Etienne Balibar

Professeur émérite de l’Université Paris Ouest Nanterre, Etienne Balibar est l’auteur d’une œuvre philosophique abondante, au croisement de plusieurs influences, celles d’Althusser et de Derrida notamment. Notre UR « MAP-ULg » se reconnaît dans sa démarche. Il intervient aussi régulièrement dans les débats publics, en particulier sur la question européenne. Il a accepté que je publie ici un texte qui vient de paraître dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. Je l’en remercie, persuadé que ce texte suscitera le débat.

Un nouvel élan, mais pour quelle Europe ?

Texte publié dans le journal Le Monde Diplomatique de mars 2014

L’Europe est morte, vive l’Europe ? Depuis le début de l’année, qui verra les élections au Parlement européen – investi pour la première fois du pouvoir d’élire le président de la Commission –, les paradoxes et les incertitudes de la construction communautaire n’ont guère quitté l’actualité.

D’un côté, les Cassandre annoncent que la paralysie et la dissolution menacent toujours,  puisqu’aucune des recettes appliquées n’a résolu la contradiction inhérente à une construction politique dont le principe directeur implique l’antagonisme des intérêts de ses membres. Elles ont pérennisé la récession, accentué les inégalités entre nations, générations et classes sociales, bloqué les systèmes politiques et engendré une défiance radicale des populations envers les institutions et la construction européenne en tant que telle.

De l’autre, les tenants de la méthode Coué s’emparent de chaque signe « non négatif » pour annoncer qu’une fois de plus le projet européen profite de ses crises pour se relancer, en faisant prévaloir l’intérêt général sur les divergences. Ce qui, sans doute, fait la faiblesse de telles proclamations, c’est qu’à y regarder de plus près tous les signes invoqués (ainsi, l’union bancaire) concernent des demi-mesures, chargées d’autant de limitations que d’innovations.

Ce qui, néanmoins, interdit de les traiter par le ridicule, c’est l’argument de nécessité sous-jacent : les économies des nations européennes sont trop interdépendantes, leurs sociétés trop assujetties aux mécanismes communautaires pour ne pas craindre la catastrophe que représenterait pour tous un démantèlement de l’Union. Mais cet argument repose à son tour sur le présupposé qu’en histoire et en politique la continuité l’emporte toujours, ce qui veut dire aussi que la crise aurait un caractère simplement conjoncturel.

Au total, ces jugements s’annulent et ne peuvent donner lieu qu’à des joutes rhétoriques. Ce qui leur manque, c’est plus de profondeur historique, de façon à comprendre quel tournant, dans un processus vieux de plus d’un demi-siècle, marque la « grande crise » actuelle. C’est plus d’exigence dans l’analyse des contradictions que celle-ci révèle au cœur de la construction institutionnelle, en particulier pour ce qui concerne l’imbrication des stratégies politiques et des logiques économiques. Enfin, c’est plus de radicalité dans l’appréciation des changements déjà produits, non seulement au niveau de la distribution des pouvoirs, mais de la définition des acteurs et du terrain de confrontation entre projets alternatifs. Je ne saurais évidemment satisfaire à un tel programme ; mais j’esquisserai ce qui me semble former les trois principales dimensions d’analyse de la crise, et de sa résolution dans un sens ou dans l’autre.

**

La première dimension concerne l’histoire, sans laquelle nous ne comprendrions ni à quelles tendances réelles – irréductibles à un « projet » ou à un « plan » – correspond la transformation de l’Europe en un système postnational, ni pourquoi son aboutissement et sa forme même demeurent à ce point incertains. Insistons ici sur deux faits, l’un bien connu des historiens, l’autre sous-estimé dans les débats entre partisans et adversaires du fédéralisme, en particulier lorsqu’ils se cantonnent au plan de l’architecture juridique.

L’histoire de la construction européenne est suffisamment longue pour avoir traversé plusieurs phases distinctes, étroitement liées aux transformations du « système monde ».[1] Il est commode de les repérer par la correspondance entre les extensions successives du système européen et la complexité croissante des institutions qui en assurent l’intégration tout en ménageant des équilibres instables entre souveraineté nationale et gouvernance communautaire. On s’accordera donc pour distinguer trois phases : l’une, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) à l’après-coup des événements de 1968 et de la crise pétrolière (sans oublier le coup de force de Richard Nixon contre le régime de Bretton Woods[2]) ; l’autre, du début des années 1970 à la chute du système soviétique et à la réunification allemande, en 1990 ; la dernière, enfin, de l’élargissement à l’Est jusqu’au moment de crise ouvert par l’éclatement de la bulle spéculative américaine en 2007 et, pour ce qui concerne l’Europe, par le défaut souverain de la Grèce, écarté in extremis en 2010 dans les conditions que l’on sait.

Ce moment marque-t-il l’entrée dans une nouvelle phase ? Je pense que oui, même si les tensions que nous observons procèdent de l’entrée à marche forcée dans la mondialisation, qui a dominé la politique communautaire depuis vingt ans – ou précisément pour cette raison : car ces tensions, nationales autant que sociales, ont bel et bien atteint un point de rupture. Une période d’incertitude et de fluctuations s’est ouverte, et avec elle la possibilité d’une bifurcation aux termes encore imprévisibles.

D’où l’importance du second point. C’est une erreur de croire que l’évolution de la construction européenne suit une voie linéaire, dont les seules variables seraient l’avance ou le retard par rapport au « projet ». Au contraire, chaque phase a comporté un conflit entre plusieurs voies.

La phase initiale, après 1945, s’inscrit dans le contexte de la guerre froide, mais aussi de la reconstruction des systèmes industriels et de l’institution des régimes de sécurité sociale en Europe de l’Ouest. Elle comporte une forte tension entre l’intégration à la sphère d’influence américaine et la recherche d’une renaissance géopolitique et géoéconomique de l’Europe (qui va de pair, dans les faits, avec le perfectionnement du modèle social européen) – c’est cette seconde tendance qui, en pratique, l’emporte, dans un cadre capitaliste bien entendu.

Il en va de même, avec un résultat inversé, dans la phase récente, non pas au profit d’une hégémonie américaine, désormais déclinante, mais de l’incorporation au capitalisme financier mondialisé. C’est en Allemagne que s’est jouée la partie décisive, tranchée par le ralliement du chancelier Gerhard Schröder (1998-2005) à la compétitivité industrielle par les bas salaires.

Mais la question déterminante, c’est de comprendre comment se sont opérés les choix et comment s’est transformé le rapport de forces dans la phase intermédiaire, celle du condominium franco-allemand et de la « grande commission » présidée par M. Jacques Delors (1985-1995). C’est en effet à ce moment qu’a été avancé le projet d’une double avancée supranationale, par la création de la monnaie unique et par le développement de l’« Europe sociale », censés constituer les deux piliers du « grand marché ». On sait que dans les faits l’une est devenue l’institution centrale de l’Union (même si tous les Etats membres n’y participent pas), alors que l’autre s’est cantonnée dans des dispositions formelles du droit du travail. Il faudrait une histoire détaillée de ce retournement, mettant en évidence non seulement des responsabilités individuelles, mais des causes politiques objectives – parmi lesquelles, à côté de la pression du néolibéralisme, on ne devrait pas oublier l’incapacité du mouvement syndical européen à peser sur les décisions communautaires, enracinée dans le provincialisme de ses composantes autant que dans le déséquilibre des forces, alors que se multipliaient les délocalisations. Importante leçon pour l’avenir.

La construction européenne présente toujours des alternatives. Mais la possibilité de s’en saisir dépend de forces et de projets qui ne sont pas toujours au rendez-vous.

**

La deuxième dimension, c’est l’économie, à condition de l’entendre dans l’intégralité de ses déterminations. Ce qui veut dire, d’une part, qu’il n’y a pas d’économie hors d’une dimension sociale et des parti pris qu’elle implique : pour ou contre telle structure des inégalités et des investissements, pour tel ou tel mode derelations sociales dans l’entreprise et de consommation, pour ou contre la protection des travailleurs et de leurs qualifications contre les aléas de la flexibilité. Et, par conséquent, il n’y a pas de séparation entre économie et politique : non seulement parce qu’aucune politique ne peut se définir indépendamment de contraintes économiques, ce que tout le monde est prêt à admettre, mais surtout parce qu’il n’y a pas d’économie qui ne soit aussiun ensemble de choix (collectifs) et le résultat d’un rapport de forces.

Evidemment, c’est cette réciproque que le discours néolibéral ne cesse de dénier, au nom de l’idée qu’il « n’y a pas d’alternative » aux exigences de la rentabilité financière. Mais ce discours est précisément l’instrument du rapport de forces. Quelques décennies après sa mise en œuvre, par la pression des marchés, la conversion des gouvernements à la « politique de l’offre » et l’action concertée de la Commission européenne, on peut en observer les effets. Elle mène la société européenne au bord de l’éclatement et ses populations au désespoir, sans procurer pour autant à son économie considérée dans son ensemble aucun avantage réel dans la concurrence internationale.

Essayons d’être plus précis. L’une des sources de rentabilité des capitaux en Europe relève aujourd’hui d’une forme particulière de ce que certains marxistes ont appelé l’accumulation par dépossession[3], à ceci près que les ressources qui en font l’objet ne relèvent plus de « biens communs » traditionnels ou de propriétés individuelles, mais consistent en un ensemble de droits et d’accès à des services publics qui forment comme une « propriété sociale[4] ».

Depuis la fin du XIXe siècle, les luttes de classes et les politiques sociales avaient assuré aux classes ouvrières un niveau de vie qui s’élevait au-dessus du minimum défini par la « concurrence libre et non faussée » et qui supposait aussi une certaine limitation des inégalités dans la société. On assiste aujourd’hui, au nom de la compétitivité et du contrôle de la dette publique, à un double mouvement en sens contraire. Il faut comprimer les revenus réels du travail et le précariser pour le rendre plus « concurrentiel », tout en continuant à développer la consommation de masse, en faisant fond sur le pouvoir d’achat des salariés, ou à défaut sur leur pouvoir d’endettement. Sans doute peut-on imaginer que des stratégies de « zonage » et de différenciation sociale ou générationnelle permettent de différer l’éclatement de la contradiction entre ces objectifs incompatibles. Mais, à terme, celle-ci ne peut que s’aggraver, sans parler des risques systémiques dont est porteuse l’économie de la dette.

L’intégration européenne ainsi orientée dans la voie d’un néolibéralisme quasi constitutionnel entraîne un autre effet, qui sape ses propres conditions politiques et morales. Alors que la possibilité de surmonter les antagonismes historiques au sein d’une construction postnationale où la souveraineté est partagée supposait une convergence au moins tendancielle des Etats, du triple point de vue de la complémentarité de leurs capacités, de l’égalisation de leurs ressources et de la reconnaissance mutuelle de leurs droits, le triomphe du principe de concurrence a engendré une aggravation continue des disparités. Au lieu d’un codéveloppement des régions de l’Europe, on assiste à une polarisation que la crise a dramatiquement accentuée. La distribution des capacités industrielles, celle des emplois et des chances de réussite, des filières d’éducation, est de plus en plus inégale. Au point qu’on pourrait dire, en observant la trajectoire sur l’ensemble du continent depuis 1945, qu’une grande division entre le Nord et le Sud a remplacé la division Est-Ouest, même si la séparation ne se matérialise pas dans un mur, mais plutôt dans un drainage unilatéral de ressources.

Quelle place occupe l’Allemagne dans ce système fondé sur le développement inégal ? Il était prévisible que la réunification du pays après un demi-siècle de déchirement entraîne une résurgence du nationalisme, comme il était prévisible que la reconstitution d’une Mitteleuropa dans laquelle les entreprises allemandes et leurs sous-traitants ont pu profiter au maximum des ressources de main-d’œuvre « à bas salaire et haute capacité technologique[5] » engendre un avantage concurrentiel par rapport aux autres pays européens. Mais il n’était pas inévitable que ces deux facteurs se transforment en une hégémonie politique (même « à contre-cœur », suivant la formule en vogue[6]).

Cela tient à la position charnière que l’Allemagne a réussi à occuper entre l’utilisation des ressources de l’économie européenne, ou même de ses faiblesses (comme c’est le cas pour la possibilité d’emprunter à des taux négatifs sur les marchés financiers, compensés par les taux élevés d’autres pays européens), et la spécialisation de son industrie vers l’exportation hors d’Europe. Elle se trouve ainsi – momentanément – au point où se concentrent les avantages nationaux du développement inégal, d’autant qu’elle s’est – relativement – moins engagée que d’autres (en particulier la France) dans la financiarisation de type néo-libéral[7].

Mais l’effet d’hégémonie a d’autres raisons, qui vont de l’inexistence des mécanismes de délibération et d’élaboration collective des politiques économiques « communautaires » à la stupidité des attitudes défensives des autres gouvernements (en particulier les Français, qui n’envisagent pas une minute de s’engager pour des formules alternatives de développement des institutions supranationales). Reste que cet effet d’hégémonie vient s’ajouter au clivage entre l’« Europe des riches » et l’« Europe des pauvres » : il fait désormais partie des obstacles structurels à la construction européenne. Et ce n’est pas le souci de « relancer l’Europe » périodiquement attribué à la chancelière Angela Merkel qui y changera quelque chose. Il y aura pour longtemps une « question allemande » en Europe.

La situation actuelle a pourtant quelque chose de paradoxal  du point de vue de l’idéologie et des objectifs du néolibéralisme. Au moment où s’esquissent des retournements de conjoncture, et où les économistes du Fonds monétaire international (FMI) joignent leur voix aux critiques de l’austérité – qui engendre la récession et aggrave l’insolvabilité des pays endettés –, il semblerait que l’Europe comme unité économique soit l’une des régions du monde les plus mal placées pour relancer son activité. A ce paradoxe, il n’y a sûrement pas d’explication simple, mais on peut avancer certaines causes idéologiques.

Les unes renvoient à la projection sur la monnaie unique du modèle ordo-libéral de l’indépendance absolue de la Banque centrale par rapport aux objectifs de la politique économique « réelle ». D’autres renvoient à une sorte de mauvaise conscience des classes dirigeantes européennes, qui, après avoir dû concéder plus que d’autres aux politiques publiques de type keynésien, perçoivent toute relance de l’économie par la demande et par l’élévation du niveau de vie des classes populaires comme un péril mortel de rechute dans les logiques du capitalisme « social ».

Enfin, je crois qu’il ne faut pas exclure un calcul d’un autre genre, plus sinistre, illustré par l’obstination avec laquelle ont été poursuivis le démantèlement et la colonisation de l’économie grecque sous prétexte de « réformes structurelles ». C’est l’idée que, si négatifs soient les résultats de l’austérité et du monétarisme en termes de prospérité générale, ils préparent les conditions d’une rentabilité accrue pour certains investissements (ou certains capitaux) au moins : ceux qui, « européens » ou non, sont déjà largement déterritorialisés et peuvent instantanément délocaliser leurs activités d’un site vers un autre. Evidemment, ce calcul n’est politiquement viable qu’aussi longtemps que la « destruction créatrice » n’affecte pas en profondeur le tissu social et la cohésion des nations dominantes, ce qui n’est pas garanti.

Appliqué à l’Europe, le projet néolibéral n’aboutit pas à la transformation de son objet : il tend vers sa disparition.

**

Ce qui précède explique déjà comment les dimensions de la crise se conjuguent pour conduire la construction européenne à un point d’inflexion qui comporte la virtualité d’une nouvelle phase, mais selon des orientations radicalement incompatibles entre elles. Cependant, ni la cristallisation du conflit ni son évolution ne peuvent se faire en dehors d’un espace politique de confrontation et de représentation. En clair, elles dépendent de la façon dont se trouvera résolu un double problème de légitimité et de démocratie. C’est la troisième dimension sur laquelle je veux insister. Comment l’aborder de façon réaliste ?

En premier lieu, il faut sortir de l’affrontement entre le discours « souverainiste » et le discours « fédéraliste », qui a pour base une opposition entre des situations également imaginaires : d’un côté, l’idée de communautés nationales en quelque sorte naturelles, auxquelles il serait toujours possible d’en revenir pour fonder la légitimité des institutions sur l’expression de la volonté générale ; de l’autre, l’idée d’un demos européen virtuel, en quelque sorte convoqué à se constituer et à s’exprimer du fait qu’il existe une structure représentative au niveau supranational.

La première idée ne fait pas seulement abstraction des conditions dans lesquelles la souveraineté nationale traduit un pouvoir, pour la majorité du peuple, d’influencer les choix des gouvernants : elle entretient aussi la fiction d’une légitimité inchangée de l’Etat-nation comme seul cadre dans lequel des citoyens font valoir leurs droits. Inversement, la seconde s’en tient à une conception procédurale de la légitimité. Elle ne se demande aucunement quels processus politiques ont effectivement investi la représentation démocratique d’une fonction constituante dans l’histoire des Etats-nations.

Il faut prendre acte du fait que le système politique européen, si incohérent qu’il paraisse, est d’ores et déjà un système mixte, où existent plusieurs niveaux de responsabilité et d’autorité : il est beaucoup plus fédéral que ne le perçoit la majorité des citoyens, mais moins démocratique qu’il ne le prétend, puisque la division des pouvoirs entre les instances communautaires et nationales permet à chacun d’entre eux d’organiser son irresponsabilité et bloque la formation des contre-pouvoirs.

Ce système n’a jamais été stable, mais la crise actuelle l’a encore déstabilisé, en faisant surgir en son sein une instance quasi souveraine : la Banque centrale « indépendante », située à l’articulation des finances publiques des Etats et du marché financier international. Or sa montée en puissance ne reflète ni le simple développement de la technocratie, ni seulement l’emprise du capitalisme privé. Il s’agit plutôt d’une tentative de « révolution par en haut », à l’époque où le pouvoir politique ne se sépare plus du pouvoir économique et surtout financier[8]. Toute la question est de savoir si elle peut aboutir à un nouveau régime de souveraineté, et quelles alternatives on peut lui opposer.

D’où la seconde confusion qu’il importe de dissiper, concernant les rapports entre légitimité et démocratie. Si l’on s’en tient à une définition réaliste, non idéologique, de la légitimité des systèmes politiques, on ne peut prétendre que la seule légitimité effective soit celle que confèrent les procédures démocratiques : toute l’histoire montre le contraire.  C’est dans les situations dites d’exception, on le sait, que des structures autoritaires de type divers tendent à revendiquer et à obtenir la délégation de pouvoir des populations, avec ou sans procédure constitutionnelle. Ce qui néanmoins est frappant dans la conjoncture actuelle, c’est que l’urgence de parer aux attaques spéculatives contre la monnaie unique et, corrélativement, de réguler quelque peu un système financier ayant échappé à tout contrôle n’a apporté aucune nouvelle légitimité à la Commission de Bruxelles. En conséquence, face aux initiatives « extraordinaires » de la Banque centrale européenne (BCE) et de son président, les gouvernements ou les chefs d’Etat ont pu se présenter comme incarnant à eux seuls la souveraineté populaire et les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. La démocratie a été rognée par les deux côtés à la fois, et le système politique dans son ensemble a franchi un pas dans la voie de la « dé-démocratisation ».

Cette expérience impose un retour sur les mécanismes et les causes historiques qui avaient sous-tendu le privilège des Etats-nations en matière de légitimation du pouvoir. Pour le dire en quelques mots, une partie de ces causes renvoie à la puissance affective de l’idéologie nationale ou nationaliste elle-même, en particulier – mais pas uniquement – dans les sociétés qui ont forgé leur conscience collective dans la résistance à des impérialismes successifs tendant à l’anéantissement de leur identité et à l’effacement de leur histoire.

Mais, avec le recul, un autre facteur acquiert une signification stratégique, en ce qu’il montre à la fois pourquoi la forme nation ne possède pas une capacité de légitimation absolue et pourquoi la légitimation démocratique de l’Etat-nation demeure suspendue à des conditions sociales et économiques, et non pas simplement aux formes de la procédure représentative ou à l’idée de la « souveraineté du peuple ». Ce facteur, c’est – en particulier dans les pays de l’Ouest européen – le fait que la transformation de l’Etat-gendarme en Etat social a pris la forme de la constitution d’un Etat national social, où la conquête des droits sociaux se combinait étroitement avec la reconstruction périodique de l’appartenance nationale (comme ce fut le cas en particulier à l’issue des deux guerres mondiales et, en France, des guerres coloniales[9]). Cela explique à la fois pourquoi la masse des citoyens a vu dans la nation le seul cadre de reconnaissance et d’intégration à la communauté et pourquoi cette dimension civique de la nationalité s’érode (ou dégénère en « populisme » fondé sur l’exclusion des étrangers) lorsque l’Etat se met à fonctionner, dans les faits, non comme l’enveloppe de la citoyenneté sociale, mais comme le spectateur impuissant de sa dégradation ou l’instrument zélé de sa déconstruction.

La crise de la légitimité démocratique en Europe aujourd’hui, c’est donc à la fois le fait que les Etats nationaux n’ont plus ni les moyens ni la volonté de défendre ou de renouveler le « contrat social » et le fait que les instances de l’Union européenne n’ont aucune prédisposition à rechercher les formes et les contenus d’une citoyenneté sociale au niveau supérieur – sauf à y être poussées un jour par une insurrection des populations, ou par la prise de conscience des dangers politiques et moraux que fait courir à l’Europe la conjonction d’une dictature exercée « d’en haut » par les marchés financiers et d’un mécontentement antipolitique nourri « d’en bas » par la précarisation des conditions de vie, le mépris du travail et le saccage des perspectives d’avenir.

Mais la description de cette impasse comporte aussi quelques leçons, même très aléatoires, quant aux moyens d’en sortir. Quelles que soient la dureté des temps et l’amertume des occasions manquées, on peut espérer que le pessimisme de l’expérience n’abolisse pas  intégralement les ressources de l’imagination – qui résultent aussi d’une meilleure intelligence des faits. L’introduction d’éléments démocratiques dans les institutions communautaires constituerait déjà un contrepoids à la « révolution conservatrice » en cours[10]. Mais elle ne livre pas ses propres conditions politiques. Celles-ci ne viendront que d’une poussée simultanée des opinions publiques en faveur d’un retournement des priorités de l’Europe, faisant prévaloir l’emploi, l’insertion des jeunes générations dans la société, la réduction des inégalités et la répartition équitable des charges fiscales sur la rentabilité financière. Et cette poussée n’existera que si les mouvements sociaux ou les « indignations » morales, traversant les frontières, se renforcent assez pour reconstituer une dialectique de pouvoir et d’opposition dans l’ensemble de la société européenne. La « contre-démocratie » doit venir au secours de la démocratie[11].

La légitimité de la construction européenne ne peut être décrétée ou même inventée au moyen d’une argumentation juridique. Elle ne peut que résulter tendanciellement de ce que l’Europe devient l’enjeu et le cadre des conflits sociaux, idéologiques, passionnels, en bref politiques, qui concernent son propre avenir. Paradoxalement, c’est lorsque l’Europe sera contestée – même violemment – non plus au nom du passé qu’elle a relégué, mais au nom du présent qu’elle divise et de l’avenir qu’elle peut ouvrir ou fermer qu’elle deviendra une construction politique durable. Une Europe susceptible de se gouverner est sans aucun doute une Europe démocratique plutôt qu’une Europe oligarchique et technocratique. Mais une Europe démocratique n’est pas l’expression d’un demos abstrait : c’est une Europe dans laquelle les luttes populaires foisonnent et font obstacle à la confiscation du pouvoir de décision.

Résister à la dé-démocratisation ne suffit pas à cristalliser un leadership historique, mais c’est une condition nécessaire pour « refaire l’Europe ».

**

La crise de l’Europe actuelle, volontiers qualifiée d’existentielle, parce qu’elle confronte ses citoyens à des choix radicaux et finalement à « être ou ne pas être », a sans doute été préparée par le fait que ses institutions et ses pouvoirs ont été systématiquement déséquilibrés au détriment des possibilités de participation des peuples à leur propre histoire. Mais ce qui l’a précipitée, c’est le fait qu’elle se soit mise à fonctionner délibérément non comme un espace de solidarité entre ses membres et d’initiative face aux risques de la mondialisation, mais comme un instrument de pénétration de la concurrence mondiale  au cœur de l’espace européen, interdisant les transferts entre territoires et décourageant les entreprises communes, récusant toute harmonisation « par en haut » des droits et des niveaux de vie, faisant de chaque Etat le prédateur potentiel de ses voisins.

De cette spirale autodestructrice, on ne peut évidemment sortir en remplaçant une concurrence par une autre – par exemple en substituant à la concurrence par les salaires, les régimes d’imposition et les taux d’emprunt une concurrence par la dévaluation, comme le proposent certains partisans du retour à des monnaies nationales[12]. On ne peut en sortir que par l’invention et la proposition obstinée d’une autre Europe que celle des banquiers, des technocrates et des rentiers de la politique. Une Europe du conflit entre modèles de société antithétiques, et non entre nations en quête de leur identité perdue. Une Europe altermondialisatrice¸ capable d’inventer pour elle-même et de proposer au monde des stratégies de développement révolutionnaires et des formes élargies de participation collective – mais aussi de les accueillir et de les adapter à son propre usage si d’aventure il se trouvait qu’elles fussent proposées ailleurs. Une Europe des peuples, c’est-à-dire du peuple et des citoyens qui le composent.

 


[1] Voir Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, La Découverte, Paris 2006.

[2] NDLR. Dans le système de Bretton Woods (1946-1971), né des accords du même nom, la valeur du dollar était directement indexée sur l’or, tandis que les autres monnaies étaient indexées sur le dollar. En août 1971, le président Nixon décida de mettre fin à la convertibilité du dollar en or.

[3] Cf. David Harvey, Le Nouvel Impérialisme, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010.

[4] Cf. Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Fayard, Paris, 2001.

[5] Suivant Pierre-Noël Giraud, L’Inégalité du monde. Economie du monde contemporain, Gallimard, coll. « Folio Actuel », Paris, 1996.

[6] Cf. « Europe’s Reluctant Hegemon », The Economist, Londres, 15 juin 2013.

[7] Cf. Gérard Duménil et Dominique Lévy, La grande bifurcation. En finir avec le néolibéralisme, La Découverte, Paris, 2014.

[8] Cf. « Union européenne : la révolution par en haut ? », Libération, Paris, 21 novembre 2011.

[9] Cf. La Proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1999-2009, Presses universitaires de France, Paris, 2010.

[10] Cf. Jürgen Habermas, La Constitution de l’Europe, Gallimard, coll. « NRF essais », 2012.

[11] Cf. Pierre Rosanvallon, La Contre-Démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », Paris, 2006.

[12] Cf. par exemple Jacques Sapir, Faut-il sortir de l’euro ?, Seuil, 2012.

3 avril 2014|L'invité|