L’antisémitisme chez les jeunes issus de l’immigration en Belgique

On m’a demandé de vous parler d’un sujet difficile : l’antisémitisme chez les jeunes issus de l’immigration. C’est un sujet difficile pour deux raisons : (1) le manque de données et d’études, qui ne permet pas d’objectiver et de documenter le phénomène ; (2) beaucoup d’acteurs institutionnels (politiques, universitaires, médias) préfèrent éviter ce sujet, hautement sensible. La difficulté, réelle, c’est que l’antisémitisme est ici le fait d’une population qui est elle-même victime de racisme et de discriminations.

Pour autant, il s’agit d’un problème que nous devons avoir la lucidité et le courage de regarder en face. La lucidité et le courage, en l’occurrence, ici, vont dans un double sens : il ne faut pas faire de langue de bois, car cet antisémitisme existe, et il est inquiétant ; mais le courage, c’est aussi, au  sein de la communauté juive, d’éviter l’amalgame qui prétendrait que tous les jeunes issus de l’immigration sont antisémites, ou refuser d’analyser les causes de cet antisémitisme. On ne gagnera pas la lutte contre l’antisémitisme en inclinant vers le racisme anti-immigrés ou vers l’islamophobie.

J’évoquerai ce sujet en faisant référence à mon expérience au Centre pour l’égalité des chances, que j’ai codirigé entre 2007 et juin 2013, mais aussi en mettant en perspective cette expérience à l’aide de quelques hypothèses que je tire de mon métier « de base » – la philosophie politique.

L’antisémitisme chez les jeunes issus de l’immigration est évidemment perceptible sur le plan empirique: il suffit d’ouvrir les yeux et de regarder ce qui se passe dans les quartiers, les écoles ou sur Internet. Mais nous ne disposons à ma connaissance que de deux études scientifiques de ce phénomène. Et elles portent, non pas sur les jeunes (1) issus de l’immigration (2) en Belgique, mais sur les jeunes (1) Musulmans (2) flamands.

Les deux études ont été menées par le Prof Mark Elchardus (VUB). La première, qui date de 2011, sintitule « Jong in Brussel »[1]. La presse en a retenu que 50% des jeunes musulmans étaient antisémites. Signe de la tension que provoque le problème : l’association « Vigilance musulmane » a déposé « plainte » contre Elchardus pour racisme auprès du Centre, qui a immédiatement fait savoir, je le précise, qu’il n’y donnerait pas suite. Il y avait d’autant moins de raisons de monter en épingle « l’enquête Elchardus » qu’elle ne montrait finalement pas grand chose : (1) elle ne concernait que les jeunes flamands de Bruxelles ; (2) elle ne portait spécifiquement ni sur les jeunes de l’immigration ni sur l’antisémitisme, ni même sur le racisme, mais sur la vie des jeunes Bruxellois en général (leurs relations avec les adultes, l’école, l’avenir, les drogues, la délinquance, etc.).

Les jeunes devaient donner un indice de 1 à 5 aux propositions suivantes :

  • « la plupart des Juifs pensent être meilleurs que les autres » ;
  • « la plupart des Juifs incitent à la guerre et reportent la faute sur les autres » ;
  • « la plupart des Juifs veulent tout dominer » ;
  • « quand on fait des affaires avec des Juifs, il faut veiller à ne pas se faire rouler »

L’étude montre une différence significative entre les réponses des jeunes en général (10% approuvent ces propositions) et des jeunes musulmans (entre 47% et 57%). Mais plusieurs éléments amènent à nuancer :

1) le taux d’antisémitisme des jeunes catholiques s’élève à 38%, ce qui n’est pas significativement moins que les musulmans.

2) il faut aussi observer la nature des questions : elles portent sur des stéréotypes antisémites, mais qui ne relèvent pas de l’incitation à la haine au sens légal du terme. Ces stéréotypes entrent dans la catégorie des « propos qui blessent, qui choquent et qui inquiètent », selon la formule de la Cour Européenne des droits de l’Homme, mais qui ne sont pas interdits par la loi. Si le but de l’enquête avait été de cerner la nature de l’antisémitisme, il aurait fallu poser des questions du style : « approuvez-vous un employeur qui refuse d’embaucher un Juif ? » ; « que pensez-vous de ceux qui disent que la Shoah n’a pas existé ? Ont-ils raison selon vous ? », car on verrait alors la propension à accomplir des actes (actes de langage ou actes physiques) de nature antisémite.

3) en bonne logique, il aurait aussi fallu interroger les jeunes des différentes communautés sur des stéréotypes concernant les musulmans ou les Arabes. Je crains hélas que l’on observerait chez les jeunes Belges un racisme antimusulmans et anti-immigrés tout aussi inquiétant que celui dont nous traitons aujourd’hui …

Le Prof. Elchardus a approfondi son enquête cette année auprès d’un échantillon de 4.000 jeunes interrogés à Anvers et Gand [2]. Les résultats confirment ceux de 2011 : on obtient à peu près les mêmes pourcentages pour les mêmes questions. L’étude révèle aussi chez les jeunes musulmans une homophobie importante (par exemple, 25% « approuvent » ou « comprennent » les violences homophobes). Cette corrélation « Juifs – homos » est, je crois, significative de quelque chose (j’y reviendrai). Mais la même étude montre ce dont on se doutait, à savoir un important racisme antimusulman et anti-arabe, et en général une méfiance des communautés les uns par rapport aux autres.

La principale conclusion du Prof Elchardus est de remettre en question l’idéologie « romantique » de la diversité comme évidence et comme mouvement inéluctable de l’histoire, porté par les jeunes. C’est faux : « la diversité est rien moins qu’une évidence ». Il conteste également deux autres idées:

1) l’importance de l’école sur les convictions des élèves (en fait, ceux-ci reproduisent très massivement les opinions de leurs parents) ;

2) l’influence du milieu socio-économique, puisque la corrélation la plus forte est celle de l’appartenance religieuse. Mais ici, l’enquête ne convainc pas, car dans le même temps, l’enquête montre que les jeunes issus de milieux aisés sont plus tolérants que ceux qui sont issus de milieux populaires.

Or il s’agit ici d’un nœud, tant sur le plan conceptuel qu’empirique.

De l’enquête d’Elchardus, on pourrait conclure que le problème fondamental de la montée de l’antisémitisme chez les jeunes est la montée de l’islamisme, voire de l’islam tout court dans le monde. C’est la logique du « choc des civilisations ». Je ne dis pas que telle est la conclusion d’Elchardus lui-même, mais c’est la lecture la plus fréquente, si l’on en juge par la tonalité des articles de presse consacrés à ses travaux – lecture confortée par son diagnostic pessimiste (certains diront simplement lucide) sur l’échec de la « diversité » et celle de l’école.

Je pense que cette grille d’analyse strictement « culturaliste » n’est pas entièrement pertinente : elle ne prend pas en compte le contexte social global (certes culturel, mais aussi socio-économique, territorial, scolaire) dans lequel se trouvent ces jeunes, ni les trajectoires sociales qui sont les leurs.

Il ne s’agit pas pour moi de revenir à une analyse « socio-économique », par opposition à une analyse « culturaliste ». Je ne crois pas du tout qu’il y ait une causalité directe entre les idées des acteurs sociaux et leurs positions dans le champ socio-économique, comme si les premières ne faisaient que refléter ou reproduire les secondes. Il est également nécessaire de prendre en compte la structure familiale (les formes de parenté et de sociabilité primaire), le cadre scolaire et le cadre territorial (le « quartier »), en plus de la variable socio-économique (mais aussi la variable socio-économique)[3]. Je pense qu’il faut aussi porter attention à la trajectoire sociale des individus – en l’occurrence, une trajectoire migratoire, qui inclut l’histoire de leurs parents, de leurs grands-parents, et la façon dont ils se projettent dans le futur.

Il faut donc prendre en compte la totalité du cadre spatio-temporel des individus pour comprendre ce qu’ils pensent et ressentent. Il ne s’agit pas d’« excuser » les comportements antisémites en présentant ces jeunes comme des victimes de l’oppression capitaliste, mais de faire le lien entre des comportements subjectifs (que l’on peut et que l’on doit de toute façon toujours appréhender sous l’angle de la responsabilité individuelle, notamment pénale) et les positions et trajectoires sociales objectives.

C’est pourquoi je ne parle pas des jeunes Musulmans, mais des jeunes issus de l’immigration. Ce critère est plus objectif, car on peut discuter à l’infini pour savoir ce qu’est un musulman (croyant, pratiquant, etc.), comme de savoir ce qu’est un Juif (ou un catholique, un athée, etc.), tandis que le critère de la nationalité ou de la nationalité d’origine est une donnée objective et disponible dans les statistiques de l’état civil.

A ce stade, je ne peux que faire deux choses :

1) énoncer ce que devrait être une recherche sur les sentiments, représentations et comportements des jeunes issus de l’immigration ;

2) combler le manque d’études et d’analyses en croisant (a) ce que l’on sait des jeunes issus de l’immigration (b) mon expérience au Centre pour l’égalité des chances.

Nous disposons dorénavant d’un outil statistique intéressant pour étudier la position socio-économique des populations issues de l’immigration : le « Monitoring socioéconomique »  dont le but est de connaître la position des travailleurs étrangers ou d’origine étrangère sur le marché de l’emploi[4]. Comme les données sont agrégées (anonymes), il faut alors, parallèlement, étudier ce que pensent et ressentent ces jeunes, comme l’a fait l’anthropologue Pascale Jamoulle avec les jeunes du « croissant pauvre » de Bruxelles (Saint-Josse, Schaarbeek, Molenbeek, Anderlecht, Saint Gilles)[5]. Il faut donc corréler les deux types de données, « objective » (positions) et « subjective » (représentations). On obtient alors des dynamiques et des trajectoires. Voilà un sujet de thèse tout trouvé pour un candidat chercheur !

Cette étude n’existe pas. Je dois donc me contenter d’une hypothèse – à confirmer ou à infirmer. Cette hypothèse est la suivante, et elle n’est pas réjouissante : les jeunes issus de l’immigration turque et maghrébine se trouvent actuellement massivement dans une dynamique de « désaffiliation » (terme que je préfère à exclusion), qui ne leur permet aucune identification positive à leur « monde vécu » – dynamique qui génère une représentation de soi « négative », par opposition à la société dominante et aux groupes qui lui sont associés. Dans cette représentation négative de soi et du monde, deux groupes sont particulièrement visés : les Juifs et les homosexuels.

Mon hypothèse est donc que cet antisémitisme s’insère dans une carte cognitive globale qui est une réponse (évidemment inadéquate et mortifère) à une dynamique de désaffiliation. Cette hypothèse se base sur un schéma explicatif des dynamiques sociales qui est en gros le suivant : plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique, de référents identitaires de type exclusif, négatif. A l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications négatives et exclusives.

C’est ce que montre l’histoire récente. Pendant les « Trente Glorieuses », on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée de l’individualisme dans l’ordre symbolique (libération sexuelle, déclin du nationalisme et des religions). Le racisme a alors reflué, avec la décolonisation et les luttes pour l’égalité civique. A partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et le démantèlement de l’Etat social ; ce qui a créé chez les individus une demande de collectif – national-populisme d’un côté, communautarisme de l’autre.

 

Ce qui caractérise ces jeunes, c’est bien cette dynamique négative de désaffiliation. La désaffiliation, ce n’est pas seulement l’insuffisance des ressources matérielles, mais aussi la fragilité du tissu relationnel : le manque de codes, de réseaux, de liens en dehors du premier cercle de sociabilité. «  Au bout du processus, la précarité économique est devenue dénuement, la fragilité relationnelle isolement. Ce sont deux faces d’une même condition »[6]. L’école ne fait qu’accentuer leur désaffiliation en les condamnant aux filières de relégation qu’est devenu l’enseignement professionnel. L’enseignement de la FWB n’est pas seulement mauvais, selon les fameuses études PISA, il est aussi l’un des plus inégalitaires de l’OCDE : les résultats des enfants des milieux aisés « autochtones» sont largement au-dessus de la moyenne ; ceux des enfants des milieux pauvres issus de l’immigration sont catastrophiques. On connaît ce phénomène sous le nom d’ « écoles-ghettos ».

Il faut aussi intégrer la dimension parentale : il y a une démission et/ou un désarroi de beaucoup de parents de ces jeunes, dont la seule manière de garder un semblant de dignité et de fierté est de transmettre des modèles patriarcaux que les jeunes vont traduire en comportements sexistes et homophobes. Alors que la trajectoire culturelle des populations immigrées est généralement l’abandon du patriarcat, on assiste actuellement à une rigidification de l’ordre traditionnel du genre.

Il y a enfin les discriminations dont ces jeunes sont victimes, assignés à leur « condition héréditaire d’immigrant », « étrangers de l’intérieur »[7]. On continue à les appeler « immigrés » alors qu’ils sont de la 2e, voire 3e génération. Ils en ressentent une forme de colère et de haine à l’égard de l’ordre social – matérialisé à leurs yeux par la police, la justice et les médias.

La machine à intégrer est aujourd’hui en panne. Toutes les études internationales montrent que la Belgique fait moins bien que la moyenne de l’OCDE en matière d’intégration, quels que soient les indices (emploi, santé, enseignement, etc.).

La dynamique de désaffiliation ne permet aucune identification positive. Le seul horizon, c’est le quartier, qui est donc à la fois pour ces jeunes une cage (un destin social qui enferme) et un cocon (un entre-soi qui protège). Il n’y a pas de solidarité de « classe », mais seulement des solidarités ethniques et territoriales qui figent les appartenances. La seule identification disponible est mono-ethnique et génère une identité fantasmée : ces jeunes s’identifient (1) à leur pays d’origine (« fierté » d’être marocain, turc) – même s’ils n’y sont pas nés, n’en n’ont pas la nationalité et n’en parlent parfois même pas la langue[8] ; (2) au monde musulman « agressé » et « méprisé » par l’Occident – comme si ce monde musulman était homogène et uni, ce qui est faux. Leur imaginaire est celui du « choc des civilisations ». Et dans cet imaginaire, le conflit du Proche-Orient est évidemment central.

En résumé, leur représentation de soi et du monde se caractérise par (1) une profonde colère à l’égard de l’ordre social, des médias, de la société dominante ; (2) une rigidification des rôles sexuels ; (3) une identification au pays d’origine et au monde musulman en général. En soi, cet imaginaire identificatoire n’est pas antisémite. Mais l’on voit bien comment, sous l’influence de certains leaders d’opinion locaux (dont certains imams) et bien sûr via Internet et les médias sociaux, cet imaginaire peut très facilement basculer de l’hostilité à l’égard d’Israël à l’antisionisme, à l’antisémitisme ; et de la frustration à l’égard des élites politiques, économiques et médiatiques, à la représentation d’un monde dominé par des minorités privilégiées, dont les Juifs, les homosexuels et les Francs-maçons.

Cette représentation du monde se retrouve de façon très claire chez « l’humoriste » Dieudonné, qui rencontre un grand succès chez ces jeunes issus de l’immigration. Dieudonné a été plusieurs fois condamné en France pour antisémitisme et négationnisme, mais il a pu se produire à plusieurs reprises en Belgique ces dernières années. En 2010, le Bourgmestre de Saint-Josse avait tenté d’interdire un de ses spectacles pour trouble à l’ordre public, mais la décision avait été annulée en référé par les tribunaux. Quand j’ai été informé qu’un nouveau spectacle était programmé à Herstal en 2012, j’ai pris contact avec le Bourgmestre d’Herstal au nom du Centre pour l’égalité des chances. Le Centre a briefé la police locale qui a assisté au spectacle et dressé un PV d’infraction pour incitation à la haine et négationnisme – PV qui fut transmis au Parquet de Liège. Le public est celui dont je parle : les jeunes issus de l’immigration de Droixhe, Bressoux, Herstal. Aux dires de la police, il n’y avait presque pas de « barbus » et de « foulards », ce qui conteste la grille de lecture « religieuse » d’Elchardus. Il s’agissait des jeunes du quartier (en grande majorité, mais pas exclusivement). J’ai pu écouter le spectacle dans son intégralité : plus d’une heure de logorrhée haineuse contre les Juifs, où l’on retrouve tous les clichés du peuple déicide, du complot juif mondial, de la Shoah érigée en «tabou », et un appel selon moi sans équivoque à l’extermination.

Ce spectacle répond selon moi clairement aux deux critères d’un discours de haine : l’intention et le contexte pragmatique :

–  l’intention : ce qui est en cause dans ce spectacle, ce n’est pas tel ou tel passage pris isolément, mais le spectacle dans son ensemble, pris comme un tout. Or, selon la jurisprudence belge, le caractère systématique et répétitif de propos hostiles est indicatif d’une intention d’inciter à la haine. Le point focal de l’imaginaire raciste de Dieudonné, c’est la Shoah et la Gay Pride que le pouvoir dominant, enjuivé et efféminé, impose comme discours « officiel » pour faire oublier la répression dont eux, jeunes musulmans, qu’Allah a habitués à être fraternels et obéissants, sont les vraies victimes ;

–   le contexte pragmatique : le  but de Dieudonné n’est pas seulement de faire rire, car il provoque aussi des huées, par exemple, à l’évocation de certains noms (tous juifs). Il a également une gestuelle (la fameuse quenelle inversée qui évoque le salut nazi) qui tombe selon moi clairement sous le coup de la loi.

Dieudonné donne une version très cohérente de cette carte cognitive négative dont je parlais plus haut : les Musulmans et les Noirs sont victimes d’une société occidentale qui vit elle-même sous la coupe de deux minorités arrogantes : les Juifs et les « pédés ». Les jeunes issus de l’immigration, effectivement victimes de discriminations et de stéréotypes, trouvent ainsi une « explication » imaginaire cohérente à leur malheur. On voit ainsi comment cet antisémitisme n’annule pas le vieil antijudaïsme traditionnel, comment, au contraire, il s’y ajoute à la façon de sédiments géologiques qui, superposés aux plus anciens, finissent par constituer un « bloc » idéologique d’un nouveau type.

Après avoir attendu – en vain – que le Parquet de Liège agisse (puisqu’il avait, par l’intervention du Centre et de la police locale, toutes les cartes en main), j’ai demandé et obtenu du Conseil d’Administration du Centre pour l’égalité des chances, juste avant mon départ (juin 2013) que celui-ci se constitue partie civile contre Dieudonné. Mais c’est à l’actuelle Direction de prendre la décision d’activer ou non cette constitution de partie civile, avec toujours le même dilemme : entamer une procédure judiciaire, n’est-ce pas donner une merveilleuse tribune au personnage ? Mais ne pas intervenir, c’est lui laisser le champ libre … Pour ma part, je suis convaincu qu’il faut entamer une procédure judiciaire contre Dieudonné (c’est bien pourquoi j’avais convaincu le CA de se mettre en ordre de bataille). Quelque initiative en ce sens aura mon soutien. Rappelons que le Centre pour l’égalité des chances n’a pas le monopole de l’action judiciaire ; le CCOJB, le FJO, ou quelque autre association, juive ou non, pour saisir un juge d’instruction. Selon moi, c’est très clair : si l’on ne poursuit (et condamne) pas ce type de discours, alors la législation qui interdit les incitations la haine, ainsi que la loi de 95, se trouvent vidées de leur sens…

L’autre phénomène inquiétant et bien connu est le glissement de l’hostilité à l’égard d’Israël à l’antisionisme, et finalement à l’antisémitisme. J’aurais voulu ici parler de BDS-ULB, association qui appelle au boycott des universités israéliennes. La place me manque pour évoquer un dossier très compliqué sur le plan juridique, qui soulève les questions suivantes : (1) le boycott lui-même, s’il devait avoir lieu, constituerait-il une discrimination (envers les universitaires israéliens) ; (2) la campagne pour le boycott contient-elle des éléments d’incitation à la haine (envers les Juifs) ? Je suis ici beaucoup plus prudent, sur le plan juridique, que sur le cas Dieudonné. Mais je suis persuadé qu’à côté de militants sans doute sincères de la cause palestinienne, il y a aussi toute une rhétorique glissante de l’antisionisme à l’antisémitisme, qui s’avère particulièrement efficace sur les étudiants issus de l’immigration.

Je conclus.

1)   sur le plan de l’analyse scientifique, je plaide pour qu’on analyse à l’avenir la question de l’antisémitisme des jeunes issus de l’immigration en termes de dynamique de désaffiliation et d’identification négative. On ne peut pas dissocier cet antisémitisme de toute une carte cognitive qu’ils se construisent pour donner sens à un monde qui leur échappe. Il y a ici une mine pour les chercheurs – et pour les journalistes (je veux parler d’un journalisme de qualité, si c’est encore possible … ) ;

2)   Sur le plan « politique », il faut être à la fois prudent et intransigeant. Ce n’est pas contradictoire mais complémentaire. Mais puisque nous parlons des jeunes, en cas de procès contre Dieudonné, il faudrait accompagner l’action « répressive » d’une action explicative et pédagogique en direction de ce jeune public.

Même s’ils restent nécessaires, les fragiles parapets juridiques érigés par le Législateur ne sont pas de nature à enrayer le phénomène. C’est une refonte en profondeur de notre société et de notre vivre-ensemble dont nous avons besoin. Si l’antisémitisme de ces jeunes est « global » (lié à l’ensemble de leur ressenti), la réponse ne pourra être que globale : elle touche à la fois aux structures familiales, à ce qui se transmet à travers les générations comme modèles identificatoires ; à la structure scolaire et à l’enseignement, qui est l’échec collectif le plus massif ces dernières décennies en Fédération Wallonie-Bruxelles ; à la justice sociale (tant que l’ascenseur social est en panne, les jeunes n’auront d’autre horizon que la colère et la haine). Sinon, ce sera le racisme généralisé : de la société majoritaire envers les populations immigrées perçues comme surnuméraires et menaçantes, et de celles-ci envers la société majoritaire et les groupes « associés », générant (entre autres) homophobie et antisémitisme. Je ne crois pas que ce processus soit inéluctable.

 

 


[1] Mark Elchardus en Johan Put (eds.), Jong in Brussel. Bevindingen uit de JOP-monitor, Acco, Leuven, 2011.

 

[2] VETTENBURG NICOLE, ELCHARDUS MARK, PUT JOHAN, PLEYSIER STEFAAN, Jong in Antwerpen en Gent. Bevindingen uit de JOP-monitor Antwerpen-Gent, 2013.

[3] Cette variable socio-économique est d’ailleurs présente dans l’enquête Elchardus : il décrit Anvers, la ville où les tensions entre communautés sont les plus fortes, comme la ville flamande où les inégalités sont les plus fortes, et où se trouvent les poches de pauvreté les plus importantes de Flandre. Or ces quartiers sont également ceux où la population immigrée est la plus importante (Berchem, Borgerhout, etc.), c’est-à-dire celle aussi où l’on rencontre l’antisémitisme le plus important.

 

[4] Le Monitoring socioéconomique est consultable sur le site du SPF-Emploi et du Centre pour l’égalité des chances. Il montre en autres que 25,3% de la population belge est d’origine étrangère (soit de nationalité étrangère, soit née avec une nationalité étrangère soit qu’un de leurs parents est né avec une nationalité étrangère). Il existe des différences régionales importantes. En Région bruxelloise, 65,9% de la population est d’origine étrangère (plus de la moitié, européenne). 26,8%, des étrangers sont originaires du Maghreb, alors qu’ils sont 9,6% en Wallonie et 13.9% en Flandre.

[5] Pascale Jamoulle et Jacinthe Mazzocchetti, Adolescences en exil, Academia-Bruylant, 2011.

[6] Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle » in : Jacques Donzelot, (ed.), Face à l’exclusion, le modèle français, Paris, Esprit, 1991, pp. 138-139.

[7] Etienne Balibar, La proposition d’égaliberté, PUF, p.300.

[8] En France, une minorité des jeunes de banlieue seulement connaît l’arabe ou le berbère, et plus de 2/3 d’entre eux déclarent ne pas avoir de religion.

 

27 mars 2014|Articles & Conférences|