Ethique individuelle et vie en société

Le 2 juin 2012, le Grand Orient de France organisait, à Liège, une Journée Citoyenne ouverte au grand public sur le thème : « L’avenir de la santé : solidaires et responsables ». 

Je voudrais vous entretenir des rapports entre individu et société, entre liberté de la personne et intérêt collectif, entre responsabilité et solidarité, à partir de mon expérience de philosophe jadis engagé dans une série de combats en bioéthique, notamment celui de l’euthanasie.

« Bioéthique et santé publique » sont les deux pôles thématiques de la Commission Nationale du Grand Orient de France qui est à l’initiative de ce colloque. Je n’ignore pas que, aujourd’hui, le centre de gravité penche vers la santé publique, et non vers la bioéthique. Néanmoins, il n’est pas indifférent que les deux thèmes soient regroupés. Il est important, essentiel même, de montrer que les enjeux bioéthiques fondamentaux sont en fait intimement liés aux enjeux de santé publique. Il est essentiel de montrer ce lien pour casser cette image fausse selon laquelle les partisans de l’humanisme laïque en Europe seraient des défenseurs de la liberté individuelle absolue, des promoteurs dogmatiques (ou naïfs) des droits de l’individu contre toute idée de loi, d’institution sociale, de moralité collective.

C’est pourtant ainsi que les enjeux de bioéthique sont le plus souvent présentés dans les débats publics (médiatiques ou parlementaires) : comme des enjeux portant sur la liberté individuelle et ses limites. Qu’il s’agisse de l’avortement, de l’euthanasie, de la procréation artificielle, de l’union avec une personne de même sexe, etc., on met toujours en opposition partisans et adversaires de l’autonomie de la personne. On oppose

  • d’un côté ceux qui veulent étendre le plus loin possible l’autonomie individuelle, et pour qui l’extension de cette autonomie est nécessairement un progrès moral ;
  • et d’un autre côté, ceux qui dénoncent dans cette obsession de l’autonomie une forme d’individualisme narcissique et de croyance malsaine dans la toute-puissance de la technique.

Le débat porte donc invariablement sur la valeur de l’autonomie et de la liberté, sur les limites morales et juridiques de cette liberté, et sur la responsabilité du Législateur envers cette liberté : doit-il l’honorer, la promouvoir, ou au contraire l’encadrer et la limiter .

J’ai toujours été convaincu que cette façon de problématiser les enjeux de bioéthique était un piège pour les laïques et les progressistes, car il enferme l’humanisme laïque dans la seule défense de la liberté individuelle, laissant aux conservateurs le monopole de la critique de l’hyper-individualisme et du technicisme. Car il faut bien voir que le conservatisme éthique a changé de visage. Hier, il était dominé par la religion et la théologie. Ce n’est plus le cas. Dans le champ intellectuel, le discours qui s’oppose à l’autonomie individuelle en matière de médecine ou de sexualité, ne fait plus référence au caractère « sacré » de la vie ou à l’ordre immuable et naturel et immuable des choses. Ce n’est plus un discours qui s’appuie sur le Décalogue ou la théologie ; c’est un discours sécularisé qui puise dans les sciences humaines, et plus particulièrement dans tout un pan de l’anthropologie et de la psychanalyse. Contre les avancées en matière de bioéthique et de sexualité, il existe aujourd’hui tout un discours qui vient de la gauche, et qui énonce qu’il n’y a pas d’humanité authentique sans le respect d’un certain ordre symbolique de la société, donc d’un certain nombre d’interdits fondateurs, garants de la dignité humaine et de la solidarité entre les individus. Pas de solidarité, pas de responsabilité sans institution symbolique de la société. Le discours « naturaliste » en bioéthique, la défense de l’immuable contre le relativisme et l’individualisme, ne s’autorise plus (depuis longtemps) de Saint Thomas d’Aquin et Saint Ignace de Loyola, mais de Lacan et Lévi-Strauss – ou plus exactement, de certaines interprétations de Lacan et Lévi-Strauss. Bien sûr, ces interprétations sont parfois, tout simplement, le masque du conservatisme religieux. Mais pas toujours. Une étrange alliance s’est donc formée entre le conservatisme traditionnel, de type ,religieux et une certaine gauche anti-individualiste, pétrie de Freud et de Durkheim, pour dénoncer le culte du moi et du subjectivisme, et pour faire valoir que le désir doit s’ordonner à un fondement symbolique, à la Loi du Père (interdits du meurtre et de l’inceste), indispensable pour ne pas voir l’humanité sombrer dans la jouissance illimitée.

L’humanisme laïque [ref]L’identification de la laïcité à l’humanisme étant elle-même sujette à caution. Personnellement je ne me définis nullement comme « humaniste » …[/ref] ne doit certes pas être dupe de cette « anthropologisation » du discours conservateur ; mais il doit aussi pouvoir montrer qu’il ne se réduit pas à une défense de la liberté individuelle, et qu’il n’ignore pas les dangers de l’hyper-individualisme et du technicisme. Nous devons donc éviter un double piège : aplatir notre argumentaire sur celui de l’idéologie libérale ; céder face au discours anthropo-psychanalytique du fondement et de la loi, qui a aujourd’hui pris le relais de la théologie contre le progrès et l’émancipation.

Pour poser adéquatement la question de la liberté, il est toujours utile de réactiver la distinction forgée par Isaiah Berlin entre liberté négative et liberté positive [ref]Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté » in Éloge de la liberté, trad. de l’anglais J.Carnaud et J. Lahana, Paris, Calmann-Lévy,1988.[/ref]. La liberté négative, dit I.Berlin, « consiste à ne pas être entravé dans ses choix par d’autres », tandis que la liberté positive, « à être son propre maître ». Quelle est la différence entre les deux ?

La liberté négative consiste à agir comme on l’entend, sans avoir à rendre compte de ses choix à quiconque. Que je décide de passer mon samedi à un Colloque du GOF, ou à m’abrutir devant des jeux vidéo : cela relève de ma liberté individuelle, qui n’a de limite que celle d’autrui. « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ». Du moment que je viens pas à ce Colloque pour le perturber, ou que je n’oblige pas à mes proches de jouer avec moi à la Playstation, j’ai une liberté de choix totale. C’est très souvent au nom de la liberté négative que l’on justifie le droit à l’avortement, à la procréation artificielle, à l’euthanasie ou au mariage homosexuel : dans tous ces cas, l’exercice de ma liberté individuelle n’entrave en rien celle des autres, qui restent libres de faire d’autres choix que moi. Dans la perspective de la liberté négative, la raison pour laquelle j’agis de telle ou de telle manière n’a aucune validité ; il n’y a pas plus de « raison » d’agir de manière héroïque ou égoïste, puisque aucune justification sur le bien-fondé moral de mes choix, sur leur sens existentiel, social ou politique, n’est nécessaire pour exercer ma liberté [ref]David Hume a formulé cette indifférence morale de la liberté négative dans une formule fameuse : « Il n’est pas contraire à la raison que je préfère la destruction du monde entier à l’égratignure de mon doigt. Il n’est pas contraire à la raison que je choisisse ma ruine totale pour empêcher le moindre déplaisir d’un Indien ou d’une personne qu’est m’est entièrement inconnue » (D.Hume, Traité de la nature humaine, II, 3e partie, section 3).[/ref].

La liberté positive, elle, consiste, non pas en une absence d’entraves, mais « à être son propre maître », à vivre sa vie de manière autonome au sens propre : poser soi-même ses propres normes, faire ses choix d’existence en toute conscience critique par rapport à soi-même et au monde qui nous entoure. Celui qui choisit de s’abrutir devant des jeux vidéo n’est pas libre en ce sens, car on peut difficilement dire qu’en faisant ce choix, il est son propre maître. La liberté positive est donc indissociable d’une réflexion sur le sens que l’on veut donner à sa vie. Sans l’idée de liberté positive, l’éducation des enfants n’aurait pas de sens. Car on n’éduque pas un enfant à faire ce qu’il veut (regarder la télé, se droguer, etc.) à condition de ne pas attenter à la liberté d’autrui, mais à être maître de sa propre vie.

La liberté positive inclut la réflexivité critique, mais aussi la responsabilité à l’égard des autres et de la société. Or, qui dit responsabilité dit dialogue, confrontation publique des raisons d’agir. La liberté positive est liberté politique ; elle montre que l’éthique, comme réflexion sur les raisons d’agir, est indissociable de la politique.

La base ontologique des deux libertés est très différente. La base de la liberté négative, c’est en fait la propriété : je suis propriétaire de mon corps, et des biens que j’ai légitimement acquis. Je fais donc ce que je veux de mon propre corps, dont je suis propriétaire. Tandis que la base de la liberté positive, c’est l’historicité : je suis un être historique, capable de modifier le monde qui m’entoure et ma propre relation à ce monde et à moi-même, grâce à la réflexion critique et à ma volonté de modifier le cours des choses. L’historicité est donc indissociable du dialogue, mais aussi du conflit, avec les autres.

Bien sûr, la liberté individuelle que nous défendons tous ici, c’est la liberté positive, et non la liberté négative. Ce n’est pas la propriété de mon propre corps, mais l’historicité de mon existence, qui se joue dans le droit à l’avortement, à la procréation artificielle ou à l’euthanasie. Non pas la possibilité pour l’individu d’être propriétaire de son corps, mais c’est celle d’être maître de son existence.

Les conservateurs ne cessent évidemment de faire l’amalgame entre les deux formes de liberté, comme si l’humanisme laïque se réduisait à une défense de la propriété individuelle. Ils ont alors beau jeu de dire que les libertés acquises sur le terrain médical ou sexuel ne sont qu’une porte ouverte à l’individualisme narcissique et à la réduction de l’homme au statut de chose manipulable par la technique et l’économie.

Car les excès du subjectivisme et de l’objectivisme se conjuguent dans la liberté réduite à la propriété de son propre corps. S je suis propriétaire de mon corps, cela signifie que mon corps est comme un instrument, une chose, un objet disponible pour ma volonté et mon désir (ultra-subjectivisme, narcissisme) ; mais cela signifie aussi que, dans le contexte socio-économique qui est le nôtre, mon corps peut vite devenir instrument, chose ou objet disponible pour la volonté d’autrui (ultra-objectivisme, réification). C’est contre le narcissisme et le technicisme, contre les excès du subjectivisme et de l’objectivisme, que s’élève un certain discours anthropologique pour rappeler qu’il y a une finalité à l’existence humaine, que le désir ne peut abolir l’ordre symbolique des choses, et que, face à la naissance, à la différence sexuelle, à la mort, l’homme ne peut pas disposer de son corps comme d’une propriété exclusive.

Une conception authentique de la liberté comme autonomie, historicité, doit donc lutter sur deux fronts :

  • contre la réduction de la liberté à la propriété corporelle, qui est le fait de l’individualisme libéral ;
  • contre la subordination de la liberté à un soi-disant « ordre symbolique » ou « interdit symbolique » qui réintroduit en fait l’idée d’une « naturalité » ou immuabilité de l’humain.

L’autonomie n’est pas simple propriété de soi-même ; mais elle ne peut non plus s’accommoder d’une naturalité qui lui ferait précisément perdre son historicité fondamentale

Il est exacte que l’évolution des sciences et des techniques, associée à la libération sexuelle, soulèvent des questions de type anthropologique :

  • la procréation artificielle touche à la question de la filiation :
  • l’orientation sexuelle et l’identité sexuelle (union homosexuelle ou lesbienne, frontières entre le masculin et le féminin, transsexualité) touche à la différence sexuelle et aux règles matrimoniales ;
  • l’euthanasie touche à la mort, à l’interdit du meurtre.

On ne peut donc éluder ces grandes questions anthropologiques : la différence sexuelle, l’interdit du meurtre, l’ordre entre les générations.

Mais précisément, il convient toujours de rappeler que ces possibilités nouvelles offertes aux individus, et les questions qu’elles posent sur le plan anthropologique, n’ont pas émergé dans n’importe quelle société, mais dans une société qui a aussi investi le corps et la santé à l’aide de toute une politique de santé publique : soins de santé garantis par un système assurantiel, contrôle de l’hygiène, des épidémies, de la natalité, protection de l’enfance, du handicap mental et de la maladie mentale, etc. On ne peut dissocier la bioéthique de la biopolitique (selon l’expression de Michel Foucault), qui a à la fois accru la santé et le bien-être des individus, et l’emprise du pouvoir politique sur les corps.

Ce n’est certainement pas un hasard si les pays (comme la Belgique) où les politiques de santé publique ont été les plus développées, où la collectivisation de la santé et des corps a été la plus forte, sont aussi les pays où les libertés individuelles en matière de bioéthique, ont aussi été poussées le plus loin. La Belgique est à la fois un pays où la mutualisation des soins de santé est très élaborée, et où l’on pratique légalement non seulement la procréation assistée et l’avortement, mais aussi le mariage entre personnes du même sexe et l’euthanasie. C’est un paradoxe (plus de prise en charge collective = plus de libertés individuelles) sur lequel il faut s’interroger quelques instants.

Personnellement, je tiens beaucoup à l’idée suivante : plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, en maintenant des mécanismes de solidarité entre les plus riches et les plus pauvres, moins les individus auront besoin, sur le plan symbolique, d’encadrement collectif et identitaire, plus ils pourront élaborer leurs choix d’existence de manière personnelle et autonome. A l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus les individus auront besoin, sur le plan symbolique, d’identifications et de repères moraux forts.

C’est ce que nous enseigne l’histoire depuis 1945. Pendant les « Trente Glorieuses », on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurité de l’emploi, sécurité sociale, réduction des inégalités), et celle de l’individu dans l’ordre symbolique (libération sexuelle, avortement, euthanasie, mais aussi déclin du nationalisme et du racisme). L’offensive néolibérale a inversé la dynamique : dans les rapports de production, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et le démantèlement de l’Etat social, ce qui a créé, sur le plan symbolique, une demande compulsive de collectif et de repères moraux. Cette demande de collectif se traduit par le populisme nationaliste et le communautarisme, mais aussi par un retour en force d’un certain discours moral en matière de sexualité et de médecine. Rappelons-nous qu’aux Etats-Unis, le néolibéralisme économique a émergé dans les années 80 en s’articulant à un néo-conservatisme moral dont le but explicite était de rompre avec l’esprit libertaire qui avait dominé le tournant des années 60 et 70. En Europe, où l’Etat social a résisté davantage, le néo-conservatisme n’a pas connu le même succès. Mais ce n’est pas un hasard si Sarkozy, en 2007, avait annoncé à la fois qu’il fallait libérer l’économie de la tyrannie des corps intermédiaires, et en finir avec Mai 68.

Voilà pourquoi je tiens beaucoup à l’idée de liberté positive, de liberté comme historicité : cela signifie qu’on ne peut dissocier l’émancipation collective (le progrès matériel, l’égalisation des conditions) de l’émancipation individuelle (la capacité de poser ses propres choix face à la maladie, la sexualité, la mort). La liberté comme historicité, comme capacité de l’être humain de faire l’histoire, d’être maître de son destin, c’est à la fois la capacité collective de s’émanciper de la nature, des déterminismes, des inégalités, et la capacité individuelle de s’émanciper des carcans de la tradition et des communautés.

Contrairement à ce que dit Tocqueville, et avec lui des générations de politologues et de sociologues libéraux, qui se réclament parfois de la gauche, il est faux que la liberté et l’égalité sont en proportion inverse, que la liberté est une menace pour l’égalité, et l’égalité, une menace pour la liberté – comme si la démocratie était un équilibre entre les deux valeurs. Au contraire, les deux vont de pair. Il n’y a de liberté individuelle que par la maîtrise collective des conditions d’existence, et inversement. Pour exprimer cette interdépendance entre égalité et liberté, Etienne Balibar a forgé le mot-valise « égaliberté ». L’historicité de l’être humain, son autonomie, est égaliberté, à la fois égalité et liberté.

C’est pourquoi nous devons nous battre sur un double front : contre l’idéologie libérale, qui veut réduire l’autonomie à la liberté individuelle, à la propriété du corps-objet par l’individu-sujet, et contre l’idéologie conservatrice, qui, elle, veut soumettre la liberté de l’individu à l’autorité d’un ordre symbolique préconstitué, à une hétéronomie première, fondatrice de toute humanité. Mais en fait, le discours conservateur ne s’affirme que parce que l’idéologie libérale triomphe.

Je voudrais maintenant montrer, sur les problématiques concrètes de l’euthanasie et de de la procréation assistée, que l’humanisme laïque ne se réduit pas à une simple défense de la liberté individuelle, et qu’il n’élude nullement la question du symbolique et de la loi – mais qu’il investit précisément cette question en ne l’isolant jamais de ses conditions matérielles d’effectuation.

Concernant l’euthanasie, je voudrais rappeler la philosophie de la loi belge, pour laquelle je me suis beaucoup battu et investi comme rapporteur de la commission euthanasie du Comité de bioéthique de Belgique, et parallèlement, auprès du Sénateur Roger Lallemand, pour la rédaction de la proposition de loi qui est à l’origine de ce qui deviendra en 2002 la loi « Mahoux-Monfils ».

Cette loi repose sur deux piliers. D’une part, bien évidemment, l’autonomie du patient. Pour qu’une euthanasie soit possible (= ne soit pas assimilée à un meurtre), il faut que le patient en ait exprimé la volonté de manière claire et répétée, et/ou ait désigné une personne de confiance chargée de traduire cette volonté auprès des médecins. Mais la loi n’absolutise pas l’autonomie individuelle. Elle ne fait pas de l’euthanasie la simple concrétisation d’une volonté de mourir. La loi ne dit pas : « vous êtes propriétaire de votre corps ; si votre volonté est de mourir, vous en avez le droit ». Si la loi avait dit cela, elle autoriserait le suicide assisté, qui relève de la liberté négative, de la liberté-propriété. Ce n’est pas le cas. A titre personnel, je suis résolument opposé au suicide assisté.

La loi repose sur un autre pilier : la situation médicale sans issue. Pour qu’une euthanasie soit possible, il faut non seulement la volonté du patient (condition subjective), mais aussi une condition objective : la situation médicale sans issue de ce même patient, attestée par deux médecins au moins (ce qui est une garantie d’objectivation du diagnostic). Cette seconde dimension est aussi importante que la première. Et avec elle, nous touchons directement à la politique de santé publique et à la manière dont les soins sont organisés en Belgique. Dans une société comme la nôtre, fortement urbanisée, avec un réseau hospitalier dense, les êtres humains meurent presque toujours sous assistance médicale, et même le plus souvent, en Belgique, en contexte hospitalier (80%). Ces conditions sociales et matérielles changent la nature même des rapports entre la mort et la médecine. La mort n’est plus la limite « extérieure » de la médecine, l’accident qui survient parce que le médecin est absent ou impuissant. A part les cas de morts violentes, on meure toujours avec un médecin à ses côtés. A partir du moment où le médecin ne peut plus se dérober à la mort de son patient, il faut mettre ce médecin dans les conditions juridiques et techniques lui permettant de pratiquer la plus large gamme possible de soins (thérapeutiques, palliatifs ou euthanasiques). Dans cette logique, la distinction entre euthanasie passive et euthanasie active devient une différence de degré, et non de nature. Pour qualifier l’euthanasie, j’avais forgé à l’époque l’expression de « soin ultime » – pour bien signifier que nous sommes dans une logique médicale, celle du care et non du cure, et que ce soin doit évidemment être pratiqué par un médecin, selon les règles de l’art médical, puis faire l’objet d’une déclaration auprès de la Commission euthanasie, mise sur pied à cet effet, et pour effectuer un « monitoring » annuel de la pratique de l’euthanasie en Belgique.

Les opposants à la loi objectaient deux choses :

  • que l’euthanasie relevait du fantasme subjectiviste par excellence, celui d’un moi absolutisé, se croyant totalement maître de lui-même, et fuyant la maladie et la mort, càd sa propre finitude (la dignité se trouvant selon eux, non pas dans la maîtrise de la souffrance et de la dégénérescence, mais dans le fait même d’affronter celles-ci) ;
  • et que l’euthanasie relevait simultanément du fantasme objectiviste par excellence, celui d’une technique médicale se croyant capable de tout contrôler, de tout techniciser, objectiver, y compris la mort et le fait de donner la mort.

Comble de subjectivisme et d’objectivisme, d’individualisme et de technicisme, l’euthanasie serait symptomatique d’une civilisation marquée par la désymbolisation, par l’absence d’un tiers symbolique, d’une Loi « interdisant » au sens propre (dire-entre) – entre les sujets (le patient et le médecin), et entre le sujet et lui-même (son propre désir de mort). Lors des discussions, des chrétiens progressistes, qui argumentaient sur cette base anthropolo-psychanalytique, nous avaient d’ailleurs proposé un compromis qui aurait consisté à maintenir l’interdit symbolique du meurtre, mais à déclarer en situation juridique « d’état de nécessité » le médecin qui pratiquait l’euthanasie dans certaines conditions : les mêmes que celles énoncées plus haut, en y ajoutant la triangulation du comité de bioéthique hospitalier. J’ai combattu cette solution qui me semblait boiteuse sur le plan juridique, mais surtout qui dénaturait complètement l’espace de dialogue entre le patient et le médecin – espace qui doit rester celui du colloque singulier.

En fait, l’argument de la désymbolisation était faux. Dans la loi de 2002, il y a bien un tiers symbolique, un interdit au sens propre (« dire-entre ») entre les sujets (le patient et le médecin), et entre le sujet et lui-même. Le patient n’est pas propriétaire de son corps, puisque le médecin peut et même doit lui refuser l’euthanasie s’il n’est pas dans une situation sans issue. Le médecin n’est dans le fantasme de toute puissance technicienne, puisque la demande doit provenir en amont du patient lui-même, et qu’il doit déclarer en aval, auprès du Procureur, l’acte qu’il a posé. Mais ce que les conservateurs ne veulent pas voir, c’est que l’ordre symbolique est ici un ordre historicisé par la réflexion du patient sur sa propre situation, par les médecins dialoguant entre eux (et avec le patient) ; un ordre symbolique où les acteurs construisent ensemble leur propre histoire, où ils se constituent eux-mêmes sujets de l’autonomie, de la liberté positive [ref]L’adoption de la loi a été rendue possible grâce à la mobilisation de nombreux Francs-Maçons qui ont milité pour faire bouger les mentalités ; grâce aussi, bien sûr, à une fenêtre d’opportunité politique (la défaite des partis chrétiens et la formation d’un gouvernement « laïque » lors des élections de 1999) ; mais deux événements ont fortement secoué l’opinion, et il est intéressant de noter que l’un se situait sur le pôle subjectif, l’autre sur le pôle objectif : le témoignage d’un patient, Jean-Marie Lorant, atteint d’une affection neuro-musculaire dégénérative qui ne lui laissait plus que l’usage de deux doigts, et qui a réclamé pendant deux ans de pouvoir bénéficier d’une euthanasie, qui a finalement obtenu l’aide clandestine d’un médecin le 8 juillet 2000 (pôle subjectif); l’inculpation d’homicide volontaire avec préméditation à l’encontre de deux médecins de l’Hôpital de la Citadelle à Liège, pour avoir pratiqué un arrêt actif de vie chez un patient en situation d’impasse thérapeutique totale (pôle objectif). L’opinion publique belge a donc simultanément pris conscience de la double dimension du problème, pour le patient et pour le médecin, et de la complémentarité de ces deux dimensions.[/ref].

Or bien entendu, les soins en fin de vie tels qu’ils se pratiquent en Belgique ne seraient pas possibles indépendamment de notre système de soins de santé. On ne peut dissocier le cadre bioéthique dans lequel se déroule ce que j’appelle les soins ultimes, du cadre biopolitique – à savoir, comme je l’ai dit plus haut, l’importance de la structure hospitalière, mais aussi la gratuité des soins, qui garantit un égal traitement des patients, et la logique assurantielle qui évite toute instrumentalisation économique de l’euthanasie (ce qui était aussi l’un des arguments des opposants à l’euthanasie : selon eux, elle prépare l’extermination des plus faibles). Rien de tel ne s’est évidemment passé.

Je serai plus bref avec la procréation artificielle et les nouvelles parentalités.

L’anthropologie est également souvent convoquée pour remettre en cause les techniques de procréation assistée (insémination artificielle, don d’ovule, prêt ou location d’utérus, congélation d’embryon, fécondation in vitro avec des spermatozoïdes provenant du mari ou d’un autre homme, un ovule provenant de l’épouse ou d’une autre femme) – toutes techniques qui créent, comme on sait, des situations inédites, où les enfants peuvent avoir une mère et deux pères, deux mères et deux pères, et jusqu’à trois mères et deux pères quand le géniteur n’est pas le même que le père, et quand interviennent une femme donnant un ovule, une autre prêtant son utérus, et une troisième qui sera la mère légale. Le clonage humain reproducteur et l’utérus artificiel, deux techniques qui ne sont pas disponibles mais qui entrent désormais dans l’ordre du possible sur le plan technique, présentent encore une autre nouveauté anthropologique, qui est une complète extériorisation de la fécondation et de la gestation, qui abolit et l’interdépendance des sexes et le rapport intergénérationnel.

Ici aussi, ce qui est diagnostiqué par les conservateurs, c’est une désymbolisation des règles de l’alliance et de la filiation, symptôme, ici aussi, de l’hyper-individualisme et de la toute-puissance technicienne. Il faut pourtant, ici aussi, relativiser et déplacer le problème.

Le relativiser : les techniques de procréation assistée ne posent de problèmes que parce qu’on part de l’idée que le lien social de parenté doit correspondre au lien biologique. Or, comme ce n’est plus le cas (sur le plan biologique : une mère et deux pères, deux mères et deux pères, trois mères et deux pères, etc.), on a un sentiment de vertige devant les situations que cela engendre

Ex : si on se sert du sperme congelé d’un arrière-grand-père pour féconder une arrière-petite-fille, l’enfant serait alors le grand-oncle de sa mère et le frère de son propre arrière-grand-père

Mais nous devrions peut-être nous inspirer des sociétés traditionnelles (et des principes mêmes de notre propre droit civil) pour restaurer le primat du lien social sur le lien biologique. Cette primauté du lien social énonce que la qualité de père et pourquoi pas de mère est une pure question de reconnaissance sociale, sans rapport avec la vérité biologique. Dans cette logique, les recherches en paternité deviendraient être interdites, ou tout au moins sans aucun effet juridique. C’est parce qu’on a hélas pris la direction inverse, celle d’une biologisation du droit civil, que nous nous trouvons aujourd’hui face à des questions insurmontables.

Dans L’anthropologie face aux questions du monde contemporain, Claude Lévi-Strauss rappelle que dans l’histoire des sociétés, les rapports de parenté sont toujours insérés dans des fictions mythologiques et juridiques qui font généralement peu de cas de la biologie. Il y a des sociétés où les enfants sont censés être officiellement fécondés par le Dieu Soleil ou quelque autre divinité ( ce qui coupe tout lien juridique entre le géniteur et/ou la génitrice, et l’enfant). Il y a des sociétés où les enfants sont censés être la réincarnation d’un ancêtre qui choisit de revivre dans cet enfant (équivalent de notre insémination post mortem). Il y a aussi, tout simplement, des sociétés où, quand un couple était stérile, la femme féconde se chargeait de faire un enfant avec le mari de la femme stérile (ou l’inverse, ce qui est encore plus simple). Un roman de Balzac raconte une histoire de ce type.Tout ceci pour dire que les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont peut-être pas si inédits que nous le croyons.

Déplacer la question, aussi. Selon moi, le principal problème soulevé par ces nouvelles techniques n’est pas bioéthique, mais biopolitique : il est dans la marchandisation des corps. Ce qui me choque dans les mères-porteuses, càd le la location de l’utérus, ce n’est pas le trouble causé par le fait que l’enfant serait tiraillé entre deux mères, mais la situation sociale qui pousse une femme à mettre son propre corps en location. Dans une logique de liberté-propriété (liberté négative), c’est acceptable ; dans une logique de liberté-historicité (liberté positive), non. Et l’on sait que le trafic d’organes est aujourd’hui, dans certains pays d’Amérique du Sud, une réalité. De même, quand on s’insurge contre la monoparentalité induite par le divorce ou l’homoparentalité, je réponds invariablement que ce n’est pas l’ordre symbolique (la différence sexuelle, le mariage) qui est menacé, mais le lien social, qui découle lui-même de la justice sociale. Un indicateur de la précarité est le nombre de mères-célibataires ; leur nombre est en proportion de la pauvreté et de la désaffiliation sociale.

Preuve à nouveau que les questions cruciales sont d’ordre biopolitique, plus que bioéthique. Preuve qu’il nous faut maintenir le cap de l’émancipation de l’homme sans nous laisser intimider par l’anthropologie néo-conservatrice, et en articulant toujours étroitement autonomie individuelle et autonomie collective, liberté et égalité, liberté positive et historicité.

3 février 2014|Articles & Conférences|