusqu’à présent, et qui disposerait la Cité à s’éprouver sous le signe de l’invisible ; idée que le politique, en d’autres termes a « charge d’âme » (selon une formule de Renouvier à propos de la République).

Un des effets collatéraux les plus étonnants de « l’affaire  Kantorowicz », c’est une étrange inversion de la tâche critique de la philosophie politique dite progressiste, qui ne consiste dorénavant plus à mettre les institutions juridiques et politiques face à leurs contradictions et leurs limites, ou à miner le sol idéologique sur lequel elles construisent leur légitimité, mais à défendre tout au contraire les droits de l’Institution, à en appeler à l’Ordre Symbolique dans un monde réputé sans repères ; non plus à percer les nimbes et les halos derrière lesquels le pouvoir d’Etat dissimule les mécanismes réels de son exercice, mais à légitimer ce pouvoir en tant qu’il « incarne » la seule résistance possible aux forces disséminantes du marché et des médias. La large réception des thèses de Kantorowicz dans une certaine gauche intellectuelle française est un phénomène aussi significatif qu’inquiétant de la désorientation intellectuelle où elle se trouve actuellement. Le même constat, soit dit en passant, peut être fait à propos de C.Schmitt, pour des motifs qui sont sans doute fort proches.

Je voudrais donner quelques arguments pour résister à cette thèse selon laquelle la matrice idéologique unique de l’Etat moderne est celle de l’incorporation du pouvoir et des institutions :

1)                    On ne peut dériver de manière univoque la politique moderne de la fiction du corps mystique. La démocratie, au premier chef, n’en découle pas. On ne la comprend pas en en faisant (comme une lecture forcée de Kantorowicz nous y invite) le transfert de la sacralité du corps du Roi au corps du Peuple ; la démocratie consiste au contraire, comme Claude Lefort l’a magistralement démontré, un processus de désincorporation du pouvoir et de la société elle-même ; en d’autres termes, il n’y a pas de corps du « peuple », le peuple ne fait pas corps, en dépit du travail incessant des idéologies pour le réincorporer dans des figures telles que la Nation, la Patrie, ou même le Prolétariat ou le Parti ;

2)                    Cette désincorporation du pouvoir et de la société ne procède pas d’une perte ou d’un manque, d’une désagrégation catastrophique du lien social, mais d’une création social-historique inédite, d’une invention propre (ce que Lefort a appelé l’« invention démocratique »). La désincorporation est donc quelque chose de positif et de productif, qui permet à la communauté de se rendre sensible à elle-même dans le mouvement même où elle met en échec toute illusion incorporante ;

3)                    Le peuple se rend sensible à lui-même et produit du commun et de l’être ensemble, mais sur un mode paradoxal, celui de la division et du conflit – division non pas entre un intérieur et un extérieur (nous / eux, amis / ennemis), mais division interne, différence à soi. Désincorporation ici signifie que le propre d’une démocratie, c’est de ne pas être identique à elle-même [2] ;

Rappelons brièvement en quoi consiste la doctrine des deux corps du roi, élaborée par les légistes élizabétains puis ceux de l’époque Tudor. Elle dit que le roi est une personne géminée, qu’il possède deux corps – un corps naturel comme n’importe quel autre homme, corps mortel sujet à la maladie et à la passion, et un corps mystique, politique qu’il forme avec ses sujets, et qui ne meurt pas. Cette doctrine est une sécularisation du modèle christologique des deux corps du Christ doté d’un corps humain et d’un corps mystique. La thèse centrale de Kantorowicz (la plus discutée aussi) est que l’acclimatation de cette théorie dans la doctrine monarchique européenne s’est effectuée par le relais de l’idéologie impériale. L’image christologique passe de la théologie à la royauté via les modèles impériaux carolingien puis othonien. Sur ce point, Les deux corps du roi (1957) confirme pleinement le premier ouvrage majeur de l’historien allemand, L’Empereur Frédéric II (1927) : c’est l’esprit gibelin qui a façonné l’Europe, moins parce qu’il aurait effectivement réussi à fédérer les Cités italiennes contre le Pape, que parce que le modèle de pouvoir qu’il représente (celui d’une spiritualité séculière, d’une « théologie politique ») aurait constitué la matrice des Etats-Nations modernes. Et si ceux-ci ont aussi facilement réceptionné la doctrine de l’incorporation, c’est pour une raison que l’on comprend aisément : tant que l’incorporation du pouvoir concerne l’Empire, c’est-à-dire un pouvoir qui se veut universel, « catholique », il lui est encore difficile de se rendre tangible et sensible ; par contre, quand cette incorporation du pouvoir prendra les contours précis d’un territoire et d’une population (sacralisation du sol et du sang), alors l’oxymoron politique qu’elle recèle (une spiritualité temporelle, le fini qui est infini, le terrestre qui est céleste) pourra déployer tous ses effets.

On s’est beaucoup interrogé pour savoir quel était le sens du message de Kantorowicz. Veut-il montrer aux « Modernes » dans quelle impasse la mène la dénégation de son infrastructure mystique et théologique ? Dans ce cas, son ouvrage doit être lu dans la même optique que ceux de C.Schmitt. A moins que, tout au contraire, il ne nous livre une généalogie critique de ce qui a rendu possibles les pires massacres du 20e siècle (le sacrifice de millions d’hommes « morts pour la patrie », c’est-à-dire prêts à se sacrifier pour le corps mystique de la Nation dont ils font partie) ? Il n’est pas exclu que les deux interprétations soient également légitimes, soit que l’on soutienne que Kantorowicz a évolué sur le plan idéologique, entre sa jeunesse marquée par le germanisme esthétisant du cercle de Stefan George et son exil aux Etats-Unis, soit que l’on fasse l’hypothèse d’une tension irréductible, au cœur de sa pensée, entre son romantisme et son universalisme. Peu importe en vérité. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si cette généalogie rend compte adéquatement du politique tel que nous le vivons aujourd’hui.

Ce n’est pas ce que pense Blandine Kriegel, dont la théorie politique s’oppose explicitement, point par point, à celle de Kantorowicz. Bl.Kriegel affirme que la matrice idéologique de l’Etat-Nation n’est pas substantiellement dépendante de celle de l’Empire. Elle fait valoir que, certes, l’imaginaire impérial s’est lourdement appuyé sur la figure du Christ-Roi, mais qu’il en va tout autrement des royautés française et anglaise dont la spécificité est d’avoir renoué avec la tradition républicaine de la politeia issue d’Aristote et de Cicéron. « Toute la philosophie politique ouest-européenne à partir de la Renaissance – Bodin, Hobbes, Spinoza, Rousseau – étaiera sur cette taxinomie d’Aristote sa conviction qu’il existe au moins deux types d’Etat, la république ou l’empire, l’Etat de droit ou l’Etat despotique »[3]. Kantorowicz négligerait l’alternative laïque que le paradigme républicain représente par rapport à la tradition impériale. Une géopolitique se dessine ici : d’un côté l’Europe centrale (Saint Empire germanique et Russie), où la fiction des deux corps du roi est dominante, et qui constituera la sphère d’expansion du despotisme moderne (culminant au 20e dans les régimes totalitaires allemand, italien et russe) ; d’un autre côté, l’Europe occidentale, imprégnée de républicanisme, et qui verra le développement « naturel » des démocraties sur base des monarchies territoriales (France, Angleterre, pays nordiques).

Un chapitre entier des Deux corps du roi semble écrit pour réfuter par avance l’objection de Kriegel (« V.la royauté fondée sur la politia ). Kantorowicz montre comment la res publica s’est elle aussi fictionnée comme corpus republicae mysticum, prélude au fameux « pro patria mori ». Mais ici, Kriegel fait appel à Marc Bloch et à l’analyse qu’il fait, dans Les rois thaumaturges, de la cérémonie du sacre, et qui est différente de celle de Kantorowicz[4]. En effet, si l’empereur, César-Christ divinisé, rédempteur, affirme son immortalité, sa volonté illimitée sur un espace sans bornes, le roi, lui, est sacré, oint du Seigneur il est vrai, mais courbé sous l’évêque, c’est-à-dire acceptant la vicariance de sa fonction. Certes, il est davantage qu’un simple laïc, il est ministre de la parole divine ; mais justement il n’est que ministre, c’est-à-dire lieu-tenant, serviteur, et non seigneur-Christ. « En ce sens, écrit Bl.Kriegel, le sacre est déjà la désacralisation du pouvoir ». Le roi accepte la finitude. Le pouvoir royal est limité par l’existence d’un pouvoir divin dont il procède. L’ordre politique ne peut prétendre accomplir, comme dans la doctrine impériale, le dépassement mystique de la chute, puisqu’il dépend d’une création antérieure déjà accomplie. En conséquence, il y a prééminence de la justice sur le pouvoir. Telle est, en conséquence, la seconde différence entre la théologie du royaume et la théologie impériale : alors que la loi est absorbée dans la personne de l’Empereur, la théologie royale consacre l’idée de lois fondamentales indépendantes du roi, et qui limitent sa volonté.

D’une certaine manière, on peut dire que pour Kriegel, il n’y a même pas eu de désincorporation du pouvoir par la démocratie, parce que, tout simplement, il n’y a eu incorporation. La branche occidentale de l’Etat moderne s’est développée en dehors de l’imaginaire des deux corps, ouvrant la voie aux droits de l’homme et à la démocratie.

On peut douter, cependant, que les choses soient si simples.

La doctrine absolutiste du roi « de droit divin », qui est au fondement des royautés occidentales, est-elle exempte, autant que Kriegel le prétend, de l’idéologie « corporatiste » ? Je ne vais pas discuter ici le bien-fondé historique de cette thèse [5]. Ce qui est plus décisif pour notre propos, c’est de constater que Kriegel, dans l’optique qui est la sienne, n’a d’autre alternative que de fonder sa théorie politique sur l’ontologie libérale la plus classique, celle de Hobbes et Locke. Or, que dit la fiction de l’état de nature, que l’on peut considérer comme l’exacte antithèse théorique de la doctrine corporatiste ? Que ce n’est pas la patrie, l’Etat qui relève le corps mortel de l’homme et lui donne sens, mais au contraire que c’est le corps vivant (donc mortel, fini) qui donne à l’Etat son horizon de sens. Il y a bel et bien une théorie libérale du corps comme corps individuel inaliénable, incessible, corps vivant, travaillant et parlant dont la finitude ne se rapporte ultimement qu’à elle-même (pour reprendre les trois grandes figures modernes de la finitude selon M.Foucault). L’Etat de droit européen (« occidental ») est celui qui fait du corps et de la vie une valeur sacrée. Sa politique est une biopolitique[6].

Kriegel, qui a été l’élève de Foucault, emprunte à ce dernier la thèse selon laquelle le pouvoir politique moderne est un pouvoir centré sur le corps et sur la vie, mais elle en inverse purement et simplement le sens. Pour Foucault, la bio-politique et l’anatomo-politique, avec leurs technologies thérapeutiques, leurs contrôles démographiques, leurs disciplines pédagogiques et pénales, s’opposent au pouvoir souverain antérieur, qui était centré sur le droit de vie et de mort : « la vieille puissance de la mort où se symbolisait le pouvoir souverain est maintenant recouverte soigneusement par l’administration des corps et la gestion calculatrice de la vie »[7]. Pour Kriegel, au contraire, l’Etat de souveraineté anticipe la biopolitique, à travers le dispositif juridique qu’il met en place (habeas corpus, etc.). Mais surtout, Kriegel inverse le sens critique de l’analyse foucaldienne, en transformant en valeur civilisationnelle à défendre ce qui n’était pour Foucault qu’un objet historique à interroger. Pour ce dernier, en effet, la valorisation et la gestion distributive du corps individuel sont moins une conquête morale sur le despotisme qu’une adaptation à de nouvelles formes de production économique : « ce bio-pouvoir a été un élément indispensable au développement du capitalisme ; celui-ci n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production et moyennant un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques »[8].

Foucault nous rappelle ici opportunément, à la suite de Marx, que la valorisation idéologique du corps individuel est indissociable du système capitaliste de production et de consommation dont il est l’instrument. Impossible d’isoler cette logique économique de la logique politique qui la rend possible. Affirmer que le corps est ce qui appartient en propre à un sujet, ce dont celui-ci peut disposer librement et absolument, c’est rendre possible sa transformation en une marchandise que son « propriétaire » (le prolétaire = celui ne possède en propre que son corps) est libre de « vendre » au producteur capitaliste. C’est là une évidence que, par les temps qui courent, il est toujours utile de rappeler.

Nous retombons ainsi sur le dilemme par lequel nous avons ouvert notre propos : soit l’Etat a un corps, et s’incorpore aux individus, soit il n’y a que les corps des individus livrés aux puissances disséminantes du marché et du « capital qui noie tout dans les eaux froides du calcul égoïste » (pour reprendre la formule du Manifeste).

L’intérêt de la philosophie politique de Cl.Lefort, c’est qu’elle combat Kantorowicz sur son propre terrain, et nous permet d’échapper à l’alternative ruineuse entre l’idéologie individualiste et l’idéologie corporatiste. Lefort prend acte des analyses de Kantorowicz. Le roi est médiateur entre les hommes et les dieux : « assujetti à la loi et au dessus des lois, il condensait dans son corps, à la fois mortel et immortel, le principe de la génération et de l’ordre du royaume. Celui-ci se voyait lui-même figurer comme un corps, comme une unité substantielle, de telle sorte que la hiérarchie de ses membres, la distinction des rangs et des ordres, paraissait reposer sur un fondement inconditionné » [9]. Lefort repère très bien le mouvement qui, dans l’analyse de Kantorowicz, rapporte le plus immanent (le territoire, la population, la monnaie, le fisc, etc.) au plus transcendant (le Royaume, la Patrie comme entités mystiques) : « l’engrenage des mécanismes d’incarnation assure une imbrication du politique et du religieux » [10].

Mais Kantorowicz, poursuit Lefort, est passé à côté de la profondeur de la rupture que constitue la révolution démocratique du tournant des 18e et 19e siècles. « Désormais, le théologique et le politique sont dénoués ; une nouvelle expérience de l’institution du social s’est dessinée »[11]. Avec la démocratie, le lieu du pouvoir devient un lieu vide, au sens où il est interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. Les mécanismes de l’exercice du pouvoir demeurent évidemment, mais le lieu du pouvoir s’avère quant à lui infigurable. Or, cet effacement de toute autorité incontestée au sommet de l’Etat entraîne celle de l’unité substantielle de la société. Car si le pouvoir n’est plus incorporé dans une personne ou un groupe, la société ne peut plus se figurer elle-même comme un corps : désormais les rapports sociaux (hommes/femmes, maîtres/serviteurs, autochtones/ étrangers, etc.) cessent de paraître intangibles. Une logique égalitaire et émancipatrice peut alors s’ouvrir, faisant de la société démocratique une société historique « désormais vouée à accueillir l’irreprésentable » [12]. Autrement dit, « la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement de la Loi, du Pouvoir et du Savoir, et au fondement de la de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale »[13].

Insistons-y : la désincorporation du pouvoir est opérante, elle produit quelque chose de nouveau : le lieu vide du pouvoir ouvre un espace public de compétition et de débat qui est sans terme et sans garant, qui s’entretient donc de la division et du conflit sans cesse relancés. Paradoxe de la démocratie : « l’aménagement d’une scène politique, sur laquelle se produit cette compétition, fait apparaître la division, d’une manière générale, comme constitutive de l’unité même de la société. Ou, en d’autres termes, la légitimation du conflit purement politique contient le principe d’une légitimité du conflit social sous toutes ses formes »[14].

Par contraste, Lefort montre que le totalitarisme naît du désir de conjurer la menace d’une société privée de fondement, de ressouder le pouvoir et la société, donc de bannir l’indétermination démocratique. « Depuis la démocratie et contre elle se refait ainsi du corps »[15]. Les idéologies totalitaires sont obsédées par l’image du Peuple-un, transparent à lui-même, ethniquement et/ou idéologiquement homogène. D’où le discours de prophylaxie sociale qui consiste à vouloir éliminer les « parasites » que sont les étrangers, les ennemis de classe, les handicapés et autres asociaux – homosexuels, artistes dégénérés, etc., bref tous ceux dont la situation ou le mode de vie brouillent l’image d’un corps social pur, transparent à lui-même. Dans une société totalitaire, il ne peut y avoir de différence à soi, d’épreuve divisante de l’indétermination, autrement dit la division ne peut être une division interne, mais seulement une division entre l’intérieur et l’extérieur, entre « nous » et eux », entre le Peuple-Un et l’Autre.

La différence avec Kriegel, c’est que Lefort n’isole pas, comme cette dernière, le devenir démocratique de l’Etat moderne de son devenir totalitaire. Il montre qu’ils ne sont que les deux faces opposées d’un même processus de désincorporation du pouvoir. Alors que la démocratie assume cette désincorporation et en fait même le ressort de son historicité, donc de tout progrès social et politique, le totalitarisme, lui, profitant de la panique créée par le vide du pouvoir, entretient le fantasme du peuple-un, du corps social soudé à sa tête, délivré de toute division et de toute impureté. Contre Kriegel, Lefort montre que la tension entre les deux types de régime n’est pas géo-politique, qu’elle ne sépare pas l’Est et l’Ouest de l’Europe, mais affecte la société moderne en tant que telle.

On pourrait cependant objecter à Lefort que sa théorie reste en fin de compte structurellement dépendante de la théorie de l’incorporation. Après tout, une théorie de la désincorporation ne reste-t-elle pas hantée par l’incorporation, ne s’institue-t-elle pas dans le déni de ce qui l’a fait naître ? Autrement dit, pour se prémunir contre la tentation totalitaire, la société démocratique ne devrait-elle pas assumer une certaine part d’incorporation, donc de religiosité ? Telle est la lecture proposée par Marcel Gauchet. Selon lui, « de la théocratie à la démocratie », la conséquence est assurément la bonne, à condition de passer par une dialectique élémentaire. Si le pouvoir démocratique nous apparaît comme dé-sacralisé, c’est forcément que le dispositif sur lequel il repose a préservé, dans sa structure (comme une virtualité toujours réactivable) quelque chose de sa sacralité d’origine. « Sortir de la religion ne signifie pas pure et simple disparition de la religion, mais transformation de ce qui se donnait autrefois dans l’ordre des représentations religieuses en articulations sociales effectives »[16]. Le politique n’a plus aucun contenu sacré, mais la place du sacré demeure, vide (Gauchet suit Lefort sur ce point), ce qui a pour conséquence de laisser le pouvoir démocratique perpétuellement en quête de son fondement. Mais l’inflexion est nette tout de même. Car la modernité, pour Gauchet suivant Weber, c’est le désenchantement du monde : l’expulsion de l’invisible de la nature visible, la fermeture du monde terrestre sur lui-même. La place de Dieu dans ce bas-monde est une place vide, qui génère chez les Modernes une intense activité, une recherche inquiète du sens, qui est « psychiquement épuisante » diagnostique Gauchet. C’est en vertu de cette dialectique que « la résorption de l’autorité au sein d’une communauté purement délibérative constituée par l’acte de citoyenneté de ses membres reste foncièrement sous la dépendance de l’ancienne économie du lien politique ». Le problème de l’Etat moderne est donc d’aménager un équivalent de la « lisibilité et de maîtrise de soi qu’assurait avant la concentration du corps collectif au sein du corps royal »[17]. Cet équivalent, Gauchet le cherche un peu tous azimuts depuis 20 ans, du côté de l’opinion publique, de la société civile, du droit – en particulier des Cours constitutionnelles qui fonctionneraient, à son avis, comme « la saisie symbolique du collectif par lui-même dont le monarque était l’instrument dans l’univers des dieux ».

Mais il y a loin de la philosophie politique de Lefort à celle de Gauchet. Chez Lefort, La désincorporation n’est pas un effet du désenchantement du monde, une perte résultant de l’expulsion énigmatique de l’invisible ; elle est l’effet d’une invention politique positive, d’une certaine mise en forme et en scène du social qu’on ne saurait dériver (même dialectiquement) de la matrice théologique ancienne. Alors que Gauchet reste dans le schéma typiquement post-chrétien (ou néo-chrétien ?) de la modernité comme expérience du Dieu perdu, du Dieu caché[18], Lefort pointe ce que le politique moderne a institué et produit par ses propres forces. On sait qu’il a consacré de nombreux textes à montrer l’importance à la fois subversive et instituante de la tradition de « l’humanisme civique » (dans la foulée des travaux de Baron, Skinner et Pocock), et en particulier de ce que ce dernier a appelé le « moment machiavélien »[19]. Quand on parle d’humanisme civique, on met généralement l’accent sur l’idée de participation active des citoyens à la vie de la Cité et sur celle d’unité et de consensus que génère une telle participation. Or, Lefort insiste lui sur une autre caractéristique, que Machiavel a été le premier à mettre en évidence : celle de conflit et de division. On connaît les passages célèbres où Machiavel fait l’éloge des tumultes de la rue ou de la division entre les « humeurs » contradictoires du peuple et des grands. Or, dans une telle configuration, le Prince n’a nullement fonction de donner « corps » à la république. Au contraire, il n’est instituteur et fondateur d’une Cité nouvelle que dans la mesure où il désincorpore les liens féodaux anciens. Il est celui qui permet à la société de s’unir en se disjoignant, de s’ouvrir en se divisant.

Il est d’ailleurs intéressant de relever que, partant de prémisses théoriques totalement différentes, Louis Althusser arrive à la même conclusion : entre les forces socio-politiques opposées et entremêlées, il faut que la république ménage « un certain lieu vide : vide pour le remplir, vide pour y insérer l’action de l’individu ou du groupe d’hommes qui viendront y prendre position et appui, pour rassembler les forces capables d’accomplir la tâche politique assignée par l’histoire – vide pour le futur »[20]. Ce lieu vide est exactement celui où le Prince situe son action.

On le voit bien : la désincorporation démocratique du pouvoir et de la société ne résulte nullement de la perte de quelque unité substantielle d’elle-même. Il ne s’agit pas d’un manque, mais d’un vide qui rend possible l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles subjectivités. C’est ici qu’il faut à nouveau en souligner la dimension d’inventivité et de créativité. La démocratie est ce régime qui rend possible l’institution de sujets qui ne font pas corps avec l’Etat et la société, « des sujets flottants, écrit Jacques Rancière, qui dérèglent toute représentation des places et des parts »[21]. Si dans la société théologique, le roi avait deux corps (céleste et terrestre), en démocratie c’est le peuple qui a un double corps – un corps social où s’opèrent l’agrégation et le consentement des groupes sociaux, ainsi que la distribution des places et des fonctions, et un corps politique paradoxal, corps sans corps (« corps sans organes » ?) qui vient déplacer toute identification et toute stratification sociales.

La désincorporation, dans cette perspective, peut également être envisagée comme manifestation : elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit ; elle déplace les corps d’un lieu assigné à un autre, ou encore elle fait d’un lieu privé (l’usine, le ménage, par exemple) un lieu public ouvert à la refiguration des rôles et des fonctions. C’est pourquoi aussi la désincorporation est production : production d’un supplément qui n’était pas donné dans le corps social, supplément qui disjoint la communauté d’elle-même et lui enjoint de se réinventer. Ainsi, « ouvriers », « femmes », « homosexuels », « immigrés » ou « étrangers » sont des identités apparemment sans mystère. Tout le monde voit de qui il s’agit : quels corps les figurent, où ces corps doivent se situer par rapport à l’ensemble, comment ils doivent se disposer dans la hiérarchie des rangs et des fonctions. Or la politique, comme puissance conflictuelle et désincorporante, les arrache à cette évidence, et rend sensible l’écart entre la place qui leur revient dans le corps social et leur absence dans l’espace public. Toute subjectivation est une désidentification, l’arrachement à la naturalité d’une place, le déplacement des uns et des autres, de l’un et de l’autre dans l’espace commun visible. Un tel arrachement n’est possible que dans une société qui a renoncé à se figurer comme un corps. Mais dans une société aussi, corrélativement, qui saura résister à la sacralisation cryptothéologique du corps humain– idéologie qui aujourd’hui sert de support à tous les pouvoirs qui, sous couvert de le consacrer comme valeur inaliénable, ne visent qu’à l’investir.

Il me faut tout de même fournir quelques prémisses philosophiques. Comme on sait, l’analogie organiciste (la Cité, l’Etat conçu comme un corps) est omniprésente dans la littérature politique occidentale. Eh bien je crois pour ma part que l’expression « corps politique » n’est pas une métaphore, et qu’il existe réellement des corps politiques. On peut même dire qu’il n’y a à proprement parler de politique (c’est-à-dire constitution d’un « nous », d’un commun) que là où il y a incorporation. L’ordre social s’inscrit dans les corps à travers une confrontation permanente qui est aussi une transaction affective mobilisant nos émotions, nos perceptions, notre mémoire profonde, notre inconscient. Ainsi je fais corps avec le groupe. Kafka, dans la Colonie pénitentiaire, a donné une image saisissante de cette inscription de la loi sur le corps même du condamné, de cette incorporation brutale, et en même temps irrésistible, qui nous rend présents et sensibles l’un à l’autre à travers toutes sortes de signes, cérémonies, rites, manières –autant de mnémotechniques, comme dit Nietzsche, par lesquelles le groupe prend corps en moi. politique n’est pas un hyperorganisme regroupant un ensemble d’individus (ça, c’est une métaphore) ; un corps politique est un corps réel qui m’est à la fois familier et étranger – corps familier, habit ou habitat (habitus) où je me sens chez moi, et corps étranger, autre, qui me surplombe et m’assujettit.

 

[1]Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Fayard, 2001, p.225.

[2] Je détourne ici une formule de Jacques Derrida à propos de la culture : « le propre d’une culture, c’est de ne pas être identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire « moi » ou « nous », de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi » (Jacques Derrida, L’autre cap, Minuit, 1991, p.16)

[3] Bl.Kriegel, La politique de la raison, Payot, 1994, p.23.

[4] Pour tout ceci, voir Bl.Kriegel, La politique de la raison, Payot, 1994, p.67 sq.

[5] Notons tout de même, à titre d’indication, qu’en 1766, dans son combat contre les prétentions politiques des « parlements », voulant réaffirmer la plénitude de sa souveraineté, Louis XV s’oppose avec virulence à l’idée que les parlements s’unifient en un « corps législatif » représentant la Nation : un tel « corps imaginaire », argumente-t-il, ne peut s’interposer entre lui-même et la nation, car c’est dans la personne du roi, dans son corps même, que réside la personnalité, le corps de la Nation (cf. G.Mairet, Le principe de souveraineté, Gallimard, 1997, p.95 sq.).

[6] Bl.Barret-Kriegel, L’Etat et les esclaves, Payot, 1989, p.53.

[7]Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.183-4.

[8] Ibid., p.185. Rappelons que l’un des projets les plus constants de Michel Foucault a été l’élaboration d’une « économie politique » du corps où il s’agirait de montrer comment les rapports de pouvoir opèrent sur lui une prise immédiate, comment ils l’investissent, le marquent, le dressent, l’obligent à des cérémonies, etc. Qu’on relise à ce sujet la fabuleuse entrée de Surveiller et punir, où Foucault évoque d’ailleurs l’analyse des deux corps du roi de Kantorowicz ( « analyse remarquable », dit-il), suggérant qu’à l’autre pôle du corps glorieux et immortel du roi se trouve corps du condamné, qui lui aussi a son statut juridique, son cérémonial – figure symétrique et inversée du roi qui suscite elle aussi un dédoublement, un incorporel qui n’est point substance, mais « l’élément où s’articulent les effets d’un certain type de pouvoir et la référence d’un savoir, l’engrenage par lequel les relations de pouvoir donnent lieu à un savoir possible, et le savoir reconduite et renforce les effets de pouvoir » (Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 (coll. Tel), p.38-9.

[9] Cl.Lefort, Essais sur le politique, Seuil, 1986, p.26.

[10] Ibid., p.299.

[11] Ibid.

[12] Ibid., p.29.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p.28

[15] Cl.Lefort, L’invention démocratique, Seuil, 1981, p.183.

[16] M.Gauchet, Un monde désenchanté ?, Les éd de l’Atelier, 2004, p.108.

[17] M.Gauchet, La révolution des pouvoirs, Gallimard, 1995, p.280.

[18] La religion de l’époque moderne, dit en substance Hegel dans un fragment célèbre, c’est « le sentiment que Dieu est mort », et de citer Pascal : « la nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu et dans l’homme et hors de l’homme »[18] (Hegel, Foi et savoir, Vrin, 1986, p.206).

[19]Cl.Lefort, Foyers du républicanisme, in Ecrire à l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992.

[20]L.Althusser, Machiavel et nous, Ecrits philosophiques et politiques, IMEC, p.62.

[21]J.Rancière, La mésentente, Galilée, 1995, p.140.

31 octobre 2014|Articles & Conférences|