Les mouvements étudiants des années soixante et la critique de la « forme-parti ». Althusser à l’épreuve de Rancière
Dans La leçon d’Althusser (1974), à travers la critique d’Althusser se construit également le procès de la philosophie en tant qu’elle ne fait jamais qu’interpréter le monde au lieu de le transformer. Selon la préface de la première édition, Rancière écrit ce livre poussé par son étonnement devant le retour de l’interprétation après la tentative de transformation du réel effectuée lors de Mai 68. Son hypothèse est que ce phénomène peut se trouver éclairé par une analyse de l’althussérisme en tant que « lieu » où toute une génération d’intellectuels – celle-là même ayant vécu Mai 68 pour ensuite retourner à l’interprétation du monde – avait appris à penser les rapports de la théorie et de la politique. Établissant un lien entre les principes maoïstes et les Thèses sur Feuerbach, Rancière remet sur le devant de la scène l’exigence énoncée par Marx dans cet ouvrage selon laquelle il faut arrêter d’interpréter le monde. La référence à ce texte apparait à plusieurs reprises dans l’ouvrage de 1974 afin de montrer qu’Althusser revient en deçà de Marx lui-même. Consistant à rétablir une philosophie marxiste de philosophes, l’objectif d’Althusser est complètement opposé à celui de l’auteur des Thèses sur Feuerbach. Dès lors, alors que le Marx revendiqué par Rancière contre Althusser est celui de la fin de la philosophie, le Marx auquel Althusser veut faire retour dans les années 1960 est l’énonciateur d’une philosophie implicite.
À partir de la première tâche qu’il se donne dans les années 1960, consistant à énoncer la philosophie présente « à l’état pratique » dans Le Capital, Althusser ne cessa tout au long de sa vie de redéfinir la philosophie, et plus précisément la philosophie dite marxiste ou matérialiste selon les époques. Dans Pour Marx (1965), l’énonciation de la philosophie marxiste est considérée comme nécessaire aux pratiques marxistes, qu’elles soient théoriques ou politiques. Cette affirmation, critiquée dans La leçon d’Althusser, est accusée par Rancière de contribuer à engendrer de nombreux problèmes. Dans ce compte-rendu, cette critique et son objet seront questionnés : Rancière se contente-t-il de dénoncer les conséquences de cette exigence sur la pensée et la pratique d’Althusser au sein du PCF et de l’Université et donc en tant qu’intellectuel du Parti et que professeur, ou bien prescrit-il de renoncer à la philosophie « marxiste » elle-même? Et, d’autre part, en quoi et comment cette critique peut nous aider à questionner l’actualité du statut et de la tâche d’une philosophie qui voudrait tenter d’intervenir d’une manière ou d’une autre dans la conjoncture politique tout en évitant les écueils pointés par la critique rancièrenne ?
1. Du philosophe-fonctionnaire au philosophe-éducateur. Les problèmes de la définition althussérienne de la philosophie
Selon Rancière, dès les années 1960, Althusser, affirmant que les intellectuels pouvaient en tant qu’intellectuels participer à la transformation du monde, s’efforce de redonner un pouvoir sur le réel aux intellectuels alors souvent « réduits » par les philosophies de l’existence au rôle de « compagnons de route » ou de « témoins de l’ambigüité du monde ». Cette volonté est à la fois une des raisons du succès de l’althussérisme et la cause de nombreux de ses problèmes. Dans La leçon d’Althusser, Rancière s’attèle à la critique de la conception althussérienne de la philosophie et de la conception de l’idéologie avec laquelle elle fonctionne.
Au début des années 1960, la tâche que se donne Althusser est l’énonciation de la philosophie marxiste, présente selon lui « à l’état pratique » dans Le Capital, ou dans les textes de conjoncture de Lénine ou Mao. Ce retour à la pensée de Marx est effectué principalement afin de tenter de sortir de l’atmosphère théorique des années 1950 plombée par le jdanovisme, le lyssenkoïsme et la distinction science bourgeoise/science prolétarienne. Pour Althusser, la science prolétarienne n’était qu’une erreur gauchiste : le problème du subjectivisme gauchiste étant de vouloir soumettre toute vérité au critère de l’histoire et de la politique, réduisant par-là le théorique au politique, et enrayant toute possibilité de rationalité de la politique marxiste. L’une des principales figures du subjectivisme gauchiste étant l’humanisme marxiste fondé sur les citations du jeune Marx, celui-ci se trouve accusé d’avoir participé à la dérive gauchiste du jdanovisme et Althusser se donne la tâche, dès Pour Marx, d’en traquer toute trace.
Dans « Problèmes étudiants » (1964) où il prend parti contre la « gauche syndicale » de l’UEC, Althusser critique non pas les formes de la transmission du savoir et les formes de pouvoir qu’elles impliquaient, comme commençaient à le faire les étudiants syndicalistes de l’UEC, mais son contenu. Ainsi, la critique est réservée aux spécialistes : les philosophes capables de distinguer la Science de l’Idéologie. Selon Rancière, ce texte de 1964 est l’intervention qui « constitua l’althussérisme en idéologie – théorique et pratique – politiquement agissante». S’instaure alors une « police théorique » qui, en distinguant les concepts humanistes, dits idéologiques, des concepts appartenant au noyau scientifique du « Matérialisme historique », censure les mots d’ordre des mouvements politiques et notamment étudiants. La possibilité de ce contrôle philosophique des mots et des énoncés apparait avec la définition althussérienne de la philosophie comme instance traçant des lignes de démarcation entre l’idéologique et le scientifique, théorisée une première fois dans Lénine et la philosophie (1968), mais opérant déjà d’une certaine manière dans Pour Marx. Selon Rancière, en rendant elle aussi possible une certaine forme de contrôle ou de limitation des écrits et des paroles, cette orthodoxie nouvelle fondée sur la parole de Marx qu’était l’althussérisme apporta les mêmes armes au Parti que le jdanovisme:
Il arrive ici à la philosophie d’Althusser ce qui arriva, semble-t-il, à maint bolchévique, passé le temps des espérances et des héroïsmes : elle trouve sa place : instance de contrôle chargée d’arrêter les mots qui veulent entrer dans la philosophie spontanée des savants – et plus généralement des producteurs – et de faire rebrousser chemin à ceux qui en veulent subvertir l’innocence. Cordon de sécurité tracé autour des sciences comme d’autres commenceraient à en tracer autour des usines.
Cette police des concepts est portée à son comble dans Réponse à John Lewis (1973), ouvrage dont la parution a été, selon Rancière, en quelque sorte l’élément déclencheur de l’écriture de La leçon d’Althusser.
Le premier chapitre de La leçon d’Althusser s’ouvre sur l’analyse d’une thèse de Réponse à John Lewis selon laquelle « ce n’est pas l’homme qui fait l’histoire, ce sont les masses qui font l’histoire ». Le but de Rancière est de montrer sur quels présupposés erronés repose cette thèse, ce qu’elle vise à rendre évident, et ce qu’elle recouvre. Pour Althusser, l’idée d’homme est un instrument utilisé par l’idéologie bourgeoise dans sa lutte contre l’idéologie féodale selon laquelle Dieu est le sujet de l’histoire. En réalité, la question de l’homme n’apparait pas dans un débat à propos de l’histoire. Le concept d’homme répond simplement à la question « Qu’est-ce que l’homme ? ». À cette question, les matérialistes du XVIIIème siècle, tel Helvétius, ont apporté une réponse déterminante pour le discours de la bourgeoisie. Marx avait remarqué l’importance de ce matérialisme dans l’idéologie bourgeoise puisque, dans Les Thèses sur Feuerbach, l’une des modalités de sa prise de distance vis-à-vis de l’idéologie bourgeoise est la rupture avec l’ancien matérialisme selon lequel l’homme est un être matériel déterminé par sa nature sensible, et à partir duquel est rendu possible tout un paradigme de la discipline :
Le point de vue de l’ancien matérialisme, c’est celui de l’« éducation » et des « circonstances », le point de vue d’une classe supérieure qui assure la surveillance et la formation des individus en déterminant les circonstances nécessaires : emploi du temps, distribution de l’espace, planification de l’éducation : Panoptique de Bentham, mais aussi colonies owénites ou phalanstères fouriéristes qui trouvent dans les pratiques réformatrices de la bourgeoisie leurs modèles et dans sa philosophie leurs principes.
Ce détour par l’ancien matérialisme et les disciplines avec lesquelles il fonctionne permet à Rancière de mettre au jour les caractères essentiels de l’idéologie bourgeoise que sont la surveillance, l’assistance, la hiérarchie, l’éducation et la philanthropie. Si le problème du sujet de l’histoire et de la toute-puissance de l’homme n’est ni celui de Marx ni celui du maoïsme auquel il emprunte l’expression « les masses font l’histoire », pourquoi Althusser, qui connait bien les textes de Marx, pose-t-il cette opposition entre le sujet de l’histoire et les masses qui font l’histoire ? À partir d’une autre thèse de Réponse à John Lewis – « l’homme connait mieux la nature que l’histoire » – Rancière va chercher à montrer les raisons qui poussent Althusser à effectuer ce déplacement. Le but d’Althusser est finalement de montrer qu’il est faux que l’histoire est plus facile à connaitre parce qu’elle est faite par l’homme :
Il s’agit en ce point d’opposer la bonne thèse : « on ne connait que ce qui est » à la mauvaise thèse : « l’homme ne connait que ce qu’il fait ». Et il faut alors, pour assurer le primat des « thèses matérialistes » sur les « thèses dialectiques », réfuter l’idée selon laquelle l’histoire aurait un statut privilégié, l’idée : l’histoire est « plus facile à connaitre » que la nature parce qu’elle est faire par l’homme.
Pour Althusser, les masses connaissent la nature en raison de leur rapport direct avec celle-ci dans la production. En revanche, elles sont séparées de l’histoire par l’idéologie. Selon Rancière, par ce raisonnement, Althusser reprend d’une certaine façon le discours de l’idéologie bourgeoise en tant que discours de l’assistance, de la philanthropie et de la hiérarchie. Reproduisant la division bourgeoise qui oppose une minorité qui dirige et une minorité qui exécute, il réserve aux masses « la nature », c’est-à-dire le travail manuel de production, et aux intellectuels, « l’histoire », c’est-à-dire, le travail politique d’organisation. Pour Rancière, une telle conception représente la restauration de l’ancien matérialisme, c’est-à-dire la restauration du point de vue de la bourgeoisie.
L’histoire, enseigne Althusser, n’est connaissable et « faisable » que par la médiation des savants. Les « masses » font l’histoire assurément, mais pas n’importe quelles masses, celles que nous instruisons et organisons. Elles ne font l’histoire qu’à condition de bien comprendre avant qu’elles en sont séparées : séparées par l’épaisseur de l’«idéologie dominante », par toutes ces histoires que la bourgeoisie leur raconte et que, bêtes comme elles sont, elles goberaient toujours si nous n’étions pas là pour leur apprendre à reconnaitre les bonnes et les mauvaises thèses. Hors du Parti, point de salut pour les masses, hors de la philosophie point de salut pour le Parti.
Aussi, la conception althussérienne de l’idéologie selon laquelle les agents de la production, tant les prolétaires que les capitalistes, sont nécessairement et spontanément mystifiés par les illusions produites dans leur pratique, reconduit la thèse kautskyiste selon laquelle la science doit être apportée par les intellectuels aux producteurs nécessairement pris dans le non-savoir.
Le rôle de la philosophie est alors défini à partir de cette conception de l’idéologie comme écran séparant les producteurs de leur pratique. Les ouvriers ont besoin de la philosophie afin de ne pas rester prisonniers dans l’idéologie imposée par la bourgeoisie, la « chanson humaniste » de la toute-puissance de l’homme qui les empêche d’accéder à l’histoire. Selon Rancière, c’est par ce raisonnement s’appuyant sur le besoin des ouvriers que la théorie marxiste est rendue « nécessaire » :
La chasse aux lucioles humanistes est le faux-semblant qui permet de restaurer la forme philosophique de la philanthropie bourgeoise : les ouvriers ont besoin de notre science.
Le pouvoir des intellectuels sur la réalité prend alors la forme d’un pouvoir d’éducation, d’assistance philanthropique et d’organisation. Cette philosophie qui veut participer à la transformation du monde introduit une médiation entre la transformation du monde et ses agents : l’éducation nécessaire préalable à la transformation. Dès lors, non seulement, par l’introduction de ce tiers éducateur séparé des masses, la philosophie althussérienne reproduit la séparation bourgeoise entre les dirigeants et les exécutants, mais de plus, le moment de l’action politique sera sans cesse repoussé.
Toutefois, bien qu’il opère un retour à Kautsky, l’althussérisme ne concerne pas directement les ouvriers, mais plutôt la petite bourgeoisie étudiante et l’appareil du Parti. Par les catégories de Science et d’Idéologie, Althusser réfléchit sur la ligne que doit suivre le Parti: ni gauchiste, ni droitière, ni subjectiviste, ni économiste. Elle doit être menée par des dirigeants du Parti, eux-mêmes guidés par la Science et non par l’Idéologie. Dès lors, pour Rancière, la philosophie d’Althusser est une théorie de l’éducation visant à éduquer les dirigeants du Parti, et fonctionnant avec une conception techniciste de l’organisation politique dans laquelle la question du pouvoir est éclipsée. Le but d’Althusser n’est pas de transformer l’organisation du Parti, mais plutôt d’éduquer ses dirigeants. La transformation du P.C.F peut et doit se faire par le biais d’un travail théorique de restauration de la pensée de Marx.
Aussi le modèle politique porté par cette problématique n’était-il à la limite que le modèle même de la philosophie des éducateurs : le despotisme éclairé. Position du pouvoir qui impliquait deux rapports possibles : il fallait que les chefs du Parti devinssent philosophes, et c’est à quoi s’appliquait Althusser ; ou bien que les philosophes devinssent chefs de parti.
Seul compte le contenu (Science ou Idéologie) et non les formes de l’organisation. Dans les textes althussériens de l’époque, la structure organisationnelle du Parti reproduisant la séparation bourgeoise des dirigeants et des exécutants n’est à aucun moment ni questionnée ni remise en question. Ce qui doit être transformé par le travail théorique du philosophe-éducateur, ce n’est pas la structure de l’organisation, mais le contenu que cette organisation est censée rendre effectif, c’est-à-dire un bon marxisme, ni humaniste, ni économiste. L’althussérisme en tant que « théorie de l’éducation » pose donc au moins trois problèmes distincts : premièrement, celui du report du moment de la transformation ; deuxièmement celui de la reproduction de la division bourgeoise du travail et du pouvoir ; troisièmement, celui de la censure à l’encontre des mouvements politiques qui « refusent » de passer par le moment d’initiation délivré par l’éducateur, et dont les mots d’ordre, jugés à partir des catégories de l’humanisme, sont considérés comme idéologiques.
Par ailleurs, la conception althussérienne de la philosophie et de l’idéologie ne permet de saisir ni la réalité des luttes ni celle de la communauté ouvrière. Selon ses propres dires, Althusser ne critique que les termes utilisés dans les discours philosophiques et non les mots d’ordre des mouvements politiques. Pourtant, selon Rancière, au moment où Althusser intervient théoriquement, l’« homme » n’apparait plus qu’au sein des paroles et des cris d’indignation surgissant dans la lutte des classes. L’ancien disciple dénonce alors l’absurdité de cette « bataille » se déroulant précisément là où le concept d’homme a disparu depuis longtemps. En outre, considérer que les paroles des ouvriers sont imposées par la bourgeoisie ne permet pas d’en saisir le sens. Car, dans la bouche des ouvriers, les mots « empruntés » à la bourgeoisie prennent une autre signification que celle donnée par le discours bourgeois. Rancière montre l’acception spécifique que prend l’idée de la liberté dans la communauté ouvrière. Alors que l’idée bourgeoise de la liberté revient à embaucher et renvoyer les ouvriers, l’idée ouvrière de la liberté consiste à ne traiter que collectivement et à quitter le travail ensemble. La bourgeoisie n’occulte pas la lutte des classes par un discours sur l’égalité, au contraire elle affirme la lutte des classes entre les possédants et les non-possédants, refusant à ces derniers la dénomination d’« hommes ». En revendiquant le statut d’homme, les ouvriers luttent pour le pouvoir de se nommer eux-mêmes. La différence de droit entre les maitres et les ouvriers a disparu uniquement parce que ceux-ci se sont battus pour être reconnus comme des « hommes » et pas seulement comme des ouvriers. Le terme « homme » n’est donc pas une illusion mais un mot d’ordre. Selon Rancière, penser la politique à partir du couple Science/Idéologie comme le fait Althusser ne permet pas de prendre en compte le despotisme d’usine et les appareils qui en assurent la reproduction. « Les idéologies d’assistance » avec lesquelles fonctionnent les appareils de pouvoir du despotisme d’usine « répètent aux ouvriers l’impossibilité que les choses soient autrement ». Leur but étant de briser la communauté ouvrière, ses pratiques collectives et son idéologie collectiviste. Après La leçon d’Althusser, Rancière consacre un long moment à revenir sur la positivité de la communauté ouvrière : ce qui en son sein subsiste ou résiste à la répression du despotisme d’usine. À « nous aussi nous sommes des hommes », vient alors s’ajouter un autre mot d’ordre : « c’est possible ». Ces deux formules resteront importantes dans la pensée de Rancière développée après 1974, dans laquelle il se donnera la tâche non pas de juger les mots d’ordre des mouvements politiques à partir des catégories de la Science ou de l’Idéologie énoncées à partir d’une posture de philosophe éducateur, mais de constater les nouvelles configurations et les nouvelles identifications qu’ils rendent possibles. La proposition de Rancière pour échapper aux travers althussériens semble alors être de rejeter l’exigence d’une philosophie tentant de nouer un lien avec la politique qui se construit « ici et maintenant » pour se consacrer à l’analyse des moments d’émancipation ou de « dissensus » déjà passés. L’intervention du penseur ne parait pouvoir être que l’énonciation après coup des possibles ouverts par certains mots d’ordre au cours d’expériences collectives d’émancipation souvent de très courtes durées. Etait-ce nécessairement le prix à payer pour se débarrasser de la fonction d’éducateur, et du problème de l’intermédiaire repoussant sans cesse le moment de la transformation? Ou bien, est-il possible de maintenir l’exigence d’une philosophie marxiste ou matérialiste définie comme une philosophie qui pense sa propre efficace dans le réel, et noue un rapport avec la conjoncture politique actuelle, sans tomber ni dans le travers de la police du concept, ni dans celui du rôle d’éducateur séparé des masses et reconduisant la division bourgeoise du pouvoir, ni dans celui de l’intermédiaire entre la transformation et les masses qui en sont les agents? Ces questions peuvent être formulées ou reformulées à partir d’une confrontation entre la critique rancièrienne et certains textes althussériens écrits après 1974.
2. Le matérialisme de la double inscription. L’indication d’un autre rapport aux masses
En 1974, la question des formes de l’organisation restait impensée dans les ouvrages althussériens. Mais, lorsqu’à la fin des années 1970, il traite de la crise et des limites du marxisme, Althusser aborde enfin cette question, affirmant qu’elle reste un « impensé » dans l’œuvre de Marx lui-même. Le problème de l’irruption du philosophe comme éducateur séparé des masses peut être abordée à partir de ces textes dans lesquels Althusser se distancie de sa position kautskyiste, en formulant autrement le rapport de la théorie aux masses, sans pour autant renoncer à penser le rapport de la philosophie à la conjoncture actuelle. Ce surgissement de la figure de l’éducateur était lié par Rancière au fait qu’Althusser ne formulait ni la question des formes du savoir, ni celle des formes de l’organisation, mais seulement celle de leur « contenu ». Dans « Le marxisme aujourd’hui » (1978), l’énonciation de la théorie marxiste commence à être pensée à partir de ses rapports avec les formes des organisations de masses.
Alors que comme le rappelle Rancière dans La leçon d’Althusser, le mot d’ordre des Cahiers marxistes-léninistes était la thèse de Lénine « La théorie de Marx est toute puissante, parce qu’elle est vraie », selon l’article de 1978, Marx n’a jamais considéré que les idées pouvaient être toutes puissantes. La pensée de Marx contient une réflexion sur les conditions, les formes et les limites dans lesquelles ses idées peuvent devenir actives. Il a toujours su que l’efficacité des idées « n’est que l’expression subordonnée d’un rapport de force entre les classes ». Surtout, Marx a pris en compte cette dimension dans l’énonciation de ses propres thèses, en construisant à travers ses écrits un espace avec des lieux – ce qu’Althusser appelle une topique – où il présenta ses propres idées deux fois et sous deux formes différentes : une première fois sous leur forme théorique et une seconde sous leur forme idéologique. Parait alors l’expression « matérialisme de la double inscription (ou de la double position) des idées dans la topique ». Une théorie est considérée matérialiste lorsqu’elle pense sa double inscription dans la topique faisant en sorte d’être inscrite à la fois dans le lieu de la théorie et dans celui de l’idéologie. Sous leur forme théorique, les idées de Marx se présentent comme « les principes de l’analyse d’ensemble d’une conjoncture globale ». Sous leur forme idéologique, elles ne sont plus considérées seulement en tant que principes d’analyses, mais en tant que leur action peut avoir une efficace dans la lutte de classe idéologique et donc politique. Pour que les idées aient une efficace, il faut les situer non seulement dans l’espace de la théorie, mais également « parmi les « formes idéologiques où les hommes prennent conscience du conflit (de classe) et le mènent jusqu’au bout » », parmi les « formes idéologiques de masse ». Le lieu des formes idéologiques étant déterminé par les rapports sociaux et des rapports de classe, ces formes idéologiques de masse ne peuvent exister que si elles sont soutenues par des organisations de masse où la division bourgeoise entre dirigeants et exécutants n’est pas reproduite par l’apparition d’un appareil séparé. Dès lors, dans l’histoire du marxisme, le matérialisme de la double position dans la topique a été grevé par plusieurs éléments. Car Marx n’a jamais livré de théorie de ces organisations. Et, Lénine a entériné les difficultés qui enrayaient le matérialisme de la double inscription en affirmant que « les idées de Marx sont toutes puissantes parce qu’elles sont vraies». De cette façon le marxisme est devenu une philosophie comme les autres que Staline a transformé en dogme « où toute topique avait disparu » et où « les masses n’avaient qu’à se soumettre au nom même de leur libération ». Il n’y a donc pas eu d’expérimentation durable d’un appareil collectif qui, ne reconduisant pas la séparation entre les dirigeants et les exécutants, aurait ainsi rendu possible la construction de formes idéologiques effectivement de masse.
Puisqu’Althusser affirme lui-même que ces formes n’ont jamais véritablement existé, les « formes idéologiques de masse » et les « organisations de masse » restent en grande partie des termes abstraits. Pourtant, dans ces textes, est indiquée l’exigence de penser les formes dans lesquelles devrait s’énoncer et se transmettre la théorie ou la philosophie marxiste afin d’instaurer des rapports avec la transformation du monde et ses agents autrement que sur le modèle kautskyiste. Selon l’article d’Etienne Balibar intitulé « L’objet d’Althusser » (1993), au fil des autocritiques et des rectifications effectuées afin de sortir du théoricisme, Althusser est, par le biais d’une re-conceptualisation du concept de topique, finalement parvenu à des formulations qui, sans doute ne « résolvent » rien, mais qui réussissent de façon stupéfiante – dans leur impureté même- à poser ensemble, et dans les mêmes mots, la question immédiatement politique d’une pensée révolutionnaire des masses (qui n’est pas leur pensée « spontanée », mais qui est bien une pensée qu’elles puissent s’approprier elles-mêmes, pour en contrôler les effets, y compris en se prémunissant contre leur toute puissance ») et la question éminemment philosophique, voire spéculative, de la réalité de la pensée (…). Ce qu’Althusser nous décrit sous le nom de topique et dont il tente d’illustrer les implications dans l’histoire du mouvement ouvrier, est à la fois, de façon indissociable, une structure sociale et historique (pénétrée de luttes de classes), et un appareil de pensée, une structure de production et de réalisation de la pensée, en deçà même de toute distinction entre la pensée individuelle et la pensée collective.
Althusser ne propose donc plus une solution à certains problèmes, un bon contenu théorique afin de guider et d’éduquer les dirigeants du Parti, mais il désigne un problème encore irrésolu, et par là une exigence qui ne figurait pas jusqu’alors dans son entreprise : celle de penser les formes des organisations de la lutte de classe. Exigence qui n’annule pas celle de la philosophie et de ses rapports à la conjoncture actuelle, l’exigence de l’intervention théorique dans la conjoncture. Toutefois, la question des formes des organisations de masse tout comme celle des formes idéologiques de masse, des formes que doit prendre cette « transmission » de la théorie aux masses pour qu’elle ne soit ni apodictique, ni pédagogique, reste énigmatique.
Après « Le marxisme aujourd’hui », dans les textes consacrés à Machiavel, le concept de topique apparait sous une forme quelque peu différente : la double position de la théorie dans la topique signifie avant tout qu’elle fait elle-même partie de la conjoncture dans laquelle elle intervient. Et la question de l’efficace de la théorie n’est plus abordée à partir de la question des formes des organisations de masses, mais de celle de la pensée sous conjoncture, du Manifeste et de l’utopie théorique.
3. Penser sous la conjoncture : exigence nécessaire ou tâche impossible ?
Dans « Le marxisme comme théorie « finie » », écrit par Althusser en 1977, la philosophie ne semble plus agir comme une police des concepts qui juge le mouvement effectif de la politique à partir de catégories philosophiques, et qui a pour conséquence la condamnation des initiatives surgissant hors du Parti ou du mouvement ouvrier :
[Il s’agit] de savoir être à l’écoute de la politique là où elle nait et se fait. Une tendance importante se dessine actuellement pour faire sortir la politique de son statut juridique bourgeois. La vieille distinction parti/syndicat est mise à rude épreuve, des initiatives politiques totalement imprévues naissent en dehors des partis, et même du mouvement ouvrier (écologie, lutte des femmes, des jeunes, etc.), dans une grande confusion certes, mais qui peut être féconde.
Certains changements dans la conception althussérienne du rapport de la philosophie à la politique effective peuvent être mis en lien avec la lecture althussérienne de Machiavel développée également à la fin des années 1970. L’opposition machiavélienne entre la vérité effective de la chose et son imagination – par laquelle sont critiquées les théories philosophiques qui pensent la politique telle qu’elle devrait être et non telle qu’elle est – pourrait d’une certaine manière faire écho à la distinction opérant dans l’entreprise rancièrienne entre la politique ayant effectivement eu lieu au sein d’expériences concrètes et la politique prescrite par les philosophes. Cependant, alors que chez Rancière, la politique effective ne concerne pas nécessairement la conjoncture actuelle, selon la lecture althussérienne de Machiavel, lorsqu’il est question de la vérité effective de la chose, il faut entendre « chose », au sens de cause ; « tâche historique » imposée par la conjoncture ; « problème singulier à poser et à résoudre ». Dans « Machiavel et nous » la pensée de la vérité effective de la chose donne dès lors lieu à une pensée de la conjoncture, ou plutôt à une pensée sous la conjoncture :
Penser sous la conjoncture, c’est littéralement se soumettre au problème que produit et impose son cas : le problème politique de l’unité nationale, la constitution de l’Italie en Etat national. Il faut ici renverser les termes : Machiavel ne pense pas le problème de l’unité nationale en termes de conjoncture ; c’est la conjoncture elle-même qui pose négativement, mais objectivement, le problème de l’unité nationale italienne. Machiavel ne fait qu’enregistrer dans sa position théorique un problème qui est objectivement, historiquement posé par le cas de la conjoncture : non par de simples comparaisons intellectuelles, mais par l’affrontement des forces de classes existantes, et leur rapport de développement inégal, en définitive par leur avenir aléatoire.
L’exigence de penser sous la conjoncture est en quelque sorte une conséquence de la double position de la théorie dans la topique, à savoir du fait que la théorie fait elle-même partie de la conjoncture où elle intervient. Dans Machiavel et nous, cette pensée sous la conjoncture rejoint la question de l’efficace de la théorie par le biais de l’idée gramscienne selon laquelle Le Prince est un Manifeste politique défini comme un «appel passionné à la solution politique qu’il annonce» s’inscrivant dans « la littérature idéologique et politique ». Althusser trouve dès lors chez Machiavel un autre argument afin de penser le rôle et l’efficace de la théorie dans l’histoire tout en prenant en compte la politique telle qu’elle se fait ici et maintenant. Cependant, comme le sujet interpellé par le Manifeste machiavélien n’est pas le peuple, mais un Prince anonyme, la question des formes des organisations de masse ne se pose pas ici.
Machiavel critique les théories philosophiques qui prétendent apporter des garanties à l’action politique afin qu’elle puisse se dérouler sans risques, repoussant ainsi le moment de son avènement. Pour l’Althusser de Pour Marx et Lire le Capital, la théorie devait d’une certaine façon éviter le risque de se tromper de « contenu » théorique ou politique, et donc, malgré le lien établi par Althusser entre le problème de la garantie de la connaissance et l’idéalisme, apporter une sorte de « garantie » aux différentes pratiques marxistes, ou du moins tenter d’assurer les moyens mis en place afin de réaliser la « transformation » du monde. Lorsque dans Pour Marx, Althusser affirme la nécessité de l’énonciation de la philosophie marxiste, il suggère que les chercheurs qui tentent de prolonger le marxisme ont besoin de « la Théorie, c’est-à-dire de la dialectique matérialiste, comme de la seule méthode qui puisse anticiper leur pratique théorique en dessinant ses conditions formelles ». Il ajoute dans Lire le Capital :
Si nous pouvons poser comme un problème théorique la question de la transition d’un mode de production à un autre, et donc (…) anticiper l’avenir (…) c’est non en fonction d’une prétendue « structure expérimentale » de l’histoire, mais en fonction de la théorie marxiste de l’histoire comme théorie des modes de production (…). C’est pour cette raison que nous pouvons anticiper l’avenir, et faire la théorie non seulement de cet avenir, mais aussi et surtout des voies et moyens qui nous en assureront la réalité.
C’est donc soit en tant que science (le matérialisme historique), soit en tant que science de la science (la philosophie ou le matérialisme dialectique), que la théorie marxiste joue un rôle vis-à-vis de la « transformation du monde » en projet. Selon, Machiavel, le discours philosophique ne peut apporter aucune garantie à la pratique politique car il ne peut « anticiper » les imprévus qui y surviennent. Dans Machiavel et nous, Althusser affirme alors que la théorie doit laisser une place vide pour le futur, pour que la pratique politique puisse venir la remplir : « Vide pour y insérer l’action de l’individu ou du groupe qui viendront prendre position et appui ». Le rapport de la théorie marxiste au futur n’est donc plus le même que dans Pour Marx ou Lire le Capital. Cela ne signifie pas pour autant que la théorie marxiste n’ait plus aucun lien avec le futur. Même si, sa réflexion ne peut se construire qu’à partir de la situation actuelle, son but est de dégager les possibilités de devenir. En revanche, la théorie ne peut plus aider à assurer l’avènement de ces possibles ni même leur connaissance.
Son rapport au futur, la théorie marxiste le noue alors moins en tant que science, apportant une certaine anticipation et par-là une certaine « garantie » aux pratiques marxistes, qu’en tant qu’idéologie, forme idéologique ou Manifeste. Dans Machiavel et nous, Althusser aborde l’affirmation gramscienne selon laquelle Le Prince n’est pas un « simple » Manifeste, mais un Manifeste utopique révolutionnaire. Pour Althusser, le Manifeste machiavélien est « révolutionnaire mais utopique » dans la mesure où il doit affirmer une tâche qui semble irréalisable en raison du « vide de conjoncture » de l’Italie à l’époque de Machiavel. Cette tâche impossible doit être affirmée et pensée théoriquement, c’est-à-dire que ses conditions doivent être analysées de manière rigoureuse, et non pas imaginées ou rêvées. C’est pourquoi Althusser parle d’«utopie théorique » en opposition aux utopies politique ou idéologique. L’utopie machiavélienne n’est ni idéologique ni politique car « elle se produit et produit ses effets dans la théorie ». Cela rejoint l’idée déjà présente dans Philosophie et philosophie spontanée des savants selon laquelle : « La philosophie n’intervient dans la réalité qu’en produisant des effets en elle-même. Elle agit hors d’elle par le résultat qu’elle produit en elle-même ». La philosophie ne peut donc intervenir dans la politique qu’indirectement en opérant sur elle-même.
Le vide politique dans lequel se trouve l’Italie renaissante de Machiavel peut entrer en résonnance avec la situation du marxisme au terme des années 1970. Dans les toutes dernières lignes de « Enfin la crise du marxisme ! », Althusser réaffirme, malgré sa dispersion, son morcellement et ses impasses, la force du mouvement ouvrier et populaire, tentant certainement par-là, à la manière de Machiavel, de réaffirmer un « possible » en l’absence même de toutes ses conditions :
Nous sommes, au sein de la crise présente, devant une nouvelle transformation, déjà en gestation dans les luttes des masses. Elle peut renouveler le marxisme, donner une force nouvelle à sa théorie, modifier son idéologie, ses organisations et ses pratiques, pour ouvrir un véritable avenir de libération sociale, politique et culturelle à la classe ouvrière et à tous les travailleurs. Personne ne prétendra que la tâche ne soit extrêmement ardue : l’essentiel est qu’elle soit, malgré toutes les difficultés, possible.
Avec la crise du marxisme, Althusser pense lui-même sous le problème imposé par la conjoncture. Il enregistre de sa position les effets dans la théorie de cette crise conjoncturelle. Et, s’il parle de « crise du marxisme », c’est pour, en se réappropriant cette expression trop souvent employée par les adversaires du mouvement ouvrier, donner à cette crise « un tout autre sens que la faillite et la mort ». D’après A. Negri, à la fin des années 1970: « Le problème n’est pas la crise mais la rupture, à savoir le fait que cette crise ne produit pas d’effets constructifs mais destructifs. Outre la dénonciation du stalinisme, l’analyse théorique doit donc s’attacher au processus de formation de la pensée communiste, à la fonction créative, constructive, de la crise qu’elle subit ». On pourrait dire qu’à la fin des années 1970, on a affaire à une conjoncture sous-déterminée contrairement à la Russie de 1917 dont parlait « Contradiction et surdétermination » (1962) qui constituait une situation surdéterminée où l’accumulation de rencontres avait rendu possible la rupture révolutionnaire ; où la crise avait produit des « effets constructifs ». Dans l’article de 1962, la conjoncture est définie comme le moment où le temps s’accélère pour créer une accumulation de circonstances et de rencontres. Dès lors, peut-on penser sous la conjoncture quand il n’y pas d’accumulation d’évènements et de circonstances qui forme précisément ce que « Contradiction et surdétermination » nomme « une conjoncture » ? C’est peut-être pour répondre à ces questionnements surgissant avec la crise du marxisme qu’Althusser développe le thème de l’utopie théorique, conception permettant en un certain sens de penser le rapport de la philosophie à la conjoncture actuelle, même lorsqu’elle se trouve prise dans une situation de vide politique. Néanmoins, que faire quand la conjoncture est « vide » depuis trop longtemps ? Y a-t-il des situations de vide de conjoncture telles qu’aucune tâche ni aucun problème n’est imposé à la philosophie, et où elle est condamnée soit à se taire sur l’actualité et constater les possibles qui ont été ouverts dans des conjonctures dépassées, soit à rétablir une politique imaginée ou prescrite par les philosophes qui, sans vraiment repousser le moment de l’action politique puisqu’il n’a de toute façon pas lieu, en comble plutôt l’absence, en ne prenant pas la peine d’en penser les conditions historico-sociales effectives? Et, si, dans les moments de vide de la conjoncture, la philosophie « matérialiste » doit passer par l’analyse de moments du passé, comment leur donner un sens actuel ? Comment relier ces éléments du passé avec la politique pouvant se faire ici et maintenant ? Althusser n’aborde-t-il pas, par le concept d’Utopie théorique, l’idée qu’il est parfois à la fois impossible et « nécessaire » de continuer à penser sous la conjoncture, à penser en philosophe marxiste (ou matérialiste) ?
D’après un article de Rancière écrit vingt ans après La leçon d’Althusser :
Dans l’entreprise d’Althusser, on pourrait reconnaitre, exacerbée même par le raffinement de son inscription théorique, la hantise de l’intellectuel marxiste, la hantise de l’intellectuel en proie à la politique : de ne pas faire de « littérature », ne pas adresser de lettres sans destinataire ; ne pas être Don Quichotte, la belle âme qui se bat contre des moulins ; ne pas être seul, ne pas être la voix de celui qui crie dans le désert, opération à laquelle on perd sa tête, au propre comme au figuré.
Or, pour Gramsci, si Le Prince est un Manifeste utopique, c’est principalement en raison de son objectif impossible à réaliser et de son destinataire impossible à atteindre. Il s’adresse au Prince mais pour réaliser l’unité d’un peuple auquel celui-ci n’est aucunement lié. De plus, comme le souligne Althusser, l’un des problèmes ou des énigmes du Prince, ayant fait débat pendant des siècles, est le destinataire de cet ouvrage : s’adresse-t-il au peuple ou aux princes ? Peu importe semble nous dire Althusser. Peut-être est-ce d’ailleurs précisément ce qui distingue le Manifeste machiavélien du Manifeste marxien. Avec Marx, le sujet de l’histoire étant clairement défini, le Manifeste sait à qui il s’adresse : le prolétariat est son destinataire nécessairement désigné. Avec Machiavel, le sujet (ou l’agent) de l’histoire est un Prince encore anonyme. Le Manifeste machiavélien peut alors être comparé « à une lettre adressée à un destinataire qui ne se connaît pas (encore) comme son destinataire ». Lorsque dans « Le marxisme comme théorie « finie » », Althusser accorde de l’attention à la politique telle qu’elle se fait ici et maintenant, aux initiatives apparaissant hors du Parti, il semble accepter l’idée que « l’agent de l’histoire » puisse surgir en des lieux imprévus et n’est pas nécessairement la classe ouvrière et son Parti. À partir du moment où il n’y a pas d’acteur privilégié de l’histoire, la théorie en tant que Manifeste politique n’a plus d’interlocuteur privilégié ou nécessairement désigné. Elle doit alors affronter le risque de ne s’adresser à personne et n’avoir aucun effet. La philosophie serait alors au fond « condamnée » à affirmer une tâche impossible sans pouvoir ni contrôler ses effets ni assurer l’existence de ses destinataires. Alors que dans « Le marxisme aujourd’hui », la question de la double inscription dans la topique – appréhendée sous la forme de l’efficace des idées – peut encore être considérée comme une tentative de se donner des interlocuteurs, et même d’assurer leur existence ou leur consistance tout en évitant le rapport kautskyiste ou pédagogique entre la théorie et ses « destinataires », avec l’utopie théorique, Althusser abandonnerait-il l’idée de parvenir à contrôler l’efficace d’un texte en en préparant ou en en choisissant ses interlocuteurs ? Avec le concept d’« utopie théorique », tout en maintenant l’exigence de nouer un lien avec la conjoncture et avec la tâche qu’elle impose, Althusser reprend-il à son compte le risque de la lettre sans destinataire ? L’utopie théorique est-elle finalement celle, qui affirmant une tâche impossible, « suspend son sort, le sort de sa folie, à une lettre qui ne sera pas lue, à une lettre adressée à un destinataire qui ne se connaît pas comme son destinataire» ?