Éthique clinique et éthique critique de la prison

Texte d’une intervention à la journée d’études organisée par le « Comité d’éthique des Établissements Pénitentiaires » sur le thème : ÉTHIQUE ET FONCTION DE DIRECTEUR DE PRISON : REALITE, MYTHE OU COMPROMIS OPERATIONNEL ? , le 18 mars 2016 au CFPP de Marneffe (Belgique)

Que des professionnels du milieu pénitentiaire, plus particulièrement des directeurs de prisons, soient préoccupés d’éthique, qu’ils ressentent le besoin de formuler les problèmes auxquels ils sont confrontés en termes éthiques, et non seulement techniques, voilà assurément quelque chose dont il faut se féliciter. Dans la mesure du possible, je m’efforcerai de donner des balises pour consolider cette approche éthique de la fonction de directeur de prison.

En même temps, j’ai toujours exprimé de vives critiques à l’égard de cet engouement généralisé pour l’éthique, que l’on constate dans nos sociétés depuis une trentaine d’années. Car envisager une série de problèmes en termes éthiques, c’est souvent une façon d’en escamoter la dimension politique. Il y a donc une ambivalence du recours à l’éthique – accentuée par le flou sémantique et conceptuel de la notion même d’éthique. Dans cet exposé, je voudrais (1) clarifier le concept d’ « éthique » par rapport à ceux de « morale », « droit », « déontologie » ; (2) montrer l’ambivalence du recours à l’éthique, entre « clinique » et « critique » – entre l’éthique comme repérage et résolution de souffrances et de dilemmes éprouvés par les professionnels des prisons (clinique) et comme mise en perspective réflexive, « sociétale » et même politique des enjeux soulevés par le fonctionnement pénitentiaire (critique) ; (3) plaider pour que vous ne fassiez pas de l’éthique un simple outil de gestion de crise du problème de la surpopulation carcérale – qui est, comme on sait, le problème crucial des prisons, qui surdétermine et écrase tous les autres. Je voudrais plaider pour que l’éthique soit plutôt une manière de poser autrement, de « penser autrement » ce problème de la surpopulation, et donc aussi celui de la politique pénologique – ou plutôt de l’absence de politique pénologique.

Éthique, morale, déontologie

Le terme éthique a de multiples sens, qui croisent ceux du terme morale. À l’origine, ils sont pourtant exactement la même signification : le latin moralis (< mos, moris : les mœurs, les habitudes, ce qui se fait habituellement, communément) est l’exacte traduction du grec ethikè (< ethos : l’habitude, la coutume, les mœurs). Mais le terme grec est plus complexe car le sens de ethos (e = epsilon) se mêle à celui d’êthos (ê = êtha) (via leur commune origine étês = allié, parent) – êthos qui renvoie au soi, au réfléchi : ce qui constitue le soi-même, c’est ce qui nous est familier, ce qu’on s’accoutume à faire[1]. Cette subtilité sémantique est intéressante, parce qu’elle explique peut-être pourquoi les termes morale et éthique ont pris parfois des sens différents, la morale désignant plutôt un ensemble de normes (du bien et du mal, du juste et de l’injuste) propres à un individu ou un groupe, et l’éthique, plutôt la façon dont l’individu cherche à bien agir, à réfléchir sur soi pour se constituer comme sujet (libre, authentique) de ses actions[2].

Depuis le XVIIIe siècle, une idée fondamentale domine la réflexion en morale et en éthique, c’est la distinction entre les jugements de réalité et les jugements de valeur : les jugements de réalité sont vérifiables, susceptibles d’être vrais ou faux, tandis que les jugements de valeur expriment une opinion, une croyance, un souhait ; ils sont donc d’une autre nature, ni vrais ni faux. Distinction, dit-on aussi, entre les propositions descriptives (« il y a 13% d’alcool dans cette bouteille de vin ») et les propositions prescriptives (« ce vin est une merveille » ; « il ne faut pas boire d’alcool »). Entre les deux types de propositions (scientifiques et éthiques), il y a un abîme. C’est ce qu’on appelle la « loi de Hume » (philosophe écossais du XVIIIe) : il est logiquement impossible de tirer une proposition prescriptive d’une proposition descriptive. Constater la surpopulation carcérale en Belgique est une chose (= vérifiable, mesurable), dont il est impossible de déduire, sur le plan normatif, prescriptif, soit qu’il faut construire plus de prisons, soit au contraire envoyer moins de gens en prison. Passer d’une proposition descriptive à une proposition prescriptive est donc toujours un « saut » qui fait intervenir un choix, une orientation (religieuse, idéologique, politique) particulière. Hume en a tiré des conclusions très radicales, à savoir qu’en éthique, « la raison est toujours l’esclave des passions » – autrement dit qu’il y a quelque chose d’irréductiblement subjectif, donc indécidable, dans nos choix moraux. Une phrase célèbre illustre cette idée : « Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse ma ruine totale pour empêcher le moindre déplaisir d’un Indien ou d’une personne qu’est m’est entièrement inconnue »[3]. Égoïsme et altruisme sont donc pareillement rationnels. Hume exprime ici un relativisme moral radical, qui est une tendance forte de notre culture moderne : l’idée que, en l’absence de transcendance, d’absolu (« Dieu est mort »), les valeurs morales, les choix éthiques appartiennent à chacun, qu’aucune objectivité, aucune universalité n’est possible.

En fait, on peut tirer de cette phrase une autre conclusion (et je crois que c’était plutôt l’idée de Hume), à savoir que les valeurs morales, autrement dit les fins que nous donnons à nos actions, ne pouvant se raccrocher à aucun absolu, aucune transcendance, doivent faire l’objet de débat dans le champ politique. Qu’est-ce que la démocratie, sinon un régime de débat autour des valeurs, des fins qui doivent orienter nos actions – valeurs ou fins qui sont fixées dans notre Constitution et dans nos lois ? Je pense qu’il faut inverser le sens de la « démonstration » de Hume. Ce que je comprends, ce n’est pas qu’il faut renoncer à toute discussion éthique en raison de la relativité de nos choix subjectifs, mais au contraire qu’il faut stimuler la discussion démocratique autour des valeurs pour s’accorder collectivement sur les fins à poursuivre, sous peine de se retrouver chacun seul face à ses propres choix, renvoyé à des « passions », à ses sentiments personnels (égoïstes ou altruistes).

Or je crois que c’est bien le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui : chacun dans sa sphère d’activité, nous nous posons des questions éthiques (sur un plan personnel, subjectif) parce que les orientations politiques qui devraient nous guider ne sont pas claires, ou inexistantes. L’engouement pour l’éthique de ces dernières années provient d’abord d’un retrait du politique, d’une chute des grands récits idéologiques qui, jadis, donnaient sens collectivement à nos actions. À partir du moment où nous ne savons plus quelle est la finalité de l’école, de l’État social, de la prison (à quoi sert l’incarcération, quel est son objectif), alors chacun d’entre nous / vous se retrouve seul face à toutes sortes de situations et de dilemmes que l’on qualifie d’ « éthiques ».

Il y a encore une autre façon de poser le problème à partir d’une distinction elle aussi très connue entre « éthique de la conviction » et « éthique de la responsabilité » (distinction forgée par le sociologue allemand Marx Weber) : l’éthique de la conviction me commande d’agir selon ma conscience, d’être fidèle aux principes moraux que j’estime fondamentaux ; l’éthique de la responsabilité, elle, me commande d’agir en tenant compte des conséquences prévisibles de mes actions, de ne pas utiliser n’importe quel moyen pour parvenir à mes fins[4]. Un directeur de prison peut être solidaire d’un mouvement de grève déclenché par des surveillants, parce qu’il en comprend, voire en partage les raisons (éthique de la conviction), il devra aussi tenir compte des conséquences de la grève sur les détenus et son établissement avec comme conséquence, sans doute, d’entrer en conflit avec les surveillants (éthique de la responsabilité).

Or à nouveau, l’articulation entre les deux sortes d’éthique – de la conviction et de la responsabilité – sera plus ou moins difficile selon que les objectifs politiques, collectifs, seront clairement définis. Si une loi fixe des objectifs clairs (par exemple, à la peine d’emprisonnement) (= si les objectifs définis dans la loi sont réellement ceux poursuivis par le pouvoir politique), alors les moyens pour y parvenir sont plus aisément identifiables. Par contre, si les objectifs sont flous (ou si les objectifs énoncés ne sont pas ceux réellement poursuivis), les acteurs de terrain vont se trouver constamment tiraillés entre leurs convictions et leur sens des responsabilités.

C’est pourquoi le recours massif à l’éthique dans toutes sortes de milieux professionnels est avant tout symptomatique d’une société qui n’est pas au clair avec ses objectifs, ses valeurs. En l’absence de finalité politique commune (et démocratiquement débattue), les différentes institutions (hôpital, justice, prison, école, presse d’information, etc.) sont sommées de définir elles-mêmes leurs propres fins, et de mettre en place des dispositifs spécifiques de règlement des dilemmes éthiques. D’où la prolifération des codes de déontologie, des chartes éthiques et des comités d’éthique dans tous les champs professionnels ou presque : médecine (à côté de l’Ordre des Médecins qui statue sur la déontologie proprement dite, on a institué dans les années 90 des comités d’éthique, au niveau fédéral et dans chaque hôpital) ; journalisme (création du Conseil de déontologie journalistique) ; recherche ; éducation ; entreprise ; finance ; administration – et donc aussi le milieu judiciaire (Conseil Supérieur de la Justice) et le milieu carcéral. Significativement, le seul milieu professionnel qui ne se soit pas doté de code et d’instance éthiques et déontologiques est … le milieu politique (on peut légitimement argüer que l’instance qui « juge » le comportement de nos politiques est le peuple lui-même).

Ces instances éthiques ont généralement deux objectifs :

  • Définir (dans un code ou une charte) les principes moraux (valeurs et/ou normes fondamentales) propres au champ d’activité concerné – avec toute la question de savoir quel est le statut de ces normes, qui ne sont pas juridiques stricto sensu (puisqu’elles n’ont pas été posées par le pouvoir étatique et qu’elles ne sont généralement pas assorties de sanctions), mais qui ont quand même une forme de « juridicité » puisqu’elles s’imposent aux acteurs et qu’il existe des instances pour veiller à leur application. Entre éthique et droit, la déontologie définit les principes et règles (entre éthique et droit) qui guident une activité professionnelle.
  • Le second objectif est la résolution de conflits éthiques concrets, qui peuvent être de deux ordres :
    • soit un conflit entre deux principes : ainsi dans les demandes de libération conditionnelle, entre le principe de réinsertion et le principe de sûreté ; ou encore, dans le cas des détenus souffrant de troubles psychiatriques sévères, entre le consentement du malade (son autonomie), et le devoir de protéger autrui et de le protéger contre lui-même, contre ses propres excès ;
    • soit un conflit entre un principe et la réalité : par exemple entre le principe de dignité humaine et de respect de l’intimité d’un côté, et le manque de cellules, de l’autre, qui vous amène à vous demander quel type de détenus doivent être « privilégiés ».

Face à ce type de dilemmes, souvent vécus par les acteurs dans une certaine solitude, l’éthique appliquée propose des balises, des échanges de « bonnes pratiques » et des dispositifs de discussion collective, comme vous le ferez cet après-midi en ateliers. Ainsi l’articulation entre jugements de réalité et jugements de valeur, ou entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité, peut-elle être rationalisée, réfléchie, mise en perspective par les acteurs.

Éthique clinique et éthique critique

Mais ce travail éthique, comme je disais, est ambivalent. Il peut prendre deux directions assez distinctes, qui sont d’ailleurs plutôt comme deux pôles entre lesquels oscille toute réflexion éthique – un pôle « clinique » et un pôle « critique » : le pôle clinique de l’éthique, c’est la résolution de dilemmes éthiques – dilemmes qui provoquent parfois, chez les acteurs, de véritables souffrances psychologiques. L’éthique est ici fixée sur le particulier ; le pôle critique de l’éthique, c’est la réflexion que l’on mène, à partir des mêmes dilemmes éthiques, sur l’institution elle-même – telle prison, telle EDS, voire plus globalement sur l’institution pénitentiaire elle-même. L’éthique procède ici à une montée en généralité.

L’éthique clinique est donc un art du singulier, une sorte de thérapeutique morale ; l’éthique critique vise la modification du contexte de l’action, dans une optique que l’on peut dire « politique ». Or, la tendance dominante de l’éthique appliquée est de privilégier le pôle clinique, voire de gommer la dimension critique de réflexion sur le contexte, sur l’institution elle-même. L’éthique ne fait alors qu’accentuer l’éclipse, le refoulement du politique qui a l’origine de son émergence. Je pense que c’est une orientation fâcheuse, car elle tend à faire de l’éthique, dans certains cas limites, un simple instrument de management, de gestion du stress des acteurs. Je ne nie pas la nécessité du management, mais je m’inquiète que l’éthique s’y réduise.

Selon moi, il est essentiel que la dimension critique reste présente à l’horizon de toute réflexion éthique, pour la raison évidente que toute institution est traversée de rapports de force et de rapports de domination (ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre) qui ne résultent pas seulement des volontés des individus, mais qui sont induits par les structures sociales et institutionnelles elles-mêmes. Rapports de force et rapports de domination qui doivent aussi être pensés, réfléchis, mis en débat. En se focalisant sur les problèmes de conscience des acteurs, l’éthique a tendance à occulter la dimension politique qui leur est sous-jacente – c’est-à-dire le fait que la prison est un dispositif de pouvoir sur des individus (sur les détenus, mais aussi sur le personnel, y compris l’encadrement), dispositif qui en rapport étroit avec la réalité socio-économique, ainsi qu’avec la réalité migratoire et diasporique. Vos détenus ne sont pas seulement des individus qui ont commis des crimes et délits ; c’est aussi une population qui correspond statistiquement à un certain profil socio-économique et socio-culturel. L’éthique doit intégrer ces réalités pour façonner des sujets qui soient des sujets critiques, c’est-à-dire des acteurs conscients des conditions dans lesquelles ils travaillent. J’appelle sujet critique un sujet capable de modifier le contexte de son action, et non pas de s’y adapter de manière fataliste ou instrumentale. C’est pourquoi, selon moi, il est désastreux de couper le questionnement éthique de sa dimension politique.

Je voudrais montrer comment un psychologue du travail que j’admire beaucoup, Christophe Dejours, parvient à faire « tenir » ensemble les deux versants clinique et critique[5]. Dejours étudie la souffrance au travail. Sur base de ses travaux, on peut dresser une typologie utile des types de souffrance (qu’il appelle « aliénations ») que peuvent éprouver les individus dans le cadre de leur travail :

  • L’aliénation éthique, tout d’abord, que le sujet éprouve lorsqu’on lui demande d’exécuter des actes contraires à sa conscience (des ordres illégaux, ou contraires à l’idée qu’il se fait de son travail, ou dont il perçoit qu’ils sont nuisibles à autrui) ; ou lorsque le sujet est témoin d’actes qu’il réprouve, sans pouvoir réagir, ou quand il se trouve pris dans des conflits de loyauté entre deux personnes ou deux principes ;
  • L’aliénation sociale : le fait de ne pas être reconnu : soit que ma profession ne soit pas socialement reconnue (il est certain que les métiers du pénitentiaire ne sont pas très valorisés socialement) ; soit que je fasse bien mon job, mais je n’aie aucune gratification, ni matérielle (salaire médiocre) ni symbolique (ni ma hiérarchie ni mes collègues ne me disent jamais que je travaille bien). C’est le motif le plus connu et le plus courant de souffrance au travail. À l’extrême de la non-reconnaissance, il y a l’humiliation et le harcèlement ;
  • Enfin, l’aliénation culturelle : je suis reconnu, tout le monde est très soudé dans l’organisation, mais je suis contraint de mal travailler, pour respecter des objectifs, assignés par la hiérarchie, qui sont irréalistes. Je suis obligé de bâcler mon travail, au mépris des « règles de l’art », de la qualité du produit ou du service, parfois au mépris des normes de sécurité. C’est le syndrome du Comité central du Parti qui a perdu tout contact avec la base[6]; c’est l’état-major militaire qui ne comprend plus ce qui se passe sur le champ de bataille. Ou les managers qui prennent leurs décisions sur base de rapports d’activité qui sont faux, construits à partir de distorsions à tous les étages de l’organisation, en fonction de la seule image de l’entreprise[7].

Selon Dejours, la souffrance peut devenir maximale (burn out, dépression, suicide) quand ces trois formes d’aliénation se conjuguent, quand l’individu cumule problèmes de conscience, manque de reconnaissance et perte de lien avec le réel. Le grand mérite de Dejours est d’avoir attiré l’attention sur le troisième type d’aliénation, dite « culturelle », qui naît de la distorsion entre le discours et la réalité, entre les objectifs et les pratiques concrètes. Or c’est précisément ici que l’éthique critique (et non seulement clinique) s’avère absolument nécessaire. Et si j’insiste sur ce point, c’est parce que le centre de gravité des problèmes éthiques que vous rencontrez comme directeurs de prison, avec vos détenus et votre personnel, mais aussi avec votre hiérarchie, et donc le politique, se situe précisément au niveau de cette aliénation culturelle, de cet abîme qui se creuse entre discours et réalité.

Je voudrais à cet égard citer un directeur de prison (aujourd’hui à la retraite) : «Aujourd’hui, il ressort une impression d’artifice managérial pour couvrir l’absence de mise en place des objectifs soucieux de l’humain. L’administration cherche à se donner l’image d’une entreprise gérée de façon moderne en adoptant un discours à la mode, sans vraiment résoudre les dimensions complexes qui accompagnent l’incarcération : comment arriver à gérer les problèmes quotidiens bien réels de la surpopulation, des malades mentaux, des toxicomanes, des étrangers, des jeunes ou des personnes plus âgées ? Les directeurs des établissements, invités à exploiter toutes les ressources managériales qu’offrent les plans stratégiques et opérationnels pour leur prison, découvrent que ces discours officiels, outre qu’ils leur enlèvent la dimension personnelle du travail, contreviennent aux motivations humanistes de leur engagement, sans les aider vraiment dans leurs missions relationnelles. Ils sont gagnés par le sentiment que ces discours occultent les failles et lézardes des murs de l’institution pénitentiaire »[8].

Ce directeur exprime très bien l’aliénation culturelle, la distorsion entre le discours officiel et la réalité, à laquelle doit faire face n’importe quel directeur de prison.

Il est symptomatique que l’objectif sociétal de la prison (à quoi sert l’emprisonnement, quels principes fondamentaux l’encadrent, etc.) n’ait été défini par le Législateur que très tardivement et très partiellement, dans la loi de principes du 12 janvier 2005, qui fixe le statut juridique du détenu en tant que sujet de droit, et qui pose comme principe qu’il faut limiter au maximum les effets préjudiciables à la détention (effets négatifs pour le détenu, mais aussi son entourage, sa victime et la société) – cette limitation des effets négatifs étant considérée comme une condition nécessaire à la réalisation des autres objectifs, à commencer par la réinsertion. D’où une série de principes complémentaires : (1) respect de la dignité humaine (préservation du respect de soi et du sentiment de responsabilité individuelle et sociale) ; (2) participation des détenus à l’organisation de la détention ; et (3) « normalisation », c’est-à-dire rapprochement de la prison du monde libre par les conditions de vie comme par les contacts extérieurs[9]. Cette loi s’inscrit elle-même dans un long processus « d’humanisation » des conditions de détention : autorisation de correspondre, de fumer, de lire la presse, port des vêtements civils, punitions délestées de portée vexatoire, ouverture de la prison à d’autres professionnels (travailleurs sociaux, médicaux, enseignants, intervenants divers), etc.

Mais comme l’écrit ironiquement Philippe Mary, « la situation carcérale est pour le moins en contradiction avec la loi »[10]. Les principes éthiques que je viens d’énoncer sont comme pris en étau entre un traitement de plus en plus répressif des individus, d’une part, et une approche de plus en plus managériale de la population carcérale, d’autre part.

D’un côté, multiplication des réformes durcissant la réaction pénale, en particulier en matière de délinquance dite sexuelle, mais aussi en matière de dispositifs pénaux généraux (libération conditionnelle plus difficile, allongement des peines, périodes de sûreté de plus en plus longues, ou, au niveau de la prison elle-même, extension des possibilités de contrôle du courrier et d’interdiction des visites dans l’intimité, assimilation de la tentative d’infraction disciplinaire à une participation, disparition de la personne de confiance dans la procédure disciplinaire, etc.) – durcissement qui va à l’encontre de l’objectif de limitation des effets préjudiciables de la détention;

D’un autre côté, développement d’une nouvelle pénologie, dite « justice actuarielle » axée non plus sur l’individu, mais sur « la gestion de groupes à risques, leur surveillance et leur contrôle, afin de réguler les niveaux d’une délinquance considérée comme un risque normal dans la société. L’objectif ne serait dès lors plus d’éliminer ce risque, mais de le rendre tolérable, de le circonscrire dans des limites sécuritaires acceptables ». Dans cette logique, la politique pénale n’est plus référée à des objectifs et des principes éthico-politiques fixés « de l’extérieur » par la société (via le Législateur), mais est « appréhendée de manière systémique, à travers sa propre rationalité » – c’est-à-dire que le système pénal produit ses propres paramètres, ses propres critères de performance[11].

Ce qui est au centre de cette double approche, répressive et managériale, c’est évidemment la surpopulation carcérale – à la fois résultat d’une politique de plus en plus sécuritaire et objet principal (sinon unique) du « management pénitencier ». Dans une telle configuration dominée par le répressif, le sécuritaire d’un côté, et le managérial, l’actuariel de l’autre, à quoi peut servir l’éthique ? On peut la voir, d’un point de vue « clinique », comme une manière gérer les difficultés et les souffrances rencontrées par le personnel pénitencier dans son travail quotidien (et je ne néglige pas cet aspect) ; mais aussi, d’un point de vue « critique », comme une manière de prendre un certain recul (et donc d’acquérir une certaine lucidité) par rapport au contexte politique global dans lequel on vous demande de travailler.

Dans une optique « critique » et non plus seulement clinique, il est certainement insuffisant d’appréhender la situation des prisons en termes de « paralysie » (due à la surpopulation) et « d’échec de la prison ». Je suis frappé par l’analogie de traitement médiatique et politique entre la question de la prison et celle de … l’école – dont on ne cesse aussi de dénoncer les mauvaises performances, l’écart entre l’objectif (l’égalité, l’ascenseur social) et la réalité (la concurrence entre établissements, les s écoles-ghettos) – l’échec scolaire jouant le même rôle de paramètre « négatif » que la récidive pour la prison. Or, si l’on prend un certain recul critique, le phénomène de l’échec scolaire est si massif qu’on ne peut pas dire qu’il s’agit d’un ratage, d’une lacune de l’institution – à laquelle on pourrait remédier en y mettant plus de détermination et/ou de bienveillance. On doit constater que l’échec scolaire est fonctionnel : il sert de triage social vers des filières dites de relégation (technique et professionnel) ou vers l’enseignement spécial (où les enfants issus de milieux immigrés et/ou défavorisés sont surreprésentés). Autrement dit, il n’y a pas d’ « échec de l’école » : sans devoir activer la moindre théorie du complot, l’école fonctionne en réalité comme les classes dominantes veulent qu’elle fonctionne, à savoir comme une forme de sélection sociale, permettant aux classes privilégiées de se reproduire dans les établissements dont elle se réserve l’accès, et rejetant à la périphérie les populations surnuméraires, superflues, dont le stade ultime de traitement, une fois l’échec scolaire définitivement avéré, est la délinquance et … l’enfermement (IPPJ puis la prison). Il faut avoir la lucidité de dire que les jeunes en décrochage scolaire ne sont pas une pathologie de l’école, mais les produits attendus de son mode de fonctionnement.

Ce que je dis ici de l’école consonne évidemment avec le diagnostic bien connu de Michel Foucault sur la prison – à savoir que, depuis le XIXe siècle, les mêmes constats se répètent : la prison ne diminue pas la criminalité, elle provoque la récidive, elle fabrique des délinquants, etc. Le discours de « l’échec de la prison » est aussi vieux que la prison elle-même, au point qu’il faut se demander, dit Foucault, si ce qu’on présente comme un échec ne répond pas à une rationalité voulue par le système – rationalité qui, pour Foucault, consiste en une « gestion des illégalismes populaires », une manière de les trier, de les distribuer, et cela dans l’optique utilitariste de faire « croître l’utilité possible des individus (…). Les disciplines fonctionnent de plus en plus comme des techniques fabriquant des individus utiles. »[12].

Mais on peut se demander (toujours avec Philippe Mary) si la société, depuis une trentaine d’années, n’a pas assigné à la prison (partout en Europe) une autre mission « non dite », qui n’est plus de fabriquer des individus dociles et utiles, mais de gérer les inutiles, les surnuméraires, les superflus[13]. Dans un marché économique caractérisé par la concurrence généralisée et le chômage structurel, l’impératif politique n’est plus de cultiver l’utilité de tous les individus, puisqu’une partie de la population (10-20 % ?) se trouve en situation de décrochage, d’exclusion ou (terme plus adéquat) de « désaffiliation » (Robert Castel) qui conduit à gérer ceux que Bertrand Ogilvie appelle les « hommes jetables »[14]. Car telle est la réalité statistique de la population carcérale, si l’on croise « un axe professionnel – caractérisé par l’absence de travail – et un axe socio-familial – caractérisé par l’isolement social ou, à tout le moins, par une forte vulnérabilité relationnelle »[15]. La mission « réelle » de la prison, très éloignée de ce que disent les textes officiels, ne serait-elle pas le traitement des « déchets » humains de la société hyper-industrielle – exactement comme on traite les déchets matériels de la société de consommation ?

Dans cette optique, des réalités inacceptables d’un point de vue éthique trouvent une sorte de rationalité – je songe aux 1.100 internés (10% de la population carcérale), dont on ne cesse de répéter qu’ils n’ont rien à faire en prison, sauf à considérer qu’il existe comme un continuum entre ces formes extrêmes de désaffiliation que sont la délinquance et le crime d’un côté, la folie de l’autre – ce qui explique non seulement la présence des internés en prison, mais aussi le taux élevé de détenus atteints de troubles psychiatriques (plus de 50%), et celui, très élevé aussi, de détenus ayant connu des troubles psychiatriques avant leur détention (33%)[16].

Dans la perspective d’un traitement des hommes jetables, des surnuméraires, la réponse carcérale est « rationnelle », et même la surpopulation cesse d’apparaître comme un échec : après tout, elle a pour principal effet de pousser le politique à augmenter la capacité pénitentiaire, ce qui, on le sait, accroît encore la population carcérale, jusqu’à faire peut-être du milieu pénitentiaire, comme aux États-Unis, un instrument de gestion structurelle de l’exclusion sociale, en même temps qu’un secteur économique à part entière.

Face à une telle situation, il semble n’y avoir que deux réactions possibles : le cynisme ou la démission. Mais c’est bien parce que vous vous refusez à cette ruineuse alternative, et que vous ne pensez pas que les détenus sont des déchets, que vous vous posez des questions éthiques. Mon intention n’est nullement de vous inciter à la rébellion contre votre hiérarchie et le « système capitaliste », mais de resituer le cadre historique et politique dans lequel nous évoluons. C’est cela, et rien d’autre, l’éthique critique. Après, conformément à la « loi de Hume », chacun se détermine librement, individuellement ou collectivement, entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité.

Edouard Delruelle

[1] Emile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes. 1. Economie, parenté, société, Minuit, 1969, p.332.

[2] Dans son maître-ouvrage précisément intitulé L’Ethique (1675), Spinoza distingue ainsi très clairement la morale qui relève des conventions sociales (le bien et le mal, le juste et l’injuste tels qu’ils sont socialement institués), et l’éthique comme méthode pour s’émanciper, s’améliorer, atteindre un rapport de transparence et d’authenticité avec soi-même.

[3] David Hume, Traité de la nature humaine, II, 3, III.

[4] « Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses » (M. Weber, Le Savant et le Politique (1919), trad. J. Freund revue par E. Fleischmann et É. de Dampierre, Plon 1959, 10/18, p. 206-207)

[5] Christophe Dejours, Souffrance en France : la banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998 (2009) ; Conjurer la violence, (violence, travail, santé), Payot & Rivages, 2007 ; Travail : usure mentale, Bayard, 2015.

[6] C’est ainsi que l’URSS s’est effondrée, « de l’intérieur » : les plans quinquennaux décidés en haut lieu étaient coupés de la réalité, tout le monde le savait, mais faisait semblant de les respecter.

[7] Christophe Dejours, « Résistance et défense. Entretien avec Domique Lhuillier », Nouvelle revue de psychosociologie, 225-234 (disponible sur www.cairn.info).

[8] Cité par De Coninck & G. Lemire, Être directeur de prison. Regards croisés entre la Belgique et le Canada, L’Harmattan, Paris, 2011, p. 219.

[9] Philippe Mary, La politique pénitentiaire, « Courrier hebdomadaire du CRISP », 2012/12 n° 2137.

[10] Ibid., p.33.

[11] Comme l’explique Philippe Mary, la conception de la récidive s’en trouve par exemple bouleversée : elle sert dorénavant moins à « mesurer l’échec ou le succès d’un programme de traitement, que l’efficacité du contrôle exercé sur des condamnés par la capacité du système à détecter de nouvelles infractions ou les violations de conditions mises à la libération » (ibid.).

[12] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1972, p.211-212. N’oublions pas que l’inventeur du « panoptique », Jeremy Bentham, est le père de ce courant philosophique qu’on appelle l’utilitarisme.

[13] Ce qui était, du reste, sa mission originaire selon Foucault : « On leur demandait surtout à l’origine de neutraliser des dangers, de fixer des populations inutiles ou agitées, d’éviter les inconvénients de rassemblements trop nombreux ».

[14] Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Éditions Amsterdam, 2012.

[15] Philippe Mary, La politique pénitentiaire, « Courrier hebdomadaire du CRISP », 2012/12 n° 2137, p.44.

[15] Ibid., p.33.

[16] Catherine Paulet, « Réflexions sur les objectifs et les conditions du soin psychiatrique en milieu pénitentiaire », Perspectives Psy, 2006/4 Vol. 45.

 

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