Quelle dialectique entre lien social et lien identitaire ?

 Ceci est le texte d’une communication à un colloque organisé à l’Université Catholique de Louvain les 3-5 mai 2017 sur le thème « Le lien social au regard de la circulation des biens, des personnes et des capitaux ». 

 Depuis quelques années, notre société est entrée dans ce que Gramsci appelait une « crise organique » : le modèle de société actuel (celui du néolibéralisme) est à bout de souffle, mais aucun nouveau modèle n’est, à ce stade, capable de s’imposer à sa place. C’est ce vide que remplit le populisme, précipitant nos sociétés dans une « dé-démocratisation » (l’expression est de Wendy Brown) qui est toute autre chose que le basculement dans un « dehors » de la démocratie de type fasciste, mais qui consiste plutôt à vider la démocratie de sa substance sans la supprimer formellement, à retourner contre elle ses propres constituants normatifs (suffrage universel, liberté d’expression, laïcité, etc.), avec pour effet (sinon pour objectif), de la dévitaliser, de la nécroser.

Les progressistes sont donc requis de faire deux choses d’un même mouvement : résister à cette « dé-démocratisation » et imaginer un nouveau modèle politique.

Deux paradigmes de pensée émergent plus particulièrement dans les milieux intellectuels :

  1. le paradigme du commun de Toni Negri et Michael Hardt, ou (avec de notables différences) Pierre Dardot et Christian Laval : le commun est un principe de coopération et d’autodétermination irréductible aux deux logiques (complices) de la propriété privée et de la gestion étatique. Ce qui est proposé, c’est de sortir du complexe État/Marché, donc aussi des formes classiques d’engagement politique que sont partis et syndicats ;
  2. ensuite, le paradigme du peuple, dont Chantal Mouffe est aujourd’hui la théoricienne la plus en vue. Face au néolibéralisme, elle propose de réactiver le principe de souveraineté populaire. Il faut « construire un peuple », puisque celui-ci n’est pas donné, mais à construire en articulant des luttes hétérogènes (sociales, antiracistes, de genre, etc.). Pour ce faire, parti et syndicat sont indispensables pour épauler les mouvements sociaux. Face au populisme de droite, nous aurions besoin d’un « populisme de gauche » (expression totalement assumée par Mouffe), d’un « Nous » populaire s’opposant à « Eux » (= les élites néolibérales).

Dans les deux cas, l’opposition au néolibéralisme se nourrit d’une critique virulente du socialisme et de la social-démocratie :

  • d’une part, Negri comme Mouffe s’en prennent violemment au social-libéralisme de la Troisième Voie (Anthony Giddens, Ulrich Beck) mis en pratique par Blair, Schröder et la plupart des partis socio-démocrates européens durant les années 90-2000 – et dont Macron propose aujourd’hui une variante tardive ;
  • mais plus profondément, c’est la catégorie même de social qui est soit secondarisée (chez Mouffe), soit récusée (chez les penseurs du commun). Negri est l’auteur d’un livre intitulé Goodbye, Mr Socialism, tandis que Dardot et Laval décrivent le social comme une forme de « perpétuation d’un régime économique fondé sur l’accumulation des richesses privées »[1]. Et si je dis que Mouffe secondarise le social, c’est parce que, certes, elle se dit « socialiste », mais que le social se trouve chez elle subordonné au peuple : le social et ravalé au rang de la politique, par opposition au rang du politique où se joue la construction d’un peuple, d’un Nous.

Je partage totalement l’opinion selon laquelle la Troisième Voie est à la fois une reddition idéologique et une impasse politique. La crise profonde que traversent aujourd’hui les partis socialistes et socio-démocrates (voire, comme en France, leur implosion) montre l’urgence, pour la gauche, de s’en déprendre une bonne fois pour toutes. Mais pour autant, je refuse de « jeter le bébé avec l’eau du bain » : le social reste selon moi la catégorie centrale, fondamentale, « transcendantale » si vous voulez, à partir de laquelle nous devons penser les enjeux présents et futurs de la démocratie. En conséquence de quoi la refondation de l’État social m’apparaît plus que jamais d’actualité.

Il est révélateur que ceux qui rejettent ou secondarisent le social échouent aussi à penser la question des identités : les penseurs du commun l’escamotent complètement, tandis que Mouffe, à l’inverse, lui accorde un privilège indu – qui explique certaines ambiguïtés de son « populisme de gauche ». Faute de temps, je vais ici presque exclusivement discuter Chantal Mouffe. Mes critiques à son égard doivent être interprétées comme la marque d’une profonde admiration pour sa pensée.

Lors du séminaire que nous lui avons consacré à Liège le 20 avril 2017, Mouffe a (fort justement, selon moi) expliqué que toute philosophie repose sur des postulats ontologiques (nécessaires à la démonstration philosophique bien qu’indémontrables eux-mêmes), et qu’en philosophie politique, il existait au fond deux grands types d’ontologie politique : les ontologies associatives et les ontologies dissociatives : d’un côté, les ontologies qui voient l’être du politique dans l’association, la communauté, la délibération, l’amitié, etc. ; et d’un autre côté, celles qui voient l’être du politique dans la dissociation, la lutte, le conflit, les rapports de pouvoir. Du côté des ontologies dissociatives (celles qui postulent une « négativité radicale » du politique : l’idée que « antagonisme, luttes et opacité partielle du social ne disparaîtront jamais »[2]), on rangera des auteurs aussi différents que Machiavel, Spinoza, Carl Schmitt, Foucault, Lyotard, Lefort, Mouffe elle-même (et c’est de ce côté aussi que je situe mes recherches) ; du côté des ontologies associatives, on situera Platon, Aristote, Locke, Rousseau, plus près de nous Habermas, Rawls, Arendt (et Alain Caillé et le MAUSS). L’ontologie associative est incontestablement dominante – elle sous-tend aussi bien le libéralisme (de la « main invisible » d’Adam Smith à « l’ordre spontané » de Hayek) que le communisme (car en dépit de la centralité de la lutte des classes, son horizon final reste l’association d’individus libres).

Tel est bien le sens de la critique que Mouffe adresse aux penseurs du commun comme Negri ou Virno : ils restent prisonniers du mythe « d’une société réconciliée avec elle-même », « d’un saut rédempteur dans une société au-delà de la politique et de la souveraineté, où la multitude pourrait s’auto-organiser immédiatement et agir de concert, sans recours à la loi ou à l’État – une société d’où tout antagonisme aurait disparu »[3].

Mon désaccord avec Chantal Mouffe porte sur la nature même de ce qu’elle appelle « négativité radicale ».

Mouffe fait une différence (qu’elle qualifie d’ontico-ontologique) entre le politique et la politique. Le politique est la dimension de l’antagonisme ontologiquement irréductible entre des « nous » et des « eux » (idée que Mouffe hérite explicitement de Carl Schmitt), tandis que la politique est l’ensemble (« ontique ») des « pratiques et des institutions visant à organiser la coexistence humaine »[4]. En démocratie, l’antagonisme n’est pas éliminé, mais aménagé ou « sublimé » en agonisme entre des « nous » et des « eux » qui ne se considèrent plus comme des ennemis à éliminer, mais (c’est ici qu’elle se sépare décisivement de Schmitt) comme des adversaires qui reconnaissent la légitimité du point de vue de l’autre, et l’indécidabilité du différend qui les oppose.

Chez Mouffe, très clairement, le social est de l’ordre ontique de la politique, tandis que le politique est le lieu ontologique de formation antagonistique des identités – puisque le « nous » ne se constitue qu’en s’identifiant par contraste avec quelque « eux ». C’est ce primat ontologique des identités qui me paraît devoir être interrogé. L’enjeu, je le répète, n’est pas seulement théorique ; il est directement politique. Car si l’agonisme démocratique prend nécessairement la forme d’un conflit entre adversaires identifiables, il faut que la gauche désigne cet adversaire, il faut que le « Nous » populaire identifie un « Eux » (les élites néolibérales). Cette opération d’identification agonistique justifiant elle-même que la gauche (1) recourt au référent national (ce qu’elle appelle un « patriotisme de gauche » [5] ) et (2) se dote de leaders charismatiques capables d’incarner, de personnifier le « Nous » populaire [6]. Il n’y aurait de politique du social possible que sous condition d’une identité politique populaire.

En fait, je repère chez Mouffe une profonde ambivalence quant à la question de l’identité :

  • d’un côté, comme on vient de le voir, elle assimile toute subjectivité politique à l’identité personnelle d’un Nous face à Eux. La formation antagonistique des identités a statut ontologique, elle est le lieu du politique, le social étant ravalé au rang d’aménagement ontique (institutionnel, discursif) de cet antagonisme en agonisme ;
  • d’un autre côté, Mouffe et Laclau se prétendent « anti-essentialistes » : toute identité, répète Mouffe, est une identification, c’est-à-dire une construction contingente appelée à la « déconstruction » (Derrida est une référence majeure de son travail). Aucun Nous n’est donné, il faut construire un peuple par l’intermédiaire d’un parti-mouvement lui-même contingent.

Mais pour que les identités soient éprouvées par les subjectivités politiques comme des constructions, il faut bien supposer chez ces subjectivités une capacité d’arrachement à leurs identités (sociales, ethniques, religieuses, sexuelles, etc.), une conscience proprement sociale, historique de leur propre Nous et de sa différence d’avec les autres (« eux »). Mais pour cela, ne faut-il pas qu’il y ait, entre nous et eux, un espace symbolique qui ne soit pas seulement ontique (contingent), mais proprement ontologique (transcendantal) ? Par conséquent, ne faut-il pas postuler que le social est antérieur et irréductible aux identités, ou pour le dire autrement, que la citoyenneté est irréductible à l’appartenance à un Nous populaire et/ou national ?

C’est pourquoi je propose tout simplement d’inverser le schéma de Mouffe : pour moi

  • le politique, c’est le social, c’est-à-dire les pratiques instituées, sédimentées, qui forment comme un tiers symbolique entre « nous » et « eux » – pratiques qui s’imposent objectivement aux subjectivités, comme la condition de possibilité même de leurs identités personnelles ;
  • la politique, c’est l’antagonisme au sein de cet espace – antagonisme entre partis, clans, lobbies, Nations, ou entre individus eux-mêmes (ce qu’on appelle la lutte pour la reconnaissance).

Ce qui nous intéresse, c’est ce qui se passe au niveau du politique :

  • le plus souvent, le politique est le lieu du consensus, au sens où les acteurs ont intériorisé, incorporé le politique au point qu’ils s’y identifient. Il peut alors y avoir des antagonismes au sein de cet ordre du politique, mais pas au sujet de cet ordre lui-même. Tout groupe contestant (ou que l’on soupçonne de contester) l’ordre symbolique en tant quel tel est alors réputé étranger à celui-ci, ennemi intérieur qu’il s’agit d’éliminer ;
  • mais le politique peut aussi être le lieu d’un dissensus, quand les acteurs sont dans un rapport critique au politique, quand ils dissocient leur subjectivité de l’identité que leur confère l’ordre politique. Ils s’affrontent au sein de l’ordre politique au sujet de (ce que doit être) cet ordre lui-même. Un conflit peut dès lors avoir lieu entre adversaires s’affrontant non pas sur le terrain de la politique, mais du

En d’autres termes, ce qui distingue l’agonisme de l’antagonisme, ce n’est pas que dans l’agonisme, les Nous et les Eux se reconnaissent comme des adversaires et non des ennemis, mais c’est qu’ils ne s’identifient pas complètement à des Nous face à des Eux : ils ne sont pas identiques à eux-mêmes. Comme dit Derrida, « le propre d’une culture (démocratique), c’est de ne pas être identique à elle-même. Non pas de ne pas avoir d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire moi ou nous, prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou si vous préférez, la différence avec soi »[7]. La condition de l’agonisme, c’est le dissensus, c’est le geste de se désidentifier, de se désincorporer, de défaire le consensus qui lie le sujet au Nous, le condamnant à l’antagonisme identitaire[8].

Ce que nous devons à l’anthropologie française de Mauss à Lévi-Strauss à Godelier, c’est d’avoir montré que les sociétés humaines s’organisent à partir d’un tiers symbolique qui exprime le caractère impersonnel, objectif des rapports sociaux, par-delà les relations interpersonnelles empiriques et les communautés concrètes impliquées par ces rapports[9]. Autrement dit, comme le montre Godelier, des liens de parenté et des liens économiques ne suffisent jamais à faire une société[10]; ces liens doivent s’insérer dans un ordre symbolique (qui, dans les sociétés premières, est de type « théologico-politique ») assignant à chacun une place, une position dans un système social de coopération qui est aussi un système de hiérarchie et de dépendance (femmes/hommes, enfants/parents, serfs/maîtres, etc.). Et c’est précisément parce que le symbolique ne se réduit pas à des relations Je/Tu, Nous/eux, qu’il convient d’inverser la topologie proposée par Mouffe en plaçant le symbolique du côté du politique, de l’ontologique, et les relations interpersonnelles du côté de la politique, de l’ontique. Ou pour le dire autrement, notre rapport au monde précède notre rapport aux autres : il n’y a pas de lien entre Je et Tu, Nous et Eux, qui ne passe par l’objectivité d’un Il/Elle/Cela, d’un référent : ce dont parlent Je et Tu, Nous et Eux, et qui, faisant tiers, les empêche de s’abîmer dans des rapports spéculaires de fusion-répulsion[11].

La sociologie d’un Robert Castel hérite aussi de cette idée, notamment lorsqu’il montre que pour se poser comme sujet, pour avoir conscience d’être soi, pour avoir le sentiment d’exister comme personne, il faut une assise, un socle, un support d’existence sur lequel s’appuyer pour agir et exister en tant qu’individu[12]. Il y a un lien intrinsèque entre le fait d’être libre, autonome, et celui d’être relié aux autres – ce dont nos langues ont gardé la mémoire vive [13]. Inversement, perdre son autonomie, c’est être désaffilié, coupé de l’espace de sociabilité qui constitue le support symbolique de toute existence.

Néanmoins, ce que je cherche à faire, c’est de réinterpréter les catégories de symbolique, Tiers ou espace symbolique, etc., léguées par l’anthropologie française de Mauss à Lévi-Strauss et Godelier, au prisme de la pensée politique « dissociative » ou « dissensuelle ». C’est ici que je marquerai ma différence avec certains présupposés théoriques de la revue du MAUSS, et notamment avec le convivialisme prôné par Alain Caillé. Pour le dire fort vite, si je partage l’essentiel du programme politique développé dans le Manifeste convivialiste (tout comme Chantal Mouffe, qui l’a cosigné), je m’en distancie en ce qu’il repose encore sur une ontologie fondamentalement « associative ». Alain Caillé aime à citer Mauss : être civilisé, c’est être capable de « s’opposer sans se massacrer » [14]. Mais pour cela, dit Caillé, les acteurs sociaux sont invités à partager « un art de vivre (convivere) qui valorise la relation et la coopération », et qui relègue par conséquent tout conflit à un niveau ontique, celui de la politique, et non à un niveau ontologique, celui du politique[15].

C’est pourtant sur ce point qu’une société démocratique se distingue fondamentalement, anthropologiquement, des sociétés étudiées par Mauss. Dans les sociétés traditionnelles, le tiers symbolique qui fixe les différenciations anthropologiques sous forme de hiérarchies est figuré par un Autre (Ancêtres, Dieu(x), etc.) garant du caractère immuable de ces hiérarchies ; mais surtout ce Tiers/Autre est incarné, incorporé par les acteurs. Ainsi selon Kantorowicz, dans la société théologico-politique européenne, le corps du roi figure l’unité même du royaume. Tandis que dans les sociétés démocratiques (je suis ici les analyses bien connues de Claude Lefort), le lieu du pouvoir devient un lieu vide, au sens où il est interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. La société elle-même ne peut plus se figurer comme un corps : désormais les différenciations anthropologiques (homme/femme, maître/serviteur, savant/ignorant), tout en restant incontournables, deviennent inassignables. Le conflit, désormais constitutif de l’unité même de la société, entraîne la désincorporation du social. La démocratie n’est donc pas ce régime où le pouvoir appartient au peuple, mais où il n’appartient à personne. L’essence de la démocratie, ce n’est pas l’autodétermination, mais l’indétermination.

Or, si je suis maintenant Jacques Donzelot, « l’invention du social » au XIXe correspond précisément à la reconnaissance de cette indétermination[16]. La démocratie repose sur une tension : d’un côté, le principe libéral des droits individuels basés sur la propriété de soi et de ses biens ; de l’autre côté, le principe républicain de souveraineté populaire et d’unité citoyenne[17]. Liberté et fraternité (qui se superposaient dans les sociétés traditionnelles) sont désormais disjointes, et c’est la question de l’égalité qui surgit dans cette béance – mais comme question aporétique, tiraillée entre l’égalité juridique, formelle des individus propriétaires et l’égalité substantielle des citoyens fraternels. Le social est le nom de cette aporie, et de la solution de compromis qui fut trouvée : la citoyenneté sociale : l’égal accès à l’éducation et à la santé, assorti d’un système de protection soustrayant les plus fragiles aux forces du marché[18].

La question que posait déjà Castel en 1995, c’était de savoir dans quelle mesure cette citoyenneté sociale se trouvait menacée par la restauration néolibérale qui avait débuté dans les années 80. Chez les différentes catégories d’inemployables, personnes précaires, vulnérables, Castel voyait une « homologie de position » avec les « inutiles au monde que représentaient les vagabonds avant la révolution industrielle »[19] : même absence d’inscription dans des structures de sens, même installation dans le provisoire, même incertitude quant au lendemain. Même situation de surnuméraire, d’être flottant, désaffilié …

Or il est essentiel de comprendre que même quand le sujet est désaffilié socialement, il n’en reste pas moins un être relationnel, qui ne peut dissocier sa subjectivité de son environnement social. Or que se passe-t-il quand l’individu ne dispose plus de la protection rapprochée de supports sociaux d’existence ? Il investit alors sa puissance relationnelle dans des supports d’existence de type identitaire – communautaire, nationalitaire, ethnique, religieux. S’il y a bien quelque chose qu’il faut accorder à Chantal Mouffe, c’est que l’être humain est un être de passions. Nous sommes reliés aux autres et au monde par nos affects (crainte/espoir, amour/haine, joie/tristesse, etc.). Mais à la différence de Mouffe, je pense qu’il faut faire une distinction essentielle entre nos passions à l’égard des autres (Je/Tu, Nous/Eux) et nos passions à l’égard du monde (qui fait donc intervenir, entre Je et Tu, Nous et eux, le Cela, le Il ). Les premières forment nos identités, ce sont des passions de l’être. Je soutiens que ce sont des passions tendanciellement tristes, car elles touchent au narcissisme (identification, imitation, comparaison), et entraînent le sujet dans une dialectique négative entre fusion et répulsion, Eros et Thanatos. Tandis que les passions sociales sont des passions du faire qui sont tendanciellement des passions joyeuses (projet, production, imagination) car elles traduisent la capacité du sujet à maîtriser les conditions sociales, objectives sur lesquelles repose notre rapport aux autres (toi/moi, eux/Nous).

 

Je ne dis pas du tout que la pauvreté (la déprivation matérielle) engendre le racisme (la sociologie électorale du vote d’extrême droite le dément), mais que les inégalités (les écarts) au sein d’un même espace social favorisent le repli identitaire de tous les groupes appartenant à cet espace.

 

D’où la « dialectique » suivante : plus une société parvient à assurer « objectivement » la cohésion sociale, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura « subjectivement » besoin de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire ; à l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan subjectif, à se tourner vers des identifications compensatoires.

Pendant les « Trente Glorieuses », dans la foulée du « pacte social » de 1945, on a vu la promotion du collectif au niveau du support social (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée des droits individuels au détriment des supports identitaires (libération sexuelle, égalité femme/homme, déclin du nationalisme et des religions). Les classes populaires, malgré des conditions d’existence bien plus difficiles qu’aujourd’hui, se projetaient positivement dans l’avenir (« demain sera meilleur »).

À partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et l’insécurité sociale grandissante ; ce qui crée chez les individus une demande compulsive d’identité – national-populisme chez les « autochtones », communautarisme chez les « allochtones ».

La société moderne est donc face à un « choix » entre deux dynamiques historiques possibles :

  • selon la dynamique que je qualifierai de social-démocratique, les excès de la propriété et ceux de la communauté sont complémentairement combattus, à l’aide de ce que Balibar appelle « l’argument du danger de l’excès inverse » : quand il y a excès de propriété privée, tyrannie de l’égoïsme (domination par marchandisation), on fera faire valoir les droits de la communauté, de la solidarité ; inversement quand il y a excès de communauté, aliénation de l’individu dans le tout (domination par encastrement identitaire), on fera faire valoir les droits de la singularité, de la propriété (de soi) (cf. le slogan féministe « mon corps m’appartient »)[20]. La synthèse (toujours provisoire, incomplète, impure) converge alors vers ce que Fraser appelle la «parité de participation », qu’elle définit comme un « état qualitatif : être pair, être à égalité avec les autres, interagir avec les autres sur un pied d’égalité », dans les trois dimensions « de la distribution économique, de la reconnaissance culturelle et juridique et de la représentation politique »[21] ;
  • mais la dynamique qui caractérise notre société néolibérale, à l’inverse, est une spirale négative où les excès de la propriété renforcent les excès de l’identité. Spirale négative entre ce que Balibar appelle la violence « ultra-objective » (« la réduction d’êtres humains au statut de choses inutiles, donc superflues ou « en trop »[22]) et la violence « ultra-subjective » (l’assimilation fantasmatique de quelque autre – voisin, collègue, etc. – à un « corps étranger » qu’il s’agit d’éliminer, d’extirper pour recouvrer ou préserver mon identité). L’inversion des affects est patente : à la croyance tangible dans le « progrès » se substitue la conviction généralisée que la société est globalement en déclin. Les passions tristes prennent le dessus sur les passions joyeuses. Le politique ne se décline plus en termes de classes sociales et d’inégalités à combattre, mais de communautés culturelles et d’identités à préserver.

Voilà pourquoi, selon moi, l’enjeu politique fondamental aujourd’hui n’est ni dans le commun qui s’émanciperait spontanément de l’Empire, qui ni dans la construction d’un peuple, d’un Nous populaire dressé contre Eux les élites néolibérales, mais dans la refondation de la citoyenneté sociale, donc la réactivation de l’État social. Plutôt que d’un populisme de gauche, nous avons besoin d’un contre-populisme qui propose un projet de société et qui rende l’avenir désirable.

Non seulement je suis convaincu que c’est la seule voie de sortie du néolibéralisme, mais que c’est une voie parfaitement praticable sur le plan historique. Il est faux de dire que les États sont aujourd’hui dépossédés de leur pouvoir par les marchés et les institutions transnationales ; il est faux de dire que les protections sociales seraient devenues impayables ; ou encore, qu’à cause de la robotisation et de la numérisation de la production, le plein emploi serait une chimère. L’engouement soudain des médias et des politiques pour la question de l’allocation universelle (revenu de base, etc.) est le symptôme que nous assistons à un « retour du social » (à ce titre, on doit se réjouir des débats qu’il suscite), et en même temps il est aussi le symptôme que les esprits « progressistes » peinent encore à articuler la question du travail à celle de la qualité de vie (ou, si l’on veut, la question de la production sociale à celle de la reproduction sociale). Car en vérité, le revenu de base est le type même de la fausse bonne idée, faussement sociale, mais profondément libérale. Si j’ai tenu à conclure (de façon un peu abrupte) sur cette question, c’est parce qu’il en va ici aussi de l’enjeu qui préside à l’organisation de ce colloque : celui du lien : comment faire lien dans une société d’individus ? J’ai voulu faire sentir que répondre inadéquatement à cette question nous exposait à un « retour du refoulé » identitaire dont nous voyons tous les jours les dégâts …

Notes

[1] Pierre Dardot & Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, 2014, p.507.

[2] Ibid., p.85.

[3] Chantal Mouffe, Agonistique. Penser politiquement le monde, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014, p.97.

[4] Ibid., p.16.

[5] « Je défends l’idée d’un patriotisme de gauche car je crois qu’il y a un investissement libidinal très fort dans l’identité nationale. Il faut en tenir compte. C’est une erreur de diaboliser la nation ou d’en faire un instrument fasciste » (Interview au Figarovox, 11 avril 2017)

[6] « Dans la mesure où le peuple est hétérogène, il faut un principe articulateur pour le fédérer. Dans la plupart des cas, la personne du leader joue un rôle important. Elle permet au nous de se cristalliser autour d’affects communs, de s’identifier à un signifiant hégémonique » (ibid.)

[7] Jacques Derrida, L’autre cap, Minuit, 1991, p.91.

[8] J’appelle disssensus communis (par allusion au sensus communis de Kant) ce dissensus qui produit du commun dans le mouvement même où il défait toute « évidence » sur ce commun.

[9] La notion de symbolique a été retravaillée dans la perspective d’un « communisme de la finitude » par le regretté André Tosel in « Pratique marxienne de la philosophie, raison et tiers symbolique », Actuel Marx 2/2008 (n° 44), pp. 147-164, et Du retour du religieux, Kimé, 2011. Je m’inspire ici abondamment de ses réflexions.

[10] Alain Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Albin Michel, 2007, p.89 sq.

[11] Selon Benveniste, seuls Je et Tu, Nous et Vous, nomment des personnes au sens strict, car elles sont seules parties prenantes de l’allocution (je ne dis Je qu’à un Tu). Tandis que Il(s), Elle(s), Cela désignent ce dont parlent entre eux Je et Tu, comme d’une chose, d’un tiers, d’une absence, d’une « non-personne » (Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Gallimard, 1966, p.231 ; p.258-266).

[12] Robert Castel & Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, 2001, p.36 sq.

[13] En latin, liberi veut d’abord dire : bien-nés, de bonne souche (par opposition à l’esclave, qui est sous la domination d’un maître). En germanique, frei, free (libre) est étymologiquement relié à freund, friend (ami) : la liberté, c’est l’appartenance au groupe fermé de ceux qui se nomment mutuellement frères ou amis. Cf. Emile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes. 1. Economie, parenté, société, Minuit, 1969, p.321.

[14] « C’est ainsi que le clan, la tribu, les peuples ont su – et c’est ainsi que demain, dans notre monde dit civilisé, les classes et les nations et aussi les individus, doivent savoir – s’opposer sans se massacrer et se donner sans se sacrifier les uns aux autres. C’est là un des secrets permanents de leur sagesse et de leur solidarité » (M. Mauss, « Essai sur le don », in Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, p.278).

[15] C’est au niveau de la politique que « partout et toujours les intérêts et les points de vue diffèrent, entre parents et enfants, aînés et cadets, hommes ou femmes, entre les plus riches et les plus pauvres, les plus puissants et les sans-pouvoir » : réalité triviale, d’ailleurs ramenée à ce qui la lutte pour la reconnaissance : « l’aspiration de chacun à se voir reconnu dans sa singularité », d’où résulte « une part de rivalité aussi puissante et primordiale que l’aspiration, également partagée, à la concorde et à la coopération »). Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance, Le Bord de l’Eau, 2013, p.14.

[16] Jacques Donzelot, L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Seuil, 1994.

[17] Cf. Chantal Mouffe, Le paradoxe démocratique, Beaux Arts de Paris éditions, 2016.

[18] Robert Castel, Métamorphoses de la question sociale. Un chronique du salariat, Arthème Fayard, 1995.

[19] Ibid., p.21.

[20] Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2012, p.77.

[21] Nancy Fraser, « Marchandisation, protection sociale et émancipation. Les ambivalences du féminisme dans la crise du capitalisme », Revue de l’OFCE, 2010/3 – n° 114, p.11-28.

[22] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.115.

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