La modernité comme fin et comme aporie

 

 Conférence prononcée lors du colloque Culture et démocratie ? Questionner les évidences dans le cadre des 20 ans de « Culture et Démocratie » aux Halles de Schaerbeek à Bruxelles le 28 novembre 2014.

 La fin de la modernité est un thème bateau, rebattu par les intellectuels depuis plus de trente ans. Pourquoi dès lors en faire le fil conducteur de mon propos ? Précisément parce que le cycle historique d’une trentaine d’années durant lequel ce thème de la fin de la modernité a fait florès, sous les expressions de « fin des idéologies » ou « fin de l’histoire », ce cycle est en train de s’achever – ce qui ne signifie pas que je suis venu vous annoncer la fin de la fin de la modernité, mais que nous nous trouvons face à des enjeux qui nous obligent à reposer à nouveaux frais la question de la modernité et de ses fins présumées : « questionner les évidences » – comme l’indique très justement le titre de votre colloque.

Le philosophe auquel on associe l’idée d’une fin de la modernité est Jean-François Lyotard (un auteur tombé dans une relative désuétude depuis sa mort en 1998, mais qui reste selon moi un des grands philosophes français du XXe siècle). En 1979, Lyotard forge le concept bizarre de « postmodernité », qu’il définit comme l’incrédulité à l’égard des grands récits du progrès, des Lumières, ou encore comme la liquidation des métarécits de l’émancipation universelle de l’humanité : « le projet moderne (de réalisation de l’universalité) n’a pas été abandonné, oublié, mais détruit, liquidé. Il y a plusieurs modes de destruction, plusieurs noms qui en sont les symboles. « Auschwitz » peut être pris comme un nom paradigmatique pour « l’inachèvement » tragique de la modernité. Mais la victoire de la techno-science capitaliste sur les autres candidats à la finalité universelle de l’histoire humaine est une autre manière de détruire le projet moderne en ayant l’air de le réaliser »[1]. Aux grands récits de l’émancipation universelle devenus obsolètes ont été substitués le culte de l’entreprise, de la performance, du marketing, ainsi que le relativisme et l’éclectisme culturels. Le plus gros contresens à propos de Lyotard consiste à en faire lui-même un postmoderne, alors que tout son propos tend au contraire à se demander comment résister à la postmodernité. Le principe de cette résistance, Lyotard le trouve dans l’expérience artistique et esthétique en tant que cette expérience nous permet de « présenter l’imprésentable », d’inventer de nouvelles formes pour y loger ce qui est informe, indicible, inaccordable : « que reste-t-il d’autre, pour résister, que la dette que toute âme a contractée avec l’indétermination misérable et admirable d’où elle est née et ne cesse de naître ? »[2]. C’est ce qu’il appelle le différend, « état instable et instant du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut l’être encore » – on « ne trouve pas ses mots », et donc il faut chercher, inventer, créer. « C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être d’une politique, de témoigner des différends »[3].

L’autre grande référence philosophique qui nous permet de penser notre époque est Michel Foucault (dont on célèbre cette année le trentième anniversaire de la mort – mais à la différence de Lyotard, on étudie aujourd’hui ses textes dans les universités avec autant de soin que ceux de Kant ou d’Aristote). Or précisément le Foucault qu’on lit surtout aujourd’hui, c’est moins celui de la folie ou de la prison que celui qui, en 1978-1979 (la même année que La condition postmoderne de Lyotard) fait son fameux cours sur le néolibéralisme – significativement intitulé Naissance de la biopolitique[4]. Car avant même que Thatcher et Reagan n’arrivent au pouvoir, Foucault étudie et décortique les théories néolibérales de Friedman, Hayek et Cie, voyant parfaitement qu’elles préfigurent une nouvelle forme de rationalité politique. Quelle est cette nouvelle rationalité néolibérale que Foucault définit comme biopolitique ? Non pas, comme on le dit souvent, celle de la « main invisible » du marché, mais celle de la sélection naturelle des entreprises et des entrepreneurs les plus performants – et donc de l’élimination ou de la relégation des improductifs, des inutiles, des surnuméraires. Le néolibéralisme, ce n’est pas Adam Smith mais Darwin. Tout individu est censé devenir « entrepreneur de lui-même, étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son propre producteur »[5]. Or, comme un tel individu entrepreneur n’existe pas dans la nature, c’est le pouvoir qui doit le fabriquer, grâce à toutes sortes de mécanismes d’incitation, de contrôle et d’évaluation dans toutes les dimensions de l’existence – travail, éducation, loisirs, santé, génétique, etc. Il s’agit donc bien d’un biopouvoir qui s’exerce sur notre vie même – notre corps, notre psychisme – pour faire de notre autonomie, de notre créativité, le moteur même de notre assujettissement aux exigences de rentabilité et d’efficacité qui sont celles du capitalisme.

 

Comme Lyotard, Michel Foucault ne voyait pas d’autre point de résistance aux biopouvoirs que le sujet lui-même, le rapport de soi à soi, le rapport éthique à soi – retrouvant les premières formes d’une telle résistance éthique chez les philosophes grecs, notamment dans la parrhéria chez Socrate[6], le courage de la vérité que je dois cultiver non à l’égard des autres mais d’abord à l’égard de moi-même. Cette culture de soi, Foucault la repère aussi chez les dandys, dans la vie artiste quand elle est « de l’ordre de la mise à nu, du démasquage, du décapage, de l’excavation, de la réduction violente à l’élémentaire de l’existence »[7].

 

Qu’y a-t-il de remarquable chez Lyotard comme chez Foucault ? Deux choses. D’abord, la résistance aux pouvoirs réside dans la subjectivité même, dans le rapport de soi à soi, dans l’expérience artistique ou esthétique la plus singulière. Ensuite, c’est un contresens total de croire qu’ils veulent en finir avec la modernité, avec l’émancipation, les Lumières. Contresens répandu dès les années 80, notamment par Luc Ferry dans La Pensée 68, au nom de l’« humanisme », mais que l’on retrouve souvent chez les adeptes américains du « post-structuralisme » (ou « French Theory ») souvent assimilée à un relativisme radical conduisant au multiculturalisme et à l’individualisme. Ces lectures procèdent à une inversion complète de ce que Lyotard ou Foucault veulent dire : pour eux, le sujet n’est pas du tout une sphère de repli dans un monde qui aurait perdu tout sens du collectif et de l’émancipation, mais le point à partir duquel il est possible de repenser cette émancipation, de radicaliser les Lumières plus profondément, plus concrètement. L’un des derniers textes publiés de Foucault en 1984 (qui est donc comme une sorte de testament philosophique) s’intitule « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Foucault veut arracher les Lumières au mythe du Progrès, à l’idée que l’émancipation de l’humanité va nécessairement se réaliser dans l’Histoire ; les Lumières, dit-il, c’est l’« épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, un travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres »[8]. Non pas la recherche d’un universel de surplomb, mais au contraire l’expérience de la contingence historique qui nous a fait être ce que nous sommes, car dans cette contingence, il y a la possibilité de ne plus être ce que nous sommes – la possibilité d’être, d’agir, de penser autrement. Les Lumières, c’est un travail critique qui « nécessite le travail sur nos limites, c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté »[9]. De même, selon Lyotard, si la modernité ne peut plus se dire à travers des « grands récits », il faut la réécrire, faire intervenir d’autres héros, écrire l’histoire non pas du point de vue des vainqueurs (ni même de « futurs » vainqueurs que seraient les prolétaires ou les colonisés), mais, comme le suggérait Walter Benjamin, du point de vue des vaincus. « Réécrire la modernité », dit Lyotard, c’est « résister à l’écriture de cette supposée postmodernité »[10].

 

En d’autres termes, le meilleur de la modernité, c’est précisément sa capacité à entrer en conflit critique avec elle-même, à réfléchir ses propres conditions historiques d’effectuation. La modernité n’est pas « critique », elle est « méta-critique », critique de l’instrument critique même que sont la raison et la conscience. Que font déjà Marx et Freud, sinon montrer que la raison se retourne en son contraire, que le moteur du progrès est aussi instrument de domination et d’aliénation ? Marx dénonce le grand récit capitaliste comme étant celui de l’exploitation, en train de « tout noyer dans les eaux glacées du calcul égoïste » ; Freud constate que le même grand récit débouche sur un étrange « malaise dans la culture », les individus étant de plus en plus malheureux (névrosés) à mesure qu’ils deviennent de plus en plus civilisés. Ramenée à ses conditions matérielles et historiques de production et d’effectuation, la raison critique est décentrée. Mieux, du fait de ce mouvement qui l’affecte de l’intérieur, elle devient elle-même expérience de décentrement. L’universel n’est donc pas dissout dans le « relativisme » historique ou culturel, mais il s’élargit et se transforme en s’ouvrant à tous ces « autres » que, habituellement, nous ne voulons pas voir. De Marx et Freud à Foucault et Lyotard, en passant par Adorno et l’Ecole de Francfort, le post-colonialisme, le féminisme, la pensée « méta-critique » (que Paul Ricoeur a aussi appelé « pensée du soupçon ») ne liquide pas la modernité : elle opère une sorte de coupe sagittale, transversale dans la société et dans l’histoire. Il n’y a donc pas de fin de la modernité – ni au sens où elle atteindrait un jour sa fin, son objectif, ni au sens où elle serait liquidée – mais une finitude de la modernité, un inachèvement, une indétermination qui fait d’elle autre chose qu’une simple période de l’histoire ou une civilisation identifiable à une région du monde : la modernité est une manière d’être, de se rapporter à soi-même et au monde sur le mode de l’inquiétude, du doute, du conflit.

 

Au sein de l’unité de recherches « Matérialités de la politique » de l’Université de Liège, nous inscrivons notre travail dans le sillage de cette philosophie politique française du XXe siècle, de Sartre à Foucault, en passant par Althusser, Lyotard, Deleuze, Derrida, mais aussi de l’Ecole de Francfort (Adorno, Benjamin), de Marx et de Freud, qui ont tous à leur manière opéré le même geste : mettre la modernité en conflit avec elle-même, déplacer le regard vers ce qui la travaille souterrainement. La philosophie rejoint ici, me semble-t-il, le travail de terrain de « Culture et Démocratie » : mettre à l’épreuve l’idéal d’émancipation en le confrontant à tous les lieux qui en constitue la limite : prisons, hôpitaux, asiles, logements sociaux, etc., dans une perspective que Foucault a bien décrite : « c’est qu’il y a un échiquier de cases grises, à peine perceptibles, qui définissent la modalité d’une culture : c’est la trame de ces cases « négatives » que j’ai voulu appliquer à l’étude de l’histoire des systèmes de pensée »[11].

 

En d’autres termes, la liberté ne se joue pas seulement sur la scène du droit et des institutions, dans le rapport aux autres, mais aussi dans notre rapport au monde et dans notre rapport à nous-mêmes. C’est qu’il y a, comme le dit Etienne Balibar, une « autre scène » du politique[12] (qui justifie pleinement, on va le voir, le travail mené par « Culture et Démocratie » depuis 20 ans). Je propose de distinguer trois formes de liberté : la liberté négative, la liberté positive et la liberté radicale (l’opposition entre libertés négative et positive provient de Isaiah Berlin[13], et j’ai forgé pour mon compte le concept de liberté radicale) :

 

  • la liberté « négative », c’est la liberté individuelle : la liberté de penser, de circuler, de travailler, etc., bref de faire ce que je veux pour autant que je n’empiète pas sur la liberté d’autrui : « la liberté de l’un s’arrête là où commence celle des autres ». C’est une liberté « non-interférence » : ni l’Etat ni autrui, aucun pouvoir ne peut interférer dans mes choix, aussi discutables soient-ils sur le plan moral. Que je décide de passer mon week-end à m’abrutir devant la télévision, à faire du sport ou à lire Madame Bovary, c’est mon affaire. Première scène du politique, celle de l’émancipation, c’est-à-dire du droit et des institutions en tant qu’elles règlent les rapports entre le sujet et les autres.

 

  • la liberté « positive, » elle, consiste, non pas en une absence d’entraves, mais « à être son propre maître », à vivre sa vie de manière autonome au sens propre : poser soi-même ses propres normes, faire ses choix d’existence en toute responsabilité. Par contraste avec la liberté non-interférence, nous parlerons de liberté non-domination. Etre libre « positivement », c’est : ne pas être aliéné, opprimé, dominé. La non-domination, c’est autre chose que la non-interférence : c’est s’émanciper de forces idéologiques, politiques et économiques qui me conditionnent à un autre niveau que le niveau juridique – un niveau « objectif », historique, souvent indépendant de sa volonté et de sa conscience. « Les hommes, dit Marx, font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions toujours déjà données et héritées du passé ». C’est ce que Balibar appelle « l’autre scène » du politique : celle des conditions matérielles, historiques dans lesquelles les hommes vivent. Cette liberté passe par une transformation de la société ; elle concerne le rapport du sujet à l’histoire, au monde ;

 

  • il y a enfin ce que j’appelle la liberté « radicale » : c’est la liberté de « se transformer soi-même », d’aller à la recherche de soi-même vers cette part intérieure qui nous échappe ; c’est la liberté de ne pas être prisonnier de son propre Moi et des rôles, des assignations qui me sont imposées et que, le plus souvent, j’ai intériorisées. Cette liberté est celle de l’artiste, de l’écrivain, mais aussi de celui qui mène une expérience spirituelle – qui n’est pas forcément religieuse (une psychanalyse, un voyage, une initiation, un coming out, tout processus au terme duquel nous faisons l’expérience que « je est un autre »). C’est ce que Balibar appelle « l’autre du politique », ou plus exactement « l’autre de l’autre du politique », la scène plus profonde encore que la scène souterraine des conditions historiques objectives : la scène de l’inconscient, du désir, du sujet aux prises avec lui-même. Ici se joue la question de l’identité (et de l’altérité) des sujets.

 

On peut montrer (mais ce n’est pas le lieu ici) que l’histoire de la philosophie moderne peut être décrite comme celle de ces trois libertés : la liberté négative, c’est la grande découverte du « moment anglais » de la philosophie (aux XVIIe et XVIIIe siècles : Hobbes, Locke, Hume) ; la liberté positive, celle du « moment allemand » (au début du XIXe siècle : Kant, Fichte, Hegel, Marx) ; la liberté radicale, le « moment français » (au milieu du XXe siècle : Sartre, Lacan, Althusser, Foucault)[14].

 

Toujours est-il que la question politique de la liberté ne se joue pas dans une seule dimension, sur une seule scène, mais dans trois dimensions, sur trois scènes : la scène de la politique, du droit positif, des institutions – de mon rapport avec les autres (liberté négative) ; la scène de l’histoire, des conditions matérielles objectives de l’existence – de mon rapport avec le monde (liberté positive) ; la scène des identités, des conditions subjectives de l’existence – de mon rapport avec moi-même (liberté radicale).

 

La liberté doit donc être vue de façon sagittale, transversale, multidimensionnelle. Il me semble que cette conception peut éclairer le débat qui oppose, au sein même de « Culture et Démocratie », Meyer-Bish et Cécile Romainville à propos de la définition du droit à la culture. Meyer-Bish, on le sait, le définit comme « le droit de choisir et d’exprimer son identité, d’accéder aux références culturelles, comme à autant de ressources qui sont nécessaires à son processus d’identification », ce que Romainville considère trop large, donc trop flou juridiquement, préférant limiter le droit à la culture au droit de participer à la vie culturelle (comme créateur ou comme « consommateur »). Paradoxalement (peut-être), je donnerais raison au point de vue « positiviste » de Romainville[15], qui tient à distinguer les différentes scènes du politique et à faire du droit à la culture un droit effectif, opposable, ce qui a pour effet de renvoyer à d’autres logiques (d’autres scènes) la question de la culture comme environnement existentiel global. Je pense aussi qu’il est problématique de dire, comme Meyer-Bish, qu’une subjectivité se définit par son identité, la subjectivation par l’identification. Car toute identité est une imposition, une « assignation » (comme le redira Christian Ruby) ; la subjectivité commence précisément quand je m’arrache à mon identité supposée, quand je fais l’épreuve de mon altérité constitutive. Toute subjectivation est en fait une désidentification, un travail pour sortir de moi-même.

 

Nos existences se déroulent sur plusieurs scènes, et nous passons constamment de l’une à l’autre. Le politique, c’est leur articulation. Il me semble que la dynamique est à peu près la suivante : plus une société, sur le plan matériel (Marx), parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique (Freud), de référents identitaires figés. A l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan symbolique, à se fier à des identités fixes, univoques.

 

C’est ce que montre l’histoire récente. Pendant les « Trente Glorieuses », on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée de l’individualisme dans l’ordre symbolique (libération sexuelle, déclin du nationalisme et des religions). Durant cette période, l’émancipation sociale s’est donc révélée indissociable de l’émancipation culturelle et vice et versa. Le racisme a alors (partiellement) reflué, avec la décolonisation et les luttes pour l’égalité civique. Chez les dominés, le sentiment dominait que « demain sera meilleur », que « nos enfants vivront mieux que nous ». C’est ce que le sociologue Immanuel Wallerstein appelle « l’optimisme des opprimés » …

 

A partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et le démantèlement de l’Etat social ; ce qui a créé chez les individus une demande compulsive de collectif – national-populisme chez les « autochtones », communautarisme chez les « allochtones ».

 

En contexte néolibéral, on assiste à la fois à une captation de notre être culturel (sur le plan matériel) et à son assignation identitaire (sur le plan symbolique). La rentabilité économique s’est déplacée de la production d’objet (par exemple, la fabrication d’un médicament) vers sa conception (la découverte de la molécule) et sa commercialisation (le marketing et le « face to face »). La marchandisation colonise aujourd’hui des secteurs que l’on considérait jadis comme d’intérêt public précisément parce qu’ils touchaient à la production culturelle et à la gestion des rapports humains : la santé, la recherche, l’enseignement, le divertissement, tous domaines qui lient précisément l’immatériel et le relationnel. Quelle est la conséquence de cette double logique hyper-industrielle ? D’un côté, les technologies de l’information et de l’intelligence tendent à uniformiser les modes de pensée et de culture : c’est le même PC, les mêmes moteurs de recherche, les mêmes logiciels qu’utilisent le dirigeant d’entreprise et l’employé de base, le chercheur de haut niveau et le jeune en décrochage. Mais d’un autre côté, les impératifs de l’économie de services commandent de segmenter les attentes de la clientèle selon son identité et son « vécu » – statut social, âge, sexe, culture, religion, etc.

 

Double mouvement d’uniformisation économique et de fragmentation culturelle, donc. La même société impose d’appauvrir les ressources symboliques et intellectuelles des individus, et pousse en même temps ces mêmes individus à se ségréger les uns des autres, à se définir selon des identités différenciées, concurrentes.

 

C’est dans ce contexte que sont apparus les concepts de « diversité » et « d’égalité des chances » (que j’ai toujours considérés sous un angle très critique car ils acceptent en fait le principe néolibéral de la compétition, de la concurrence de tous contre tous). Mais c’est dans ce contexte aussi que l’on a mis en place des politiques migratoires de plus en plus restrictives. L’idéologie de la diversité culturelle ne peut être dissociée de la rhétorique belliqueuse du « stop migratoire » : les deux discours paraissent opposés, mais ils forment en fait un ensemble idéologique cohérent, qui est celui du darwinisme social : filtre aux frontières, relégation dans les banlieues et régulation par l’anti-discrimination.

 

Quelle conséquence ? En passant de la représentation de la société en termes d’inégalités et de classes à une représentation en termes de discriminations et d’identités, le néolibéralisme a coupé le lien « naturel » qui existait jusque-là entre émancipation des individus et transformation de la société. Or, quand on met à l’écart toute idée de transformation sociale, que reste-t-il ? Les cultures, les communautés. A partir des années 90, il ne sera question que d’identité culturelle, d’interculturalité, de choc et/ou dialogue des civilisations. Conséquence : une surculturalisation, par les pouvoirs publics eux-mêmes, des problèmes qui, à la base, étaient des problèmes de dynamiques sociales globales[16]. Conséquence de la conséquence : l’affrontement ruineux, en miroir, entre « multiculturalistes » et « universalistes » …

 

Cette dynamique sociale globale est celle d’un mouvement centrifuge qui attire vers le centre du champ social les flux (d’argent, de marchandises, d’êtres humains, d’informations) rentables et rejette vers la périphérie les flux moins rentables, et vers la périphérie de la périphérie, vers des zones poubelles les flux indésirables – les surnuméraires, ceux qu’on appelait au Moyen Âge les « inutiles au monde » – et dont le stade ultime de traitement est l’enfermement (IPPJ, EDS, prison). Entre l’assistanciel et le pénitentiel, il n’y a plus qu’un continuum qui est celui d’une déchetterie sociale : la question politique des humains superflus (« faut-il les intégrer, les interner, les expulser ? ») se pose désormais en termes analogues à celle des « déchets » tout court (« faut-il les recycler, les stocker, les éliminer ? ») …

 

Il nous faut donc penser ensemble la violence objective (ou ultra-objective) celle de la marchandisation qui met les acteurs économiques en concurrence entre eux jusqu’à les réduire à l’état de choses jetables ou superflues et la violence subjective (ou ultra-subjective), celle des identités qui transforment l’autre en barbare menaçant mon identité[17]. Pour expliquer le rapport entre les deux « séries », les deux scènes, économique et identitaire, Balibar propose une image, celle de la bande de Möbius (qui consiste simplement à faire subir une torsion d’un demi-tour à une longue bande de papier, et à coller les deux extrémités). Selon Balibar, la violence court dans la société comme une fourmi imaginaire sur la bande de Möbius, passant d’une face à l’autre de la bande sans jamais franchir le bord qui les sépare. Il y a aura d’autant plus de violence qu’il y aura transfert d’un plan à l’autre : « les manifestations de la violence « ultra-subjective » (commandées par l’obsession de l’identité) et celles de la violence « ultra-objective » (résultat de la réduction d’êtres humains au statut de choses inutiles, donc superflues ou « en trop ») peuvent continûment passer les unes dans les autres, tout en restant essentiellement hétérogènes »[18].

 

Cela signifie que le racisme n’est pas, comme on le dit souvent, la peur de l’étranger, de l’inconnu. Après tout, il est naturel et légitime d’avoir peur de l’inconnu. Je définis le racisme autrement : il commence dès que l’autre est pour moi en trop, de trop ; dès qu’il est perçu et traité comme surnuméraire, pas à sa place. Un homme en trop, un corps étranger, c’est d’abord quelqu’un que je ne veux pas voir, que je vais effacer de ma représentation, rendre invisible, réduire à l’état de chose insignifiante, voire irreprésentable. Mais c’est aussi, contradictoirement, quelqu’un que je repère partout, que je me surreprésente sur le mode de l’invasion, de l’encombrement. Le raciste est hanté par ce qu’il voudrait voir disparaître. L’antisémite voit des Juifs partout; l’islamophobe est incollable sur les minarets, le hallal ou les foulards. Le racisme oscille entre la dénégation qui réduit l’autre à l’état de chose invisible, et l’obsession qui l’érige en barbare qui va me détruire.

 

La « bande de Möbius » permet aussi d’éclairer le débat sur les rapports entre culture et précarité. Les précaires, les exclus, les subalternes sont-ils dépourvus de culture, de monde (Arendt parlait de la worldlessness : désolation, absence de monde), ou ont-ils une culture propre mais fragmentée, éclatée, et partant déniée, délégitimée (Gramsci décrivait en ces termes le rapport de la culture subalterne à la culture hégémonique) ? Les deux en fait : sur le plan matériel, il y a déficit de culture, d’accès aux sources de la culture ; sur le plan symbolique, il y a déni des formes culturelles minoritaires, disséminées, non légitimes. Le rôle d’une structure comme « Culture et Démocratie » est donc double : à la fois faciliter l’accès à la culture commune et travailler à la reconnaissance de trajectoires culturelles singulières minoritaires, confinées dans l’underground par la culture légitime.

 

Depuis le déclenchement de la double crise financière de 2008-2011, je crois que nous sommes entrés dans un nouveau cycle historique, ou plutôt que nous sommes en train de sortir du cycle « néolibéral » ouvert dans les années 80. Non pas que les pratiques néolibérales aient cessé, encore moins que le capitalisme financier soit sur le point de disparaître ; mais l’idéologie néolibérale (le modèle de la concurrence généralisée, de l’individu entrepreneur de lui-même) est en train de se décomposer. Pour preuve la critique qu’en font aujourd’hui des économistes qui, hier encore, en étaient les défenseurs inconditionnels.

 

Cette crise est une crise de la dette. Or, dans l’histoire, les crises dues à l’endettement structurel des Etats et/ou des classes sociales (quand les individus, les groupes, les Etats n’ont pas des dettes mais sont en dette) sont toujours annonciatrices de grands bouleversements sociaux et politiques. Dans l’Ancien Testament est instituée l’année jubilaire qui fait obligation d’effacer les dettes tous les sept ans, suite à l’intervention du prophète Néhémie scandalisé par l’état d’endettement d’une grande partie du peuple juif. Les réformes démocratiques de Solon et Clisthène à Athènes ont également été provoquées par le surendettement des paysans pauvres qui risquaient de se trouver en situation d’esclavage pour dette. De même, les grandes révoltes paysannes du XIVe siècle, qui marquent la fin du Moyen-Âge, ont été des soulèvements contre les créanciers prédateurs qu’étaient devenus les seigneurs féodaux. A chacun de ces moments, il est apparu avec évidence que le rapport créancier/débiteur était en fait un rapport d’exploitation et de destruction de la communauté.

 

Nous entrons dans une phase de bifurcation (donc d’incertitude), où soit le capitalisme financier, pour se maintenir coûte que coûte, va mettre en place des modèles politiques de plus en plus autoritaires, sécuritaires, de moins en moins démocratiques (la recomposition du paysage politique à la droite de la droite, est une forme de réponse à cette demande) ; soit un nouveau pacte social, impulsé par des mouvements sociaux, voit le jour, mais il faut avoir la lucidité de reconnaître que nous ne voyons pas encore, à ce jour, quels pourraient être les contours d’un tel pacte.

 

Quel que soit le scénario, nous allons vers de fortes tensions sociales, dont nul ne peut prédire l’issue. C’est évidemment dans la perspective du second scénario que je situe mon travail – perspective qui consiste donc à essayer d’inverser la dynamique sur la bande de Möbius : dans la dimension matérielle de l’existence, c’est-à-dire sur l’axe de la propriété (de l’avoir), il faut produire de la cohésion sociale, instituer des communs, bref résister à une trop grande captation individuelle (« privatisation ») des richesses ; inversement, dans la dimension symbolique de l’existence, sur l’axe de l’identité (de l’être), il faut au contraire produire de la singularité, de la différence, bref résister à une trop grande emprise des communautés sur les individus.

 

Autrement dit, la liberté consiste à faire valoir plus de communauté là où il y a trop de propriété, et plus de propriété (de soi), de singularité (« mon corps m’appartient », etc.) là où il y a trop de communauté.

 

Il me semble que nous sommes au cœur du travail et des convictions de « Culture et Démocratie » : la culture comme étant à la fois production de communauté (de langue, de traditions, de croyances, etc.) et production de singularité, de différence (de création, d’expression, de subversion). Nous avons besoin à la fois de grands récits et de petits récits : de grands récits pour inscrire notre petite histoire personnelle dans une histoire collective (par exemple nous devons inscrire les migrations dans notre grand récit national) ; de petits récits singuliers, expérimentaux, qui disent toute la singularité des individus (ainsi, nous devons entendre ceux qui sont minoritaires dans leur minorité).

 

La postmodernité n’est donc pas simplement la fin des grands récits. Elle est le moment où nous modernes sommes mis face à nos contradictions, c’est-à-dire face à nos responsabilités.

 

[1] Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, 1986, p.38.

[2] Jean-François Lyotard, L’inhumain, Galilée, p.15.

[3] Jean-François Lyotard, Le différend, Minuit, 1981, p.29.

[4] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Gallimard-Seuil, 2004.

[5] Ibid., p.332.

[6] La parrhésia était une des modalités juridiques de l’autonomie du citoyen, avec l’isonomia (l’égalité de droits) et l’iségoria (l’égalité de parole). La parrhésia, c’était le droit et même le devoir de parler en toute franchise devant l’Assemblée du peuple, sans se laisser séduire, corrompre ou menacer par quiconque.

[7] Michel Foucault Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1984, Gallimard-Seuil, 2009., p.173-174

[8] Michel Foucault, Dits et écrits, II, Quarto, 2001, texte n°339.

[9] Ibid.

[10] Jean-François Lyotard, L’inhumain, Galilée, p.44.

[11] Michel Foucault, Dits et écrits, I, Quarto, 2001, texte n°83.

[12] Etienne Balibar, « Trois concepts de la politique : Emancipation, Transformation, Civilité » in La Crainte des masses, Galilée, 1997, p.22.

[13] Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Eloge de la liberté (1969), Calmann-Lévy, 1988.

[14] Edouard Delruelle, De l’homme et du citoyen. Une introduction à la philosophie politique, De Boeck, 2014.

[15] Je devine que l’on rejoue aussi ici le vieux débat entre partisans du droit naturel (il y a un droit universel au-dessus du droit positif) et partisans du positivisme juridique (il n’y a de droit que positif).

[16] L’évolution est patente, du rapport du Commissariat Royal à la politique des immigrés en 1993  à la Commission du dialogue interculturel (dont j’étais le rapporteur) en 2005 jusqu’aux Assises de l’interculturalité (2010) : les questions sociales transversales (emploi, enseignement, logement), qui dominaient en 1993, ont progressivement cédé la place aux questions exclusivement culturelles : foulard, accommodements raisonnables, jours fériés, abatage rituel, etc. Face au texte final des Assises (dont j’étais membre du Comité de pilotage), j’ai rédigé une note minoritaire où je regrettais « que le Rapport avalise la vision d’une société divisée entre une majorité culturellement dominante et des minorités insuffisamment reconnues, alors que c’est la polarité capital / travail qui reste structurellement déterminante pour expliquer les enjeux de notre société ». Je voulais dire que la solution aux problèmes interculturels n’était pas … culturelle, mais dans une meilleure articulation entre les politiques généralistes de justice sociale et les politiques spécifiques de lutte contre les discriminations. Peine perdue : le débat s’était englué dès le départ dans une opposition stérile entre partisans du « multiculturalisme » et partisans du « républicanisme » …

[17] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.109.

[18] Ibid., p.115.

29 juin 2015|Accueil, Articles & Conférences, Textes|