Les deux dimensions de la radicalisation. Regard d’un philosophe.

Revue L’Observatoire, n°86/2015 (paru mars 2016)

Interview par Romain Lecomte

Comment peut-on expliquer, selon vous, la radicalisation violente de jeunes en Belgique et ailleurs ?

Lorsqu’on s’interroge sur les raisons qui conduisent des jeunes à se radicaliser et à commettre des actes violents en invoquant l’islam, deux grands types d’explication sont le plus souvent proposés : l’explication socio-économique et l’explication culturaliste.

Selon une grille de lecture socio-économique, les causes premières sont à trouver dans la position objective des individus. L’accent est alors mis sur le fait que la grande majorité des jeunes qui se radicalisent se trouvent dans une situation d’exclusion, causée par la précarité et des discriminations structurelles – en grande partie – liées à leur origine. De par leur exclusion, leur manque de reconnaissance sociale, ces jeunes sont animés par des frustrations, des sentiments de désespoir, d’humiliation et de colère vis-à-vis de la société dominante, qui les conduiraient in fine à se radicaliser et recourir à la violence.

La grille de lecture culturaliste met, quant à elle, l’accent sur l’imaginaire et la façon dont les subjectivités se construisent. Elle place en particulier la focale sur le rôle des discours idéologiques tenus par les groupes extrémistes, opposant un islam pur des origines à un monde occidental diabolisé, qui formateraient les individus au point de les amener à s’engager dans le radicalisme violent. Certaines lectures culturalistes insistent également sur les représentations, imprégnées par la religion, que les jeunes de culture et de confession musulmanes se sont vus transmises par leur entourage proche. De façon particulièrement réductrice, certains iront même jusqu’à soutenir que les racines de la violence de ces jeunes se trouvent dans l’islam lui-même, dans son corpus doctrinal.

Je pense que ces deux grilles de lecture ont, toutes les deux, une part de vérité, mais sont insuffisantes dès lors qu’elles sont unilatérales. Les travaux de spécialistes de la question tels que Farhad Khosrokhavar[1], vont dans le même sens. Il n’y a pas, entre les deux, de cause déterminante, mais une structure d’effets réciproques où les dimensions matérielle et imaginaire de l’existence, bien qu’hétérogènes, circulent et communiquent constamment entre elles.

Sur le plan socio-économique, nous savons par exemple que, parmi les radicalisés, certains font partie de la classe moyenne, ont un emploi, un revenu décent … Cela ne les a pas empêchés d’avoir le sentiment de ne pas être reconnus à leur juste valeur par la société dominante.

Quant à la dimension culturelle, imaginaire, nous savons que beaucoup de jeunes (dont des « Belgo-belges ») étaient, avant de basculer dans le jihadisme, des petits délinquants très éloignés de la religion, et que l’idéologie islamiste radicale est venue justifier post hoc leur radicalisation. On ne peut clairement pas expliquer exclusivement celle-ci par des effets de discours idéologiques.

Ce qui importe, c’est de voir comment ces deux dimensions, objective (socio-économique, matérielle) et subjective (culturelle, imaginaire), s’articulent pour favoriser des comportements extrêmes.

Et là, il est vrai que certains discours, que je nomme dispositifs pragmatiques d’emprise et d’incitation, peuvent jouer un rôle important pour déclencher ce processus de radicalisation en « activant » les représentations et les (res)sentiments diffus, latents, de ces jeunes, et en les incitant à les convertir en une haine et une violence la société.

A quoi, à qui pensez-vous plus précisément lorsque vous parlez de dispositifs pragmatiques d’emprise et d’incitation ?

Le discours de Daesh, comme ceux de ses affidés qui opèrent ici en Europe (dans certaines mosquées, mais aussi et surtout dans les quartiers, sur Internet, …), constituent bien entendu de tels dispositifs, car ils peuvent avoir des effets importants sur ceux à qui ils s’adressent et servir de levier pour les amener à se comporter et agir de telle ou telle manière.

C’est tout le sens des lois qui, en Belgique et ailleurs, interdisent les discours d’incitation à la haine et à la violence. Ce qu’elles condamnent, ce n’est pas, en soi, le contenu d’un discours, mais bien son efficacité pragmatique, c’est-à-dire les effets qu’il produit ou est susceptible de produire dans un contexte donné.

Lorsque j’étais directeur-adjoint du Centre pour l’égalité des chances, j’ai à cet égard été à l’initiative du procès intenté contre Dieudonné et son spectacle « Rendez-nous Jésus ». Celui-ci était clairement un dispositif pragmatique d’emprise et d’incitation, activant et exacerbant l’antisémitisme et l’homophobie des jeunes des quartiers ou des banlieues issus de l’immigration, et incitant ceux-ci à manifester une haine et des comportements discriminatoires à l’égard des groupes concernés.

Pareillement, il faut une application ferme de la loi à l’égard des acteurs qui incitent les jeunes à se ranger auprès de Daesh, mais il serait cependant naïf de croire que c’est simplement en luttant contre ces discours incitatifs qu’on va éradiquer le radicalisme violent. De même, vaincre Daesh ne suffira pas à régler la question.

Où se situe selon vous le cœur du problème ?

Je dirais que c’est le contexte sociétal actuel qui favorise une montée aux extrêmes. Le radicalisme me semble être à cet égard un bon révélateur du bourbier dans lequel nous nous enfonçons depuis quelques décennies…

En effet, dans la façon dont s’articulent aujourd’hui les dimensions objective (socio-économique, matérielle) et subjective (culturelle, imaginaire, symbolique) de l’existence, nous sommes entrés dans une dynamique historique extrêmement négative.

Durant les « Trente Glorieuses », nous étions dans une dynamique globalement positive, alimentant et étant alimentée par ce que Spinoza appellerait des passions joyeuses (joie, générosité, espoir, amour, désir de construction, etc.)[2] , aussi bien au sein de la population « autochtone » qu’au sein des populations issues de l’immigration.

Sur le plan socio-économique, on a vu la promotion du collectif (réduction des inégalités, développement des systèmes de sécurité sociale et de protection sociale, sécurisation de l’emploi, …). Sur le plan symbolique, au contraire, cela a permis un moindre besoin d’identités collectives, ouvrant la voie à une montée de l’individualisme (libération sexuelle, déclin du nationalisme et des religions, remise en cause de l’autoritarisme familial, …). C’est aussi dans ce contexte d’émancipation culturelle et de progrès social porté en grande partie par les jeunes, que le racisme a régressé (décolonisation, luttes pour l’égalité civique, …). Et si des inégalités et des discriminations persistaient, chacun était animé par ce sentiment que demain serait meilleur et que ses enfants vivraient mieux que lui.

Depuis les années 80, avec l’avènement du néolibéralisme, cette dynamique s’est inversée. Au niveau des rapports socio-économiques, l’individualisme a pris le dessus, avec une mise en concurrence exacerbée des acteurs économiques, la consécration de l’argent et du profit individuel, et le démantèlement de l’État social. Au niveau symbolique, cette désagrégation de la société par les inégalités et une concurrence effrénée a conduit les individus à se constituer des « mondes », à partir dans une recherche compulsive d’identités collectives figées, enfermantes. Celles-ci se sont cristallisées dans le nationalisme, le populisme ou encore l’identitarisme chez les populations « autochtones », et dans le communautarisme et des formes radicales, voire fanatiques, de religiosité chez les autres. Dans son enquête sur les jeunes du « croissant pauvre » de Bruxelles, l’anthropologue Pascale Jamoulle a à cet égard montré comment le quartier apparaît pour ceux-ci à la fois comme une cage (un destin social qui enferme) et un cocon (un entre-soi qui protège), et comment, en l’absence de solidarité de « classe », il ne leur reste que des solidarités ethniques et territoriales qui figent les appartenances.

Le projet d’une transformation sociale est ainsi peu à peu tombé aux oubliettes, ne laissant plus place qu’à des questions d’identité culturelle, d’interculturalité, de choc et/ou de dialogue des civilisations., .. Des problèmes qui, à la base, étaient des problèmes de dynamique sociale globale, vont faire l’objet d’une surculturation par pouvoirs publics eux-mêmes.

C’est donc, selon vous, cette dynamique historique négative qui favorise, entre autres, la radicalisation de nos jeunes ?

Je le pense. Cette dynamique, dans laquelle nous risquons de demeurer encore longtemps, nourrit – et est en même temps nourrie par – les passions tristes (peur, haine de l’autre ou de soi, ressentiment, désir de destruction, de mort, …), chez les « autochtones » aussi bien que chez les personnes issues de l’immigration (de façon particulièrement prononcée chez les personnes issues de pays musulmans). Ce sont ces peurs, ces ressentis somme toute complémentaires qu’exploitent actuellement, d’un côté, des organisations d’extrême-droite comme le FN en France, de l’autre, des organisations extrémistes islamistes comme Daesh.

Les attentats de 2015 n’ont bien évidemment fait que conforter cette spirale négative. Les obsessions identitaires se sont encore renforcées, et les violences – sous de multiples formes, visibles et invisibles – se sont intensifiées, laissant encore moins de place aux velléités de transformation sociale. Les acteurs du néolibéralisme peuvent se frotter les mains…

Dans une société aussi dégradée, avec aussi peu de cohésion sociale, qui mise tout sur l’argent et bloque le destin de nombreux jeunes, il est ainsi révélateur de voir comment certains d’entre eux ont pu basculer, de façon extrêmement rapide, d’une soif jamais assouvie d’argent dans leur parcours de petits délinquants, à une soif, tout aussi insatiable, de dieu.

Que pouvons-nous faire ? Comment enrayer cette montée aux extrêmes ?

Je pense que nous devons revoir en profondeur le mode de fonctionnement de notre société, inverser cette dynamique destructrice en construisant de nouvelles formes sociales et culturelles, à même de stimuler chez les jeunes des passions joyeuses. Sur le long terme, c’est la seule véritable réponse à la radicalisation.

Je ne doute pas que nous finirons par vaincre Daesh, tout comme nous avons plus ou moins vaincu al-Qaïda auparavant. Mais Daesh aura un successeur, sous une forme ou une autre, car tant qu’il y aura une demande, il y aura une offre !

Je m’excuse d’être un peu déceptif, mais tous les mécanismes de prévention du radicalisme que l’on est actuellement en train de mettre en place sont, de ce point de vue, un emplâtre sur une jambe de bois. Attention, je ne dis pas qu’ils sont complètement inutiles et qu’il faut y renoncer. J’y participe d’ailleurs moi-même, en étant membre de la commission Marcourt qui a établi des propositions pour le développement d’un « islam de Belgique ». Mais nous devons voir et aller plus loin.

Comment inverser cette dynamique ?

Il y a un combat à mener complémentairement sur les deux fronts, socio-économique et culturel, qui doit consister à promouvoir concomitamment la transformation globale de la société et l’émancipation des individus.

Dans la première dimension, c’est-à-dire sur l’axe de la propriété (de l’avoir), nous devons produire une plus grande cohésion sociale, instituer des communs, bref résister à une trop grande captation individuelle (« privatisation ») des richesses. Cela implique des réformes fiscales conséquentes, et de repenser l’État social tout en prenant en compte l’inévitable variable « mondialisation ». Il faut lutter contre les inégalités et les discriminations à tous les niveaux, à commencer par les fondamentaux : l’emploi ; le logement (qui ouvre aussi la question des territoires, des « quartiers » et de la ghettoïsation qui s’y observe[3]) ; l’éducation, la formation (l’école). Nous devons également favoriser l’accès à la culture commune pour les populations issues de l’immigration, et plus généralement pour les populations subalternes ; ici, l’éducation permanente a notamment un rôle important à jouer.

Dans la dimension symbolique, c’est-à-dire sur l’axe de l’identité (de l’être), il faut au contraire produire de la singularité, de la différence (favoriser la création, l’expression, les subversions individuelles), bref résister à une trop grande emprise des communautés, des identités collectives sur les individus. Ainsi, tout en facilitant, comme je l’ai dit, l’accès à la culture commune des populations subalternes dans une optique de cohésion sociale, il est nécessaire de travailler à la reconnaissance de trajectoires culturelles singulières minoritaires, disséminées, souvent confinées dans l’underground par la culture légitime.

Quels conseils donneriez-vous aux travailleurs sociaux qui, au quotidien, font face à une large diversité culturelle et, parfois, à des propos ou des comportements problématiques à l’égard de l’une ou l’autre catégorie de la population (racisme, xénophobie, sexisme, …) ?

Les travailleurs sociaux sont toujours, me semble-t-il, en proie à une double tentation, un double tropisme qu’il convient de dépasser.

Le premier tropisme est de vouloir tout objectiver, mettre de la raison là où la passion domine. Bien entendu, je pense qu’il est important, quand on fait du travail social, de pouvoir à certains moments rationaliser, prendre de la distance… Cependant, les êtres humains ne vivent pas fondamentalement dans l’objectivité, mais dans la subjectivité, dans les passions, ce c’est cela qui les fait agir. Ainsi, si des jeunes, pour expliquer leur colère vis-à-vis de la société et leur adhésion à Daesh, mettent en avant les discriminations et les injustices dont ils font l’objet, on ne peut se contenter de tenter de leur démontrer par A+B qu’ils se « trompent », que leur situation objective n’est pas aussi dramatique qu’ils le prétendent. Il faut prendre au sérieux leur perception, tout comme il faut par exemple prendre en considération les sentiments de peur, d’insécurité de « Belgo-belges », quand bien même ils seraient en décalage avec ce que révèlent des données objectives sur leur situation, statistiques ou autres.

Le second tropisme est le relativisme culturel. Le travailleur social tend à relativiser les imaginaires, à dire que « chacun fait comme il veut, suivant sa culture ». Cela découle en partie, je crois, du respect et de la bienveillance très prononcés que les travailleurs sociaux portent à l’égard de leur public, les conduisant à ne pas oser mettre des limites. Ce relativisme est parfois souhaitable et nécessaire, mais lorsqu’il est poussé à l’excès, il peut conduire les travailleurs sociaux à accepter tout et n’importe quoi, sous prétexte que les personnes « viennent d’une autre culture » et qu’il ne faut pas faire preuve d’« ethnocentrisme ». Concernant, par exemple, les rapports de genre et l’égalité femmes-hommes, des travailleuses sociales en viennent parfois à tolérer certains comportements inacceptables de la part de personnes d’autres cultures au point qu’elles finissent par se retrouver dans des situations de grande détresse, de grande souffrance psychique.

Comment, selon vous, les travailleurs sociaux pourraient-ils surmonter le danger d’un relativisme culturel sans freins ?

Le travail social, et plus généralement tous les acteurs qui sont amenés à jouer un rôle social ou éducatif, ont besoin d’être plus au clair avec ce que j’appelle le socle de normes fondamentales, qui doit être commun à tous les citoyens. Attention, je n’ai pas dit « socle de valeurs », car celles-ci sont toujours relatives et ouvertes au débat démocratique. Il est vrai que nos représentants politiques ne semblent eux-mêmes plus savoir, aujourd’hui, quels sont ces normes…

Si ce socle de normes est bien établi, on n’aura plus à choisir entre l’universalisme laïque et le multiculturalisme. On pourra, à la fois, poursuivre le combat pour l’égalité femmes-hommes, la neutralité et la laïcité, et de façon plus générale, tous les combats liés à l’émancipation des individus ; et reconnaître pleinement la liberté religieuse et la liberté de convictions de chacun – dont celle de nos concitoyens musulmans.

J’avais à cet égard proposé, dans le cadre de la Commission du dialogue interculturel de 2005, une « charte du citoyen », énonçant le socle commun de normes fondamentales (incluant nos législations sur le racisme et l’incitation à la haine, l’avortement, l’euthanasie, l’égalité de genre, le mariage entre personnes de même sexe, …). Il était proposé que ce texte symbolique fixant les droits et les devoirs de tout citoyen vivant ou résidant en Belgique soit affiché dans des lieux publics, les écoles, … Cette charte était conçue comme valant pour tous, en ce compris les autochtones, loin de tous eux–mêmes respecter toutes les normes qu’on pouvait y trouver. Elle était incarnée, ancrée dans le contexte belge (références aux luttes historiques pour la justice sociale, contre le racisme, pour les droits des homosexuels, …). Bien entendu, il ne s’agissait que d’une proposition. Dans le contexte actuel, il me semble plus opportun que jamais de relancer ce projet de Charte.

Un support pour consolider ce socle de normes fondamentales pourrait également être le futur cours de « Philosophie et Citoyenneté » dans l’enseignement obligatoire, qui devrait être d’application lors de la rentrée scolaire prochaine en remplacement d’une ou, ce à quoi je serais favorable, deux heures des cours actuels de religion ou de morale. Y seraient ainsi notamment appris les éléments fondamentaux du droit belge, à commencer par le fait qu’il n’y a qu’une loi qui s’impose, c’est celle de l’Etat, la « loi de dieu » ne devant être, comme tous les théologiens sérieux le disent, qu’une métaphore à ne pas prendre au pied de la lettre[4].

Un rappel strict et systématique des normes ne peut-il pas être, parfois, contre-productif ?

Le rappel de ces normes doit être mené de façon réfléchie, et non de n’importe quelle manière. D’une part, il faut demeurer attentif au risque de stigmatisation, en ciblant trop certaines catégories de la population. C’est parfois très compliqué. Aujourd’hui, j’ai par exemple entendu que le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration envisageait de mettre en place des formations sur les rapports femmes-hommes – en particulier sur le respect des femmes – à destination, précisément, des jeunes demandeurs d’asile. On voit bien ici en quoi ce dispositif peut être à double tranchant : il pourrait s’avérer très utile, mais pourrait tout aussi bien être très stigmatisant et même contre-productif.

D’autre part, tout l’art est de rappeler régulièrement les normes fondamentales, tout en continuant à offrir aux jeunes, et aux moins jeunes, des espaces où la parole peut se délier et le conflit se manifester.

Ceci est particulièrement évident pour les jeunes, auxquels il est essentiel que les travailleurs sociaux et les enseignants offrent des espaces de libre expression, où ils pourront tenir des propos parfois fâcheux, agressifs, insultants à l’égard de certaines catégories de la population. Et ce, pour deux raisons au moins. Premièrement, la meilleure manière de connaître les limites de la liberté d’expression, c’est de les éprouver, d’en faire l’expérience. Deuxièmement, il est important de savoir ce que les jeunes pensent et ressentent, pour pouvoir ensuite travailler avec eux sur ces pensées et ces ressentis. Si on leur interdit a priori de les exprimer, cela ne les fera pas pour autant disparaître et ces jeunes iront les véhiculer au sein d’autres espaces, avec tous les risques que cela peut comporter.

A ce sujet, il faut souligner que, du point de vue de la loi, les individus peuvent tout de même bénéficier d’une marge de liberté d’expression importante, dès lors que l’on reste attentif à produire un cadre, un contexte adéquat dans lequel des propos peuvent se délier sans risquer de produire certains effets, en particulier sans inciter un ou des tiers à la haine ou la violence à l’égard d’un individu ou d’un groupe. J’en reviens ainsi ici à la question de la performativité du langage, qui est selon moi une balise importante à garder en tête pour les travailleurs sociaux : les limites de la liberté d’expression ne se situent pas dans le contenu d’un discours, d’une opinion exprimée, que dans son efficacité pragmatique. Autrement dit, aucune parole ne peut, a priori, être considérée comme proscrite ou autorisée légalement, et tout va dépendre de ses effets dans un contexte donné (dans quelles circonstances, à quel moment, en présence et à destination de qui, avec quel de degré de proximité physique, …). De plus, il est à noter que s’il est interdit d’inciter à la haine, à la violence ou encore à la discrimination à l’égard d’un individu ou d’un groupe, la loi n’interdit pas de blesser ou choquer quelqu’un[5].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] KHOSROKHAVAR F., La Radicalisation, Paris, Éditions de la MSH, 2014.

[2] J’adhère en effet à l’anthropologie spinoziste, selon laquelle l’humain est avant tout un être de passions, plutôt que, comme on tend à le percevoir dans notre anthropologie moderne occidentale, un être calculateur, cherchant constamment à maximiser ses intérêts. Ainsi, selon Spinoza, l’humain alterne entre des passions joyeuses et des passions tristes (peur, haine de l’autre ou de soi, ressentiment, désir de destruction, de mort, …), qui sont des affects liés à la façon dont une personne éprouve, réagit, à ce qui lui arrive, aux rencontres qu’il fait, à son environnement, … Les passions joyeuses augmentent la puissance d’être d’une personne, jouant un rôle moteur en l’incitant à renouveler et accroître ce sentiment de puissance. Les passions tristes, au contraire, diminuent sa puissance d’être.

[3]Notons néanmoins que la ségrégation urbaine ne se limite pas à quelques banlieues dévastées par la pauvreté, mais traverse toute la société, à commencer par les élites. Car les ghettos les plus fermés, les sanctuaires les plus préservés du « communautarisme » et de l’entre-soi, sont en réalité aujourd’hui les ghettos de riches. Les mêmes qui parcourent le « village global » dans leur vie professionnelle ou pour leurs loisirs, se coupent physiquement de toute altérité sociale au sein de l’espace urbain. Mais en vérité, tout le monde se sépare de tout le monde : les ouvriers, des chômeurs ; les cadres, des classes moyennes ; les pensionnés, des plus jeunes, et les plus riches, de tous les autres.

[4] Mais ce cours devrait également permettre, de mon point de vue, d’ouvrir chacun aux croyances et convictions des autres, à travers notamment un enseignement de l’histoire des différentes religions. Enfin, par l’enseignement de la philosophie, ce nouveau cours devrait contribuer au développement de l’esprit critique et de la faculté de penser par soi-même.

[5] Charlie Hebdo a par exemple largement usé de cette légalité pour publier leur célèbre caricature du prophète Mahomet : celle-ci a heurté un grand nombre de musulmans, mais n’a pas incité à la haine à leur encontre (tout en sachant, par ailleurs, que le blasphème n’est pas interdit par loi ni en France ni en Belgique)

19 mars 2016|Accueil, Articles & Conférences|