Article paru dans Espace de Libertés, avril 2012.
Comme conscience pratique, la conscience humaniste est libératrice : elle est l’aiguillon de toute critique politique des rapports de domination et d’aliénation. Mais comme conscience théorique, la même conscience humaniste est mystificatrice : elle érige l’Homme en figure de légitimation des mêmes rapports de domination et d’aliénation. Pour échapper au piège de l’instrumentalisation idéologique, la conscience humaniste doit opérer sur elle-même un travail radical de réflexivité critique.
Dans les années 60, un tel travail a connu un développement particulièrement intéressant dans la philosophie française, à l’occasion de ce qu’on a appelé la « querelle de l’humanisme ». Sous la houlette de Luc Ferry, la philosophie réactionnaire des années 80 et 90 voudra mettre un terme à cet antihumanisme critique, jugé intempestif et démobilisateur[1], en plaidant pour un « retour » au sujet et à la conscience, et in fine, à « l’Homme-Dieu »[2]. Les protagonistes de la « querelle de l’humanisme » avaient pourtant raison de souligner qu’une véritable politique en faveur des êtres humains passe par la critique de l’Homme comme référence théorique abstraite. Selon la formule de Louis Althusser, « l’antihumanisme théorique était le seul à autoriser un réel humanisme pratique »[3].
L’antihumanisme théorique tient en une proposition simple : le concept d’Homme n’est qu’un avatar de l’idée de Dieu. L’humanisme est une crypto-théologie reconduisant la structure de l’idéologie religieuse. Une certaine laïcité « droit-de-l’hommiste » est donc naïvement complice de ce qu’elle dénonce[4].
Un bref survol de l’histoire de la philosophie moderne confirme cette hypothèse. On fait généralement remonter à Descartes la première philosophie où la subjectivité humaine fonde sa capacité à connaître et à agir sur sa seule conscience (« je pense donc je suis »). Mais le sujet-cogito s’appuie encore sur Dieu comme garantie ultime. S’il y a quelque certitude accessible à l’homme, c’est par l’intermédiaire de Dieu. Chez Kant, par contre, Dieu n’est plus en position de fondement ; il n’est plus qu’un horizon régulateur, une Idée qui oriente l’homme dans sa vie pratique. Cette fois, c’est la morale qui devient le refuge de Dieu. Chez Hegel, nouvelle révolution : Dieu s’identifie à l’Esprit du monde qui n’est rien d’autre que le mouvement même de l’histoire humaine. Dieu est devenu immanent à l’homme. Feuerbach accomplit un dernier tour de spire en transformant la théologie en anthropologie, en faisant de l’homme lui-même un Dieu. L’Homme moderne ne serait que le terme d’un processus d’immanentisation de Dieu amorcé par le christianisme. Du Dieu-homme à l’homme-Dieu, la conséquence est la bonne.
C’est Heidegger qui nous a fourni la matrice d’une telle critique philosophique de l’humanisme. Selon lui, la question primordiale de la philosophie est la question de l’être, donc du temps (puisque l’énigme de l’être est le « il y a », l’événement d’être). Cette question aurait été recouverte, refoulée par une succession d’étants fondateurs et « atemporels » : la Nature (Antiquité), Dieu (christianisme), enfin l’Homme (modernité). Avec le subjectivisme moderne, l’oubli de l’être atteint son comble en ce qu’il précipite l’humanité dans le technicisme (cf. l’homme érigé par Descartes en « maître et possesseur de la nature ») . Au concept d’« Homme », Heidegger substitue celui de Dasein, qui signifie « existence », « être-là » : « Cet étant que nous sommes chaque fois nous-mêmes et qui a, entre autres possibilités d’être, celle de questionner, nous lui faisons place dans notre terminologie sous le nom de Dasein »[5]. L’homme n’est en fait que ce « lieu » fini, historique, temporel où l’être se manifeste.
Selon cette généalogie, qui recoupe celle de Nietzsche, l’homme n’a « tué Dieu » que pour prendre sa place. Or conserver la place, c’est continuer de vouloir se rassurer, se mettre à l’abri d’un fondement. Pour ceux qui refusent une telle protection idéologique, deux voies sont possibles.
La première est celle de Sartre : l’homme doit assumer sa passion de se mettre à la place de Dieu. Même si ce désir est vain (« l’homme est une passion inutile »), il « projette » l’homme en avant de soi, dans le monde, vers les autres. Or si la conscience humaine est projection, mouvement, spontanéité, alors c’est qu’elle est intrinsèquement pratique : « ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes »[6]. D’où le slogan de l’existentialisme : « l’existence précède l’essence », que Sartre explicite dans ces termes : « cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme (…) n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait »[7]. Le sujet sartrien n’a pas d’essence, de nature, son être tient tout entier dans le faire, la création, l’action. S’agit-il encore d’un humanisme ? Dans La nausée, Roquentin évacue la question : « Je ne commettrai pas la sottise de me dire « antihumaniste ». Je ne suis pas humaniste, voilà tout »[8].
D’où l’on voit, en passant, la différence avec Heidegger. Pour Sartre, l’existentialisme reste un humanisme pratique. Pour Heidegger, au contraire, la seule responsabilité éthique de l’homme, c’est l’être. L’homme n’est que le « là », le « berger » de l’être. « Reste à savoir si cette pensée peut encore se caractériser comme humanisme. Assurément pas, si cet humanisme est un existentialisme et fait sienne cette proposition de Sartre : précisément nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes. Si l’on pense à partir de Sein und Zeit, il faudrait plutôt dire : précisément nous sommes sur un plan où il y a principalement de l’Être »[9]. En se fermant ainsi la porte de l’humanisme théorique et pratique, Heidegger s’exposait à des déconvenues que son parcours politique devait hélas tragiquement confirmer …
La deuxième voie possible de l’antihumanisme théorique est celle empruntée par Foucault : rien ne doit venir à la place de Dieu ; la place du fondement doit rester vide, car c’est dans ce vide laissé ouvert que la pensée peut surgir : « De nos jours, on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu. Car ce vide ne creuse pas un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n’est rien de plus, rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser »[10]. Mais si l’Homme disparaît, c’est pour laisser apparaître des subjectivités concrètes résistant aux pouvoirs, et inventant à travers cette résistance de nouveaux rapports à soi, aux autres et au monde. Selon Foucault, une telle expérimentation critique s’inscrit dans la tradition des Lumières, qu’il définit comme une « épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres » [11].
Entre Sartre et Foucault, il s’agit plus d’une inflexion que d’une réelle opposition. Dans les deux cas, l’émancipation suppose la capacité de réfléchir ses propres conditions historiques de possibilité. Cette autoréflexivité critique, on la trouve déjà chez Marx et Freud, dans le geste qui leur commun de repérer sous la conscience humaine tout un jeu inconscient de forces en conflit (forces socio-économiques ou forces psychiques). Le véritable humanisme n’est pas celui qui érige l’homme en divin de substitution, mais au contraire celui qui révèle ce qu’il ne veut pas voir de lui-même : sa matérialité, sa sexualité, son historicité. Humanisme forcément pratique, puisqu’il nous ramène à la trame la plus souterraine et la plus concrète de notre existence.
[1] Luc Ferry et Alain Renaut, La pensée 68. Essai sur l’antihumanisme contemporain, Gallimard, 1988.
[2] Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996.
[3] Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, IMEC, 1992, p.209.
[4] Je me permets de renvoyer à ce sujet à mon essai L’humanisme, inutile et incertain ? Une critique des droits de l’homme, Labor, 1999.
[5] Martin Heidegger, Etre et temps (1927), trad. F.Vezin, Gallimard, 1986, p.30.
[6] Jean-Paul Sartre, Situations, 1, Gallimard, p. 32
[7] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Folio, p. 28
[8] Jean-Paul Sartre, La nausée, Gallimard, 1938, p.167.
[9] Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, p.85-6.
[10] Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p.353.
[11] Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ? in Dits et écrits, vol.2, texte n°339, p.1394.