Eloge du politiquement correct 

Mon exposé ne s’inscrit pas précisément dans le thème que vous avez choisi d’explorer durant ce colloque : l’exclusion socio-culturelle qui découle des difficultés inhérentes à la langue française et de sa tradition normative et élitiste. C’est d’un autre sujet que je voudrais vous parler : l’exclusion qui découle de l’usage de la langue à des fins de stigmatisation et de discrimination. Il y a néanmoins une proximité thématique évidente, me semble-t-il, entre la convivialité (concept qui préside à vos travaux) et la civilité (un concept qui oriente mes réflexions sur le politique en général, et sur la liberté d’expression et les discours de haine en particulier).

Mon itinéraire professionnel m’a permis de croiser sur cette question un point de vue « théorique » – celui du philosophe politique – et un point de vue « pratique » – à la direction du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, institution publique belge indépendante de lutte contre les discriminations et de défense des droits fondamentaux des étrangers. Je voudrais vous livrer quelques réflexions tirées de cette expérience croisée.

Un point d’abord sur le cadre législatif. En Belgique comme dans la plupart des pays européens, la loi interdit (1) les discriminations proprement dites (refuser un emploi, un logement, l’accès à une école, un restaurant, etc. à une personne ou un groupe de personnes en raison de sa prétendue race, son origine, son ascendance, sa nationalité ; (2) les délits de haine (dont le harcèlement est la forme la plus courante) et (3) les discours de haine, soit les incitations à la haine, à la violence ou à la discrimination (en augmentation exponentielle avec Internet et les médias sociaux).
Il faut d’abord bien comprendre que, sur le plan juridique, on ne combat pas les discours de haine avec les mêmes outils que les discriminations :

  • dans le cas des discriminations, l’outil juridique se base sur un principe général qui est l’égalité de traitement. En principe, on ne peut jamais traiter de façon différente deux catégories de personnes, sauf s’il y a « justification objective et raisonnable ». Dans le cas du racisme, de telles justifications sont rarissimes (la couleur de peau d’un acteur devant jouer le rôle de Nelson Mandela). Sur cette base, il est possible de sanctionner les inégalités de traitement de manière très large et très complète, qu’elles soient directes ou indirectes, intentionnelles ou non-intentionnelles (c’est pourquoi ces lois, en Belgique, ont un volet civil). Une telle base juridique permet donc au Centre pour l’égalité des chances, quand il est  confronté à des cas de discrimination dans l’emploi, le logement, les biens et services, etc., d’intervenir assez rapidement et dans un assez grand nombre de cas,  sous forme d’une action judiciaire s’il le faut (même si le Centre privilégie toujours la conciliation et la négociation);
  • dans le cas des propos qui incitent à la haine, à la discrimination ou à la violence (ou qui nient, banalisent ou minimisent grossièrement les crimes nazis), par contre, le principe général est la liberté d’expression. En principe, on peut tout dire, sauf si l’on profère des propos qui incitent à la haine, à la discrimination ou à la violence. Ici, la logique s’inverse : ce sont les limitations à la liberté qui doivent être dûment justifiées et proportionnées. Nous sommes dans le champ pénal : pour attaquer quelqu’un en justice au motif de l’incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence, il faut donc pouvoir prouver une intention de nuire. Contrairement aux discriminations, les situations où une institution comme le Centre peut intervenir sont donc beaucoup plus rares. Du point de vue de la démocratie, cette inversion de la charge de la preuve est évidemment une garantie pour chacun de pouvoir exprimer ses opinions et ses convictions – d’autant que la jurisprudence belge, on va le voir, protège jalousement, à juste titre, la liberté d’expression.

Cette différence entre les outils de lutte contre les discriminations et les discours de haine suscite l’incompréhension de certains, qui ont l’impression fausse d’un « deux poids deux mesures », comme si le Centre était intransigeant face à la moindre discrimination à l’embauche, par exemple, mais indifférent face à des propos nauséabonds et insupportables. L’explication est pourtant tout autre. Comme on vient de le voir, les deux phénomènes s’inscrivent dans des logiques juridiques « inverses » : dans un cas, l’égalité de traitement prime, et c’est la différence de traitement qui est l’exception ; dans l’autre cas, c’est la liberté d’expression qui prime, et c’est l’incitation à la haine qui est l’exception.

La législation sur les discours de haine suscite des controverses sans fin, et même une réprobation de plus en plus forte, en ce qu’elle porterait atteinte à la liberté d’expression. Pourtant, six années de lutte anti-discrimination au Centre pour l’égalité de chances m’ont convaincu que la lutte contre les discours de haine ne fait peser aucun risque sur la liberté d’expression, qu’il n’y a aucun conflit entre la pénalisation des discours de haine et la liberté d’opinion.

Un arrêt célèbre de la Cour européenne des droits de l’Homme énonce que la liberté d’expression est une liberté fondamentale qui s’étend jusqu’aux « propos qui blessent, qui choquent ou qui inquiètent autrui ou l’Etat » (. Autrement dit, la blessure psychique que peut provoquer un message dénigrant ou insultant chez le récepteur (tel membre de telle communauté) n’est aucunement un critère de sanction. Cela signifie-t-il que l’on peut tout dire ? Certes non, la même Convention autorisant les pays membres à sanctionner des propos à trois conditions :

  1. il faut un « but légitime », à savoir la défense impérieuse de la démocratie, c’est-à-dire des      libertés fondamentales elles-mêmes ;
  2. cette interdiction doit faire l’objet d’une loi ;
  3. elle doit être proportionnée à l’objectif poursuivi.

L’erreur fondamentale, dans les débats qui portent sur cette question, c’est de voir ce type de législation comme une manière de limiter l’expression d’idées ou d’opinions qui seraient vraiment « trop » dérangeantes, comme s’il s’agissait d’une question de « contenu ». Comme si la question était : quels contenus de discours est-il légitime ou non d’exclure de l’espace public (par exemple l’idéologie de l’extrême-droite, ou d’une certaine extrême-gauche, le discours islamiste, ou au contraire islamophobe, ou les deux, etc.) ? Le résultat, c’est que les citoyens et les groupes ont alors tendance à interpréter la « limite » à l’aune de leurs propres convictions ou intérêts. Chacun voit midi à sa porte, car le critère spontané est : « ils » (les adversaires) « exagèrent ». Dans une telle perspective, on comprend que les professionnels de l’expression (les journalistes, les caricaturistes, les historiens travaillant sur l’histoire de l’esclavage ou la seconde guerre mondiale) soient généralement hostiles à toute législation visant à lutter contre les discours de haine, comme si cette législation risquait de s’appliquer à leur travail.

Or, c’est faux, tout simplement parce que telle n’est pas la logique de la loi, ni la pratique des tribunaux. En réalité, ce qui peut faire l’objet de sanctions, ce n’est jamais une idée ou une opinion, mais toujours un acte, un comportement. Ce que le juge saisi d’une plainte pour incitation à la haine va examiner, ce n’est pas l’opinion en tant que telle (aussi choquante, blessante ou inquiétante soit-elle), mais le comportement en quoi consiste la parole proférée. En d’autres termes, une incitation à la haine est un performatif par lequel le locuteur accomplit un certain acte de langage dont l’intention et l’effet sont la haine, la violence ou la discrimination.

Quand vous lisez la jurisprudence sur les discours de haine[1], vous pourriez croire que les juges sont des adeptes zélés des théoriciens des actes de langage (Austin ou Searle) : ils identifient assez naturellement ce qui, dans un énoncé, relève de sa dimension représentative (qui ne doit faire l’objet d’aucune considération de la part du juge) et ce qui relève de sa dimension performative (à laquelle le même juge doit par contre être très attentif). En effet, aucun énoncé n’est, en soi, un discours de haine ; ce qui lui confère cette « qualité », c’est, d’une part, l’intention du locuteur ; d’autre part, le contexte dans lequel il l’a prononcé (devant quel public, à quelle occasion, etc.). Ces deux éléments sont précisément constitutifs de ce que l’on appelle en linguistique un énoncé performatif, c’est-à-dire un acte de langage mis en œuvre par le locuteur non pour décrire son environnement mais pour agir sur lui à l’aide de signes[2]. Un propos qui incite à la haine, c’est donc un acte de langage qui est accompli dans cette intention, et dans un contexte qui lui donne une efficacité potentielle sur le public auquel il s’adresse.

Si je dis « mort aux Juifs » lors d’une manifestation houleuse, ou que j’ordonne « pas d’arabes dans mon entreprise » à mon Directeur des Ressources Humaines, je n’énonce aucune opinion à propos des Juifs ou des Arabes, je fais bel et bien quelque chose, ou je fais faire quelque chose à un tiers (ce qui est la définition même de l’incitation).

Bien sûr, cette caractérisation de l’incitation à la haine comme acte de langage n’épuise pas le débat :
–    certains voudront interpréter la pragmatique de la haine de façon très restrictive, en disant qu’on ne peut interdire un propos qu’à la condition que  les victimes potentielles soient physiquement présentes au moment de l’énonciation d’un discours de haine (c’est la position dominante dans les pays anglo-saxons) – selon l’exemple classique : lancer « mort aux Juifs » à une foule furieuse en présence de Juifs ;
–    dans les pays européens qui ont vécu la montée puis les horreurs du fascisme, cette condition est considérée comme beaucoup trop restrictive, puisqu’elle ne permet pas de pénaliser les propos d’un apprenti-dictateur comme Hitler[3] .

Entre les partisans d’une interprétation restrictive ou élargie de la pragmatique de haine, le débat est ouvert ; mais au moins les termes du débat sont-ils correctement posés, non plus en termes de représentations ou d’opinions, mais en termes d’actes de langage.

Je voudrais donner un exemple concret, d’autant plus intéressant que depuis lors, il a suscité un énorme débat. Mon dernier acte de Directeur du Centre pour l’égalité des chances, en juin 2013, a été de déposer plainte pour incitation à la haine à l’encontre de « l’humoriste » français Dieudonné, suite à un spectacle à Liège en 2012. Tout d’abord, je n’ai pas cherché à faire interdire le spectacle : pas de censure a priori[4]. Mais pas question non plus de rester inerte. Le Centre a dès lors collaboré avec la police locale qui a dressé un procès-verbal détaillé du déroulement du spectacle. J’ai ainsi pu entendre la totalité de ce spectacle. Que ce show soit une logorrhée antisémite et homophobe de plus d’une heure, c’est incontestable. Mais s’agit-il d’incitation à la haine ? Ici, la perspective pragmatique prend tout son sens. On peut discuter à l’infini pour savoir si telle phrase ou telle autre, chacune prise isolément, est antisémite ou homophobe ; ce qui m’est apparu certain, par contre, c’est le dispositif pragmatique global de ce « show » dont les spectateurs étaient, dans leur immense majorité, des jeunes de banlieues issus de l’immigration marocaine (c’est-à-dire un public particulièrement vulnérable, lui-même victime de discriminations structurelles). Parmi les éléments pragmatiques, relevons : le fait que Dieudonné provoque, non seulement des rires, mais aussi des huées ; qu’il accompagne ses propos d’une gestuelle particulière (la fameuse « quenelle », sorte de salut nazi inversé) ; le caractère répétitif et systématique des propos négatifs envers les Juifs, qui atteste que l’intention est bel et bien d’inciter à la haine contre eux.

Il n’est pas du tout sûr, au final, que l’actuelle direction du Centre ou la justice belge aillent jusqu’au procès. Personnellement, j’ai regretté qu’on ne poursuive pas Dieudonné en Belgique. Mais cela prouve qu’il est extrêmement rare de pouvoir sanctionner des propos au titre de l’incitation à la haine. Entre 2007 et 2013, le Centre n’a entamé que cinq procédures judiciaires pour incitation à la haine (dont trois contre le seul groupe islamiste Sharia4Belgium). Or, malgré cette politique de non-intervention, le Centre a la réputation d’exercer une insupportable police de la pensée et de mettre en péril la liberté d’expression. Dans une tribune publiée en mars, un député de droite dénonce ainsi le « politiquement correct » de l’antiracisme officiel qui ne « cesse de censurer tout débat sur des sujets de société pourtant fondamentaux : la neutralité, l’immigration, l’intégration, la sécurité »[6] .

Nous sommes ici dans le registre de la mauvaise foi crasse. Car aujourd’hui, en Belgique comme partout en Europe, on ne cesse pas de parler, à longueur de journée, sur les plateaux de télévision, dans les journaux, sur Internet ou les médias sociaux, d’immigration, d’intégration et d’insécurité. Ce qui est plus intéressant, c’est cette expression toujours utilisée de manière négative et péjorative : « politiquement correct ». Nombre d’intellectuels dits « de gauche » (je pense qu’on peut me définir comme tel) se trouvent aujourd’hui intimidés par ce soupçon, et s’efforcent de donner mille gages qu’ils ne font pas du « politiquement correct ». Je crois que c’est une erreur d’être intimidés. Il vaut bien mieux, je crois, assumer que défendre la démocratie et l’égalité entre les humains, c’est être « politiquement correct ». Ou plus exactement, à la fois respecter intégralement la liberté d’expression et s’efforcer d’être politiquement correct. Car répétons-le, nous ne sommes pas sur le même plan : l’incitation à la haine se situe sur le plan légal, elle concerne notre comportement à l’égard de tiers susceptibles de haine à l’égard de groupes minoritaires, tandis que le politiquement correct se situe sur le plan moral, et concerne notre attitude envers les membres des groupes minoritaires eux-mêmes.

L’expression « politiquement correct », on le sait, est un anglicisme (politicaly correct ; political correctness). Elle a été forgée par la droite et l’extrême-droite américaines, dans les années quatre-vingt, pour dénigrer la lutte anti-discrimination et les mouvements féministe, antiraciste et post-colonialiste, et pour légitimer, a contrario, la parole la plus réactionnaire, présentée comme celle qui dit tout haut ce que tout le monde penserait tout bas, et que la gauche s’efforce de censurer : « il y a trop d’étrangers », « les immigrés augmentent la délinquance », « l’Europe est menacée d’islamisation », etc. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette opération idéologique a réussi. L’expression s’est répandue hors du champ anglo-saxon, puis s’est généralisée à l’ensemble du spectre politique, même à gauche, pour désigner toute forme de bien-pensance et de conformisme.

Le succès de l’expression est un beau symptôme de la victoire idéologique du néo-conservatisme en Occident, qui a réussi à se faire passer pour le parti de la de la transgression et de la critique, et le discours libertaire et progressiste, pour celui de l’ordre établi et du dogmatisme. Alors que hier, les conservateurs tenaient le discours du « sacré » (« il y a des choses auxquelles on ne touche pas ») et les progressistes, le discours de l’historicité (« il n’y a rien d’immuable, il est interdit d’interdire »), aujourd’hui le discours de la nouveauté et de la subversion est tenu par la droite (« il faut innover, parler vrai »), tandis que le discours du sacré et des valeurs est devenu l’apanage des partisans historiques de l’émancipation (défense de l’humain, de la dignité, de la décence).

Fini le temps de l’extrême-droite de rupture, héritière assumée du fascisme (et, de ce fait, tenante d’un discours classiquement antisémite, homophobe, anti-maçonnique, anti-communiste). Le bon vieux « facho » que nous aimions détester n’existe plus. Les lignes se sont brouillées. Résultat : Marine Le Pen ou des groupes comme « Bloc Identitaire » ou « Riposte laïque » prétendent aujourd’hui faire rempart à une prétendue islamisation de l’Europe, non plus au nom des racines chrétiennes ou aryennes de l’Occident, mais au nom de l’égalité femme/homme, de la laïcité, des droits des homosexuels, de la liberté d’expression. C’est la défense de l’émancipation qui justifie aujourd’hui la chasse aux arabo-musulmans.

On ne renversera cette dynamique qu’en assumant que le langage est un enjeu politique, et que les dénotations et connotations à l’aide desquelles nous nous adressons à telle ou telle catégorie de personnes font partie intégrante du rapport social et politique que nous instituons avec elles.

Il y a un an ou deux, un quotidien néerlandophone de centre-gauche, le Morgen, a annoncé qu’il n’utiliserait plus le terme « allochtones » pour désigner les populations issues de l’immigration. Bel exemple d’attitude « politiquement correct ». Ce cas est intéressant car à l’origine, le terme avait été introduit dans le débat public justement dans le souci d’être politiquement correct, pour éviter le terme « immigrés », connoté négativement. Puis c’est la catégorie « allochtones » qui est elle-même devenue péjorative et dénigrante, imposant un nouveau réajustement. La même évolution a marqué jadis, en français l’usage des termes « Nègres » et « Noirs ». Pourquoi changer de dénomination, objectera-t-on, si tout nouveau terme est condamné à hériter des connotations négatives du précédent ? Parce que le travail sur la convivialité et la civilité du langage est indéfini, à réévaluer sans cesse, au gré de l’évolution politique.

Je conclus au sujet de la civilité. Car en définitive, ce qu’on appelle le « politiquement correct », ce n’est rien d’autre que la civilité. Je suis de plus en plus convaincu qu’une politique de la civilité est le corrélat indispensable de toute politique de la liberté. Je m’appuie ici sans réserve sur les travaux d’Etienne Balibar[7] .

Civilité vient du latin civitas, qui renvoie à deux choses : à l’exercice de la citoyenneté, c’est-à-dire à la constitution d’une sphère de socialité indépendante des attachements familiaux et des intérêts économiques, d’une part ; (2) à un comportement moral au quotidien – politesse, courtoisie, attention aux autres – qui révèle une capacité de respecter autrui dans sa singularité, d’autre part.

Historiquement, les règles de la civilité apparaissent avec la civilisation urbaine (14e-16e), au moment où les individus s’émancipent de leurs « encastrements » dans des statuts et des communautés. Dans la société médiévale, le serviteur et son maître n’appartenaient pas au même « monde », et au sein de chaque monde, la codification des comportements était très précise (amour courtois, allégeance, code d’honneur, etc.). Avec la modernité, on assiste à la disparition des castes et à l’égalisation des conditions. Or, à partir du moment où vous vous trouvez face à un individu dont vous ignorez le « rang » ou même l’identité, il faut d’autres modes de socialisation, basés sur l’attention envers toute personne, indépendamment de son statut social ou de sa position de pouvoir. La civilité est donc la capacité de se lier avec des individus qui ne font pas partie de mon cercle « naturel » de socialisation ; c’est aussi la capacité de sortir de celui-ci, de s’extraire des rapports familiaux ou marchands pour se reconnaître mutuellement comme concitoyens.

Sur le plan philosophique, la civilité évoque la Sittlichkeit de Hegel où le sujet se construit en s’arrachant progressivement à ses dépendances communautaires (famille) et économiques (« société civile ») pour devenir citoyen et accéder à l’universel concret de l’Etat[8] . On pourrait également convoquer Kant et la maxime de la « mentalité élargie » : « penser en se mettant à la place de tout autre ». La civilité, c’est élargir son point de vue, être capable de communication sentimentale avec autrui. Transposée dans le contexte historique qui est le nôtre, je définirais la civilité comme l’attitude qui vise à ne jamais traiter aucun être humain comme un surnuméraire, et à ne pas rester soi-même encollé à sa communauté, à son identité.

Que notre époque manque de « civilité », c’est incontestable. Nous voyons d’un côté l’incivilité liée à l’argent et au profit : cupidité, corruption, fraude, cynisme – qui va de la petite élision d’impôt aux salaires indécents, de la fermeture d’entreprises rentables au maintien sur le marché de médicaments mortels. De l’autre, l’incivilité liée aux identités : racisme et sexisme – qui peuvent aller du propos « pour rire » à l’incitation à la haine, jusqu’aux pogroms et aux génocides. On voit bien qu’aujourd’hui, la violence est moins la conséquence d’une situation conflictuelle entre deux pays ou deux classes cherchant à défendre leurs intérêts, qu’un climat général d’hostilité qui échappe à toute conflictualité réglée, stratégique.

Le chantier le plus énorme en matière de civilité aujourd’hui, c’est Internet – qu’il s’agisse des forums de discussion, des blogs et sites, des médias sociaux (Facebook et Twitter), des mails « en chaîne », etc. Internet est aujourd’hui une véritable jungle sans règles de civilité, et où les lois anti-discrimination, du reste ne sont pas appliquées. Avec Internet, on assiste en quelque sorte à un retour, au sein même de l’espace public, et de la logique marchande et de la sociabilité primaire (esprit de clan, de communauté). Nombre d’individus ont si peu le sentiment d’être sur Internet dans l’espace public qu’ils osent y tenir des propos qu’ils ne se permettraient pas de tenir sur leur lieu de travail, voire même dans leur propre famille. Internet ressemble à une sorte d’immense inconscient collectif à ciel ouvert. Le civiliser est un enjeu démocratique majeur.

En effet, il n’y a ni liberté ni égalité possibles sans civilité. Quant à savoir comment la question de la civilité rejoint celle de la convivialité, je vous en laisse juge …

Edouard Delruelle

Professeur de philosophie à l’Université de Liège
[1] Je parle ici de la jurisprudence belge ; mais je gage qu’il en est de même en France, en Suisse, au Québec, etc.

[2] Le performatif fait donc quelque chose en même temps qu’il énonce : informer, inciter, demander, convaincre, promettre, etc. Par exemple, l’énoncé « je vous déclare mari et femme » prononcé par un officier d’état civil fait ce qu’il énonce, de même que l’énoncé la « séance est ouverte » prononcé par une personne institutionnellement habilitée à le dire/faire. Un énoncé devient un performatif en vertu (1) de l’intention de son locuteur, (2) de la manière dont le destinataire la reçoit, et (3) du contexte dans lequel ils se trouvent. Cette théorie a été développée par John Austin, How to do things with Words (1962), trad. Quand dire c’est faire, Seuil, 1970 ; John Searle, Les Actes de langage (1969), Hermann 1972 (rééd. 2009).

[3] À ceux qui ne comprennent pas la nécessité de législation contre les discours de haine, je rappelle toujours qu’Hitler n’a tué personne : il n’a fait que prononcer des discours et donner des ordres. Il est un criminel, non du fait d’avoir du sang sur les mains, mais d’avoir manié la parole avec une efficacité et une perversité redoutables.

[4] Certes, en Belgique comme en France, il existe toujours la possibilité d’interdire quelque manifestation ou spectacle au titre du « trouble à l’ordre public ». Mais outre que cette exception aux libertés publiques doit être maniée avec la plus grande circonspection, dans le cas de Dieudonné en Belgique, il n’était pas possible de l’activer, en raison d’un arrêt du Conseil d’Etat de 2011 qui avait cassé une décision d’interdiction d’un précédent spectacle de Dieudonné, prise par le Bourgmestre de Saint Josse (Bruxelles).

[5] « Ne pas interdire ses spectacles mais agir fermement a posteriori », interview dans Le Soir, 8 janvier 2014.

[6] Alain Destexhe, « Islamophobes ? », La Libre Belgique, 27 mars 2013.

[7] Etienne Balibar, Violence et civilité, Galilée, 2010.

[8] « Civilité » est d’ailleurs une traduction possible du terme « Sittlichkeit » tel qu’il est employé par Hegel.

21 mars 2014|Articles & Conférences, Textes|