Le citoyen-sujet d’Etienne Balibar. Structuralisme et subjectivité

Exposé présenté au Séminaire « Ethique et politiques du sujet » (2014-2015) que Florence Caeymaex et moi-même organisons dans le cadre du MAP-Matérialités de la politique (Unité de recherches en philosophie politique) à l’Université de Liège.

« Penser est un exercice de l’homme qui requiert la conscience de soi dans la présence au monde, non pas comme la représentation du sujet Je mais comme sa revendication, car cette présence est vigilance »[1].

Le structuralisme : penser le sujet

Si l’on veut travailler sérieusement sur les rapports entre structuralisme et subjectivité, il convient d’abord de laisser de côté tout ce qui ressemble de près ou de loin à la « French Theory », la « Pensée 68 » ou le « poststructuralisme ». À cette condition seulement, nous pouvons nous déprendre de la vague idée, entretenue par ces nébuleuses, selon laquelle le structuralisme aurait été une opération de « liquidation », « dissolution » ou « destitution » du sujet, et nous appuyer sur l’hypothèse de Balibar qui décrit au contraire le structuralisme comme « l’un des rares moments philosophiques à avoir essayé, non seulement de nommer le sujet, ou de lui assigner une fonction fondatrice, ou de le situer, mais à proprement parler de le penser »[2].

 

« Penser le sujet » : le structuralisme en aurait tenté l’expérience, selon Balibar, en opérant un double mouvement :

  1. un mouvement de bascule de la subjectivité constituante à la subjectivité constituée, ou, si l’on veut, du sujet comme archè au sujet comme effet ;
  2. un mouvement d’altération de la subjectivité, envisagée comme excès, supplément, expérience-limite ou expérience de la limite, voire « expérience de l’impossible »[3].

Cette hypothèse me servira de fil conducteur. Je voudrais l’éprouver dans la perspective d’une théorie matérialiste du sujet, ou plus exactement d’une théorie des matérialités du sujet. J’entends par matérialité (en accord avec les principes fondateurs de notre UR MAP-ULg) tout « objet » extérieur à la pensée, qui lui résiste et la déborde et, partant, l’expose à ses propres limites, à sa contingence et à son historicité. Mon hypothèse est qu’à chacun des deux moments ou mouvements identifiés par Balibar, on peut faire correspondre un type spécifique de matérialité :

  • une matérialité « ultra-objective » quand le sujet est pensé sous la modalité de l’effet, comme instance constituée et non constituante ;
  • une matérialité « ultra-subjective » quand le sujet est pensé sous la modalité de l’altération, comme limite ou excès par rapport à lui-même.

Selon mon hypothèse, toute subjectivation s’opère entre ces deux types de matérialité ultra-objective et ultra-subjective – matérialités qui en constituent donc à la fois les conditions de possibilité et d’impossibilité. « Entre » les deux matérialités se constitue un espace de subjectivation qui est tout à la fois éthique et politique.

Cette hypothèse en entraîne une autre. Il n’existe sans doute pas quelque chose comme une philosophie ou une métaphysique du sujet qui courrait de Descartes à Sartre, en passant par Kant et Husserl, et dont le moment structuraliste aurait entrepris la critique (encore moins la liquidation ou la destitution). Certes, le structuralisme contribue à ébranler quelque chose comme le sujet-conscience, individu conscient et responsable de ses pensées (représentation) et de ses actes (volonté), caractérisé par la double capacité d’autoréflexion et d’auto-fondation. Mais quelle philosophie a jamais consacré une telle figure pleine et humaniste du sujet ? Balibar a raison de noter qu’en accréditant l’idée d’un conflit frontal entre structuralisme et « philosophies classiques de la conscience », on gommerait la façon dont celles-ci ont elles-mêmes problématisé la question du sujet ; on gommerait aussi, de ce fait, tout ce que l’ouverture structuraliste doit, par exemple, à la différence ontologique de Heidegger, au transcendantalisme de Kant, et jusqu’à la « performativité » du je cartésien – j’y reviendrai [4].

 

Troisième remarque, sur les rapports entre science et philosophie. Comme on le sait (et on n’y insistera jamais assez), le structuralisme est d’abord une méthode scientifique, expérimentée en linguistique et en sémiologie, puis en anthropologie, en histoire des religions, en critique littéraire, etc. – méthode dont la scientificité, inégalée en sciences humaines, tient précisément au geste de rupture (de « coupure épistémologique », diront certains) qu’il opère par rapport au discours philosophique. En même temps, l’on ne peut nier la dimension proprement philosophique du moment structuraliste – ni que cette dimension tienne à la reconnaissance (comme le dit à nouveau Balibar) de « l’insuffisance de la référence à la structure et aux structures »[5]. Autrement dit, sur le plan philosophique, l’intérêt du structuralisme réside « autant et plus dans l’épreuve des limites de la catégorie qui lui donne son nom »[6]. Ce rapport complexe entre philosophie et science est d’autant plus crucial que l’aventure structuraliste n’aurait pu ébranler aussi radicalement une certaine figure humaniste du sujet (et l’anthropologie qui lui est sous-jacente) sans l’effet de décentrement opéré par deux disciplines scientifiques très particulières : l’ethnologie et la psychanalyse. C’est une thèse centrale de Foucault dans les Mots et les choses, que l’ethnologie lévi-straussienne et la psychanalyse lacanienne n’appartiennent pas à l’épistémè des sciences humaines ; qu’elles ne sont pas des sciences mais des « contre-sciences » ; qu’elles dissolvent l’identité du sujet et de l’homme car « elles s’adressent toujours à ce qui en constituent les limites extérieures »[7] – ce que j’appelle ses matérialités. Il me semble que l’on peut même suggérer ceci :

  • c’est le mouvement de décentrement culturel opéré par l’ethnologie qui a permis d’avérer, chez Lévi-Strauss, le caractère constitué et non constituant du sujet (sa matérialité ultra-objective) ;
  • et c’est le mouvement de décentrement psychologique opéré par la psychanalyse qui a permis, chez Lacan, de révéler le sujet comme excès, limite, clivage (sa matérialité ultra-subjective).

 

Au final, je crois que le structuralisme a fait la critique, non pas du sujet philosophique ou métaphysique, mais du sujet des sciences humaines (de la sociologie et de la psychologie) – « sujet » qui entretient lui-même des liens étroits avec le sujet de droit (ou le sujet du droit). Le structuralisme vaut surtout comme critique éthique et politique du sujet « psycho-juridique ». Cela signifie (1) qu’une telle critique s’inscrit en continuité bien plus qu’en rupture avec la phénoménologie de Sartre et de Merleau-Ponty (chez qui le sujet de la psychologie est déjà l’objet d’une critique radicale) ; (2) qu’il faut considérer comme particulièrement stratégique la question où se croisent précisément sujet psychologique et sujet de droit, à savoir la question de la folie, de la maladie mentale (question que l’on retrouve, à des titres divers mais toujours signifiants, chez Lacan, Foucault, Deleuze, Althusser, mais aussi, notons-le, chez Lévi-Strauss) ; (3) que le prisme sous lequel le structuralisme nous engage à envisager la question de la subjectivité est donc d’emblée un prisme éthico-politique.

 

La subjectivité se constituerait ainsi dans une tension permanente entre deux plans ou pôles, qui en seraient comme la double limite :

  • la langue qui assujettit l’individu à ses codes sous la forme d’une « seconde nature » symbolique et idéologique ;
  • et « ça » qui lui est absolument singulier et le déborde continument de l’intérieur.

 

Cette tension constitutive du sujet, Pierre Macherey en parle de façon particulièrement éclairante dans Le sujet des normes, à partir du cogito cartésien – manière pour moi de suggérer que l’enjeu philosophique du structuralisme est en continuité, et non en opposition, avec les « métaphysiques (dites) du sujet »[8].

 

On sait que le cogito de Descartes procède de la juxtaposition de deux formules, l’une qui dit que « je suis, moi, j’existe » (ego sum), et l’autre « je suis une chose pensante, quelque chose de pensant » (res cognitans). Mais quel rapport entre les deux plans, celui du moi qui suis et du moi que je suis ? Descartes reconnaît le problème (« mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis »), mais il procède tout de même à une sorte de coup de force pour faire coïncider les deux plans, celui du quod (« le fait que je suis », l’eccéité) et celui du quid (« la nature de ce que je suis », la quiddité)[9]. Macherey évoque alors la querelle qui a opposé en 1956 (alors que débutait l’aventure structuraliste) Ferdinand Alquié et Martial Gueroult (qui vont tous les deux tant influencer les auteurs dont nous parlons) au sujet des rapports entre le « je pense » comme expérience existentielle et le moi comme « chose pensante ». Alquié soutient qu’il y a chez Descartes priorité ontologique de l’existence (le moi) sur l’essence (la pensée) ; Gueroult s’y oppose formellement, faisant valoir que dans le rationalisme de Descartes, l’expérience du cogito ne se dissocie pas de la chaîne des raisons qui lie le sujet à Dieu et au Monde. Peu importe qui a raison. Observons le problème du sujet tel que Descartes nous le livre :

  • d’un côté, une certitude qui procède d’un performatif, une déclaration qu’un ego se fait à lui-même : « je suis, j’existe à titre personnel » – certitude qui n’a de valeur qu’au moment où je la prononce, qui ne saisit ma subjectivité que comme parole, pure singularité, pure événementialité, au risque du solipsisme (et peut-être de la folie) ;
  • d’un autre côté, un énoncé qui fait de tout homme un « effet-sujet », assujetti à un ordre qui le dépasse (ordre qui reste onto-théologique chez Descartes ; mais qui prendra, par exemple chez Husserl et Merleau-Ponty, la forme d’un « monde vécu » où des sujets dialoguent dans des conditions culturelles toujours-déjà données).

 

Or, pour « penser le sujet » avec le structuralisme, il suffit de radicaliser les deux bords du problème :

  • du côté du quid, de la quiddité, le structuralisme dit : le sujet est « toujours-déjà sujet », constitué et non constituant, assujetti à quelque langue, idéologie, structure, qui forme pour lui comme une « seconde nature » (matérialité ultra-objective);
  • du côté du quod, de l’eccéité, le structuralisme dit : du fait qu’il n’y a jamais clôture du sens dans les structures, il y a toujours quelque singularité en excès, en supplément, qui ne se laisse voir qu’à travers les déchirures et les béances du discours, tel le « je sens », le cogito halluciné du schizo chez Deleuze (matérialité ultra-subjective).

 

« Qu’en conclure, demande Macherey ? Qu’être sujet, c’est vivre en permanence sous les feux croisés des deux interrogations lancées aux noms du quod et du quid »[10], qui constituent donc comme deux pôles : celui où le sujet « est « toujours-déjà sujet », soumis à un paradigme de conformité » ; l’autre où « l’on est a-sujet non soumis à ces limitations », apte à atteindre quelque réel qui « ne soit pas d’emblée structuré par des normes ».

 

« C’est pourquoi être sujet, poursuit-il, n’est pas une nature (…) mais une condition culturelle, historique, que, dans certaines limites, il revient à chacun d’assumer à sa manière, tant bien que mal, en situation, en étant pris entre énergie vitale et force des normes, entre activité et passivité, entre liberté et nécessité ». Et Macherey de conclure : « on ne peut que lui souhaiter bon courage ! »[11]

 

Macherey et Balibar s’accordent, me semble-t-il, sur le fait qu’ils ne dissocient pas les deux « moments » généralement identifiés comme « structuraliste » et « poststructuraliste ». C’est d’un même mouvement que le sujet est ramené aux structures qui le conditionnent (assujettissement) et qu’il fait l’expérience de leur indétermination et de leurs limites (subjectivation).

 

Citoyen sujet et la question de l’athéisme.

Une telle perspective ouvre directement à la politique. C’est ce que je voudrais montrer en envisageant la théorie du « citoyen sujet » d’Etienne Balibar. Citoyen sujet est le titre d’un livre de 2012[12] qui, comme bien des livres de Balibar, est un épais recueil de textes s’échelonnant sur une période longue (20 ans) – textes qui se répondent les uns aux autres, différant sans cesse la résolution de la question du sujet, pour la renvoyer à son indétermination politique. C’est l’ouvrage de Balibar où l’influence de Derrida est la plus marquée : sous l’apparence d’une très classique histoire philosophique de la subjectivité, de Descartes à Blanchot, en passant par Locke, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Freud, etc., il se livre en fait à une déconstruction radicale de la métaphysique qui sous-tend cette histoire, si bien qu’au final, nous nous retrouvons avec un « sujet » disséminé, explosé, dont les figures se présentent à nous comme celles d’un hologramme brisé ayant perdu toute unité mais dont chaque partie (= chapitre) contient une image complète du tout.

Citoyen-sujet mériterait d’ailleurs un examen détaillé sous l’angle de l’histoire de la philosophie. Ma perspective sera différente. Je voudrais envisager la figure du citoyen-sujet à partir d’une question apparemment absente du livre (en tout cas peu thématisée comme telle, bien qu’elle affleure un peu partout) : la question de l’athéisme. Deux raisons à cela :

 

  • La théorie du citoyen-sujet de Balibar est fortement redevable à la déconstruction de l’humanisme, à « l’antihumanisme théorique » (pour reprendre l’expression d’Althusser[13]), dont on sait qu’il procède de l’athéisme : « la mort de l’homme » prolonge à l’évidence « la mort de Dieu ». L’antihumanisme présuppose l’athéisme comme l’athéisme entraîne l’antihumanisme. Mais quelles en sont les conséquences pour la question de la subjectivité ? Qui douterait pourtant que les modes de subjectivation après « la mort de Dieu » sont fondamentalement différents des modes de subjectivation éprouvés comme rapport à Dieu ou transitant par ce rapport ? Pour que l’épreuve de la vérité soit épreuve, « dans l’extériorité, de la « réalité » du discours vrai, exposition du sujet au jeu de la politique et à la contingence des rapports de pouvoir » (je reprends les termes de l’argumentaire de notre séminaire), la condition n’en est-elle pas que le ciel soit vide, que le sujet ne conçoive plus son être comme constitutivement soumis à une transcendance ? Et-ce un hasard si la frontière entre les philosophes français contemporains que nous travaillons (Sartre, Merleau, Foucault, Althusser, Badiou, Deleuze, Derrida, Rancière, etc.) et ceux que nous ne travaillons pas (ou peu) (Ricoeur, Henri, Levinas, Marion, Girard) est précisément celle de l’athéisme ?

 

  • Comment ne pas voir enfin que la question de l’athéisme est en passe de redevenir une question politique, après les attentats de Paris et Copenhague ? Quel énorme malentendu que ce slogan parti du Net dès le 7 janvier : « Je suis Charlie » ! Des millions de personnes dans le monde ont identifié leur subjectivité (« Je suis ») à un journal dont ils ignoraient pour la plupart ce qu’il était/est, à savoir un journal athée – pris d’assaut par les terroristes parce que athée militant, parce que célébrant chaque semaine joyeusement la mort de Dieu. Les médias nous ont rebattu les oreilles avec le vivre-ensemble, la liberté d’expression, les banlieues, l’intégration, le radicalisme, etc., occultant le fait que vivre et penser en athée, s’affirmer athée dans le monde d’aujourd’hui (même dans les pays les plus sécularisés – je songe aux Etats-Unis), c’est vivre et penser selon un mode de subjectivité qui reste suspect et ultra-minoritaire. Il n’est pas inutile de se le rappeler.

 

Le citoyen sujet de Balibar, telle est mon hypothèse, est un sujet athée, qui trouve dans l’athéisme, dans la « mort de Dieu », la condition même de son devenir-citoyen. Par là, je voudrais aussi couper court à une certaine tentation « impolitique », voire crypto-théologique, que je repère au sein de la philosophie française contemporaine, jusque dans certaines façons de lire Sartre, Foucault ou Derrida.

 

Citoyen sujet est composé d’une série de textes rédigés en même temps que ceux qui constituent les deux autres « grands » livres de Balibar, La Crainte des masses (1997)[14] et Violence et civilité (2010) [15]. Il faut considérer ces trois livres comme formant un ensemble[16]. La citoyenneté chez Balibar se déploie dans les trois dimensions de l’émancipation (la proposition de l’égaliberté), de la transformation (sous le régime de la « contradiction infinie »[17]) et de la civilité (soit le devenir-citoyen du sujet). Dans Citoyen sujet, Balibar se propose de faire la généalogie conceptuelle de ce devenir-citoyen du sujet, indissociable d’un devenir-sujet du citoyen.

 

L’argument général du livre est présenté sous la forme d’une réponse à une question posée par Jean-Luc Nancy : « qui vient après le sujet ? » (dans Cahiers Confrontation en 1989), suivie des réponses de Balibar mais aussi (entre autres) de Badiou, Deleuze, Derrida, Lyotard, Henri, Marion, Rancière, etc. – soit tous philosophes ayant intégré d’une manière ou d’une autre la critique de la souveraineté du sujet[18]. « Qui vient après le sujet ? » doit donc s’entendre comme «  Qui vient après le sujet originaire ? », mais suggère aussi qu’un tel dépassement de la subjectivité (« qui vient après le sujet ? ») est aporétique puisque, comme l’indique la question (« qui vient après le sujet ? »), la place où doit venir ce « non sujet » est encore celle d’un sujet.

 

A la question de Nancy, Balibar répond : « après le sujet vient le citoyen. Le citoyen (défini par ses droits et devoirs) est ce « non sujet » qui vient après le sujet, et dont la constitution et la reconnaissance mettent fin (en principe) à l’assujettissement du sujet »[19]. Être citoyen, c’est ne plus être assujetti, soumis. C’est-à-dire qu’être citoyen, c’est d’abord « s’insoumettre ».

 

Subjectus-subjectum : le malêtre du sujet moderne

 

Toute la réflexion de Balibar va alors s’articuler autour de ce qu’il appelle un « jeu de mots historial » entre deux étymologies latines du concept « sujet »[20] : le neutre subjectum (sujet entendu comme fondement, traduction scolastique du grec hypokeimenon ; Subjekt chez Kant,) et le masculin subjectus (sujet au sens de sujétion, celui qui est assujetti, soumis à Dieu, au roi, au souverain). Sujet-suppositum d’un côté, sujet-subditus de l’autre[21]. Toute la question du sujet tient dans le rapport entre ces deux sens à la fois antinomiques et complémentaires : subjectivité (originaire) (subjectum) versus sujet assujetti (subjectus). La réponse de Balibar à la question de Nancy, c’est que « après le sujet (subjectus) vient le citoyen ». Mais cette réponse appelle aussitôt la question : « ce citoyen est-il immédiatement ce que Kant nommera sujet (Subjekt) ? Ou bien ce dernier n’est-il pas plutôt la réinscription du citoyen dans un espace philosophique et, par-delà, anthropologique, qui évoque encore en le déplaçant le défunt sujet du prince ? »[22]. En d’autres termes, toute tentative d’ériger le sujet en Subjectum, auteur de ses actes et de ses représentations, risque de reconduire le sujet comme subjectus, sujet-assujetti à des forces plus vastes que lui. Le citoyen est donc le « sujet » qui « n’est plus subjectus, et qui n’est pas encore subjectum »[23], et qui est en fait voué à osciller indéfiniment entre cet « après » (après la sujétion) et ce « pas encore » (pas encore souverain).

 

D’où la seconde grande thèse qui parcourt tout le livre, celle du « malêtre » du sujet moderne : poussé par le désir de ne plus être assujetti à quelque souverain, il est néanmoins bloqué par l’impossibilité d’être jamais souverain soi-même et de soi-même. Double-bind qui fait que « le souci de soi inhérent à toute position subjective, à tout mouvement de subjectivation qui serait aussi une émancipation, est condamné, non seulement à l’inquiétude ou à l’état d’une conscience malheureuse, (…) mais à chercher son être dans une structure beaucoup plus objective qui tout à la fois l’inscrit immédiatement dans l’universel, et lui interdit violemment d’y trouver une place reconnaissable »[24]. Balibar, on le voit ici très nettement, reconduit le geste critique topologique propre au structuralisme : définir l’être du sujet comme position dans un espace, comme place – « place indéfinie », « place de relation », « place pour la relation »[25], dit Balibar, ce qui fait du rapport social, de la communauté politique, la condition de possibilité et d’impossibilité de l’universalité du sujet. « Le lieu de la subjectivation comme processus conflictuel d’assujettissement et de l’émancipation, écrit Balibar, se situe au voisinage de cette impossibilité qu’il faut différer sans cesse »[26]. Le sujet est voué à se déplacer par rapport à soi-même, à « manquer à sa place », comme dit Deleuze, à n’être jamais soi-même que hors de soi.

 

Ce malêtre du sujet hors de soi, c’est l’athéisme. Être athée, c’est affirmer son insoumission à l’égard de tout dogme, toute autorité, tout présupposé, c’est refuser d’être subjectus, assujetti à quelque place fixe ; mais c’est aussi faire son deuil de tout Fondement, toute origine, toute référence, c’est donc aussi renoncer à poser sa propre subjectivité comme Subjectum. C’est pourquoi de l’athéisme à l’antihumanisme, la conséquence est bonne. C’est là, on le sait, la thèse principale des dernières pages des Mots et les Choses : « Nietzsche a retrouvé le point où l’homme et Dieu s’appartiennent l’un l’autre, où la mort du second est synonyme de la disparition du premier, et où la promesse du surhomme signifie d’abord et avant tout l’imminence de la mort de l’homme »[27]. Blanchot ne s’y est pas trompé, qui a significativement intitulé son commentaire des Mots et les choses : « L’athéisme et l’écriture. L’humanisme et le cri »[28]. L’humanisme, écrit-il, est un « mythe théologique » qui ne fait que transférer à l’homme le privilège jusque-là dévolu à Dieu : se poser comme fondement, dire « je suis ». C’est pourquoi, écrit-il paradoxalement, « « je » ne suis jamais athée ; l’ego, dans son autonomie, se retient et se constitue par le pur projet théologique ; le moi comme centre qui dit « je suis », dit son rapport à un Je Suis » d’altitude qui toujours est ». Et de poursuivre en note : « Là où il y a « je », l’identité d’un moi, Dieu n’est pas mort »[29]. Déjà, dans son Nietzsche et la philosophie, Deleuze demandait : « en faisant de la théologie une anthropologie, en mettant l’homme à la place de Dieu, supprimons-nous l’essentiel, c’est-à-dire la place ? »[30] – expression que l’on retrouve littéralement chez Balibar au moment de dénoncer la fausse « symétrie » entre le fondement divin de la souveraineté monarchique et le fondement humain de la souveraineté populaire[31].

 

L’athéisme, ce n’est donc pas l’affirmation que Dieu n’existe pas (non-croyance qui n’est qu’une « croyance » comme une autre), mais le meurtre et le deuil infiniment entretenus de toute souveraineté, tout présupposé, tout fondement. Dans « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », Derrida indique qu’avant l’événement en quoi consiste le structuralisme (mais lui-même anticipé par Nietzsche, Freud et Heidegger), « la structure, ou plutôt la structuralité de la structure, bien qu’elle ait toujours été à l’œuvre, s’est toujours trouvée neutralisée, réduite : par un geste qui consistait à lui donner un centre, à la rapporter à un point de présence, à une origine fixe »[32]. L’histoire de la métaphysique ne serait rien d’autre qu’une « série de substitutions de centre à centre », dont la « forme matricielle » serait précisément « la détermination de l’être comme présence » (« je suis »), « l’invariant d’une présence » (« archè, telos, ousia, substance, sujet, conscience, Dieu, homme, etc. »)[33]. La rupture, poursuit alors Derrida, se produit lorsqu’a été pensée « la loi qui commandait le désir du centre dans la constitution de la structure », et qu’il est apparu que « cette présence centrale n’a jamais été elle-même », qu’elle a « toujours déjà été déportée hors de soi dans son substitut ». Tel est (selon moi) l’athéisme : l’idée que « le substitut ne se substitue à rien qui lui ait préexisté ». Etre athée, c’est « penser qu’il n’y a pas de centre, que le centre ne peut être pensé dans la forme d’un étant-présent, que le centre n’est pas un lieu fixe mais une fonction, un non-lieu où se joue à l’infini des substitutions de signes ». Pour le dire dans les termes du structuralisme, « en l’absence de centre ou d’origine, tout devient discours, c’est-à-dire système dans lequel le signifié central, originaire ou transcendantal, n’est jamais absolument présent hors d’un système de différences »[34]. Et le malêtre du sujet athée, c’est qu’il ne peut s’ériger lui-même en centre, combler soi-même cette « absence de signifié transcendantal », bien qu’il ne puisse non plus échapper au désir du centre, de signifié transcendantal.

 

Si j’ai tenu à faire ce petit détour par la critique derridienne de la métaphysique de la présence, c’est parce qu’elle commande, je crois, la démonstration de Balibar dans Citoyen sujet. En un sens, Balibar veut montrer que la souveraineté du sujet, entendue comme autofondation, présence à soi du sujet, est un mythe – un mythe qui parcourt toute la philosophie moderne, sous forme d’une « série de substitutions de centre à centre », mais un mythe toujours subverti, déstabilisé, perverti de l’intérieur par les prétendues philosophies de la subjectivité.

 

Je voudrais retracer les grandes lignes de cette généalogie balibarienne du sujet moderne, non pour en évaluer la pertinence du point de vue de l’histoire de la philosophie, mais parce que la succession des figures du « non-sujet » en indique aussi la structure foncièrement aporétique.

 

Le premier morceau de bravoure de Balibar, c’est la déconstruction du « mythe du sujet cartésien ». Ce mythe, dénonce Balibar, on le doit à Heidegger. Heidegger fait de Descartes celui qui ouvre le discours de la modernité en initiant une (soi-disant) « souveraineté du sujet », à travers la conception de l’ego, de l’homme comme sujet (subjectum). Faux, dit Balibar. Nulle part le cogito n’est posé comme fondement. Certes, la chose pensante que je suis est substance, mais précisément la substance n’est pas Subjectum, mais ce qui permet le rapport d’assujettissement du sujet à la souveraineté divine. Le sujet cartésien est assujetti, subjectus, non Subjectum. « Toutes les choses sont sujettes à Dieu », écrit Descartes. Balibar est ici redevable à Foucault : la finitude du sujet, à l’âge classique, suppose encore une métaphysique de l’infini – ce que Merleau-Ponty appelait « l’infini positif » (soit l’idée d’un infini, d’une plénitude précédant le fini).

 

En réalité, la philosophie du sujet ne commence qu’avec Kant, avec le sujet transcendantal, sujet dont la finitude (toujours selon Foucault) n’est plus fondée sur un infini positif, mais « marquée par la spatialité du corps, la béance du désir, le temps du langage »[35]. La finitude est « à elle-même son propre fondement; elle est une finitude sans infini, c’est-à-dire aussi une finitude qui n’a jamais fini, qui est toujours en retrait par rapport à elle-même, et à qui il reste encore quelque chose à penser dans l’instant où elle pense ». Désormais, les conditions d’accès du sujet à l’objectivité des lois naturelles et à l’universalité des valeurs éthiques résident dans sa propre constitution. Balibar fait évidemment sentir la dimension politique de la révolution kantienne : « le moment où Kant produit le sujet transcendantal est précisément celui où la politique détruit le sujet du prince, pour le remplacer par le citoyen républicain »[36]. Mais Kant n’a-t-il pas cédé à l’illusion que le sujet en train de s’émanciper de sa condition de subjectus était fondé (c’est le cas de le dire) à se concevoir comme subjectum, agent autonome, autolégislateur ?[37] Il faudrait envisager ici les débats autour du rapport entre la finitude du sujet transcendantal (« le ciel étoilé au-dessus de moi ») et l’infinitude du sujet pratique (« la loi morale en moi »). Celui-ci excède celui-là en ce que Kant le conçoit capable de s’autofonder, de se poser comme être nouménal dans la pratique et dans l’histoire. C’est l’enjeu de la toute première « querelle de l’humanisme » lors du débat de Davos entre Heidegger et Cassirer (ce dernier, comme on sait, donnant raison à Kant d’opérer cette percée pratique vers l’infini, Heidegger y voyant une forme de retombée dans la métaphysique au détriment de la finitude radicale du sujet spatio-temporel). « Le retour à Kant » bruyamment revendiqué par Luc Ferry et Alain Renaut dans les années 80 s’appuiera exactement sur cet argument : la finitude (renouvelée par la découverte de l’inconscient) n’empêcherait pas l’autonomie du sujet, sa capacité à transcender son individualité et à s’inscrire dans l’universel, à se poser soi-même comme idéal, comme horizon régulateur. Le kantisme serait bien un humanisme. Autrement dit, Ferry-Renaut, à la question de Nancy (qui s’est bien gardé de la leur poser) (« qui vient après le sujet ? »), répondraient quelque chose comme « l’homme vient après le sujet, l’homme est cet Idéal, cet Infini qui ne précède plus le fini, mais qui en est la fin, l’horizon  »). Pour ceux douteraient des relents théologiques de ce néo-humanisme, je rappelle que le point d’orgue en sera un petit ouvrage de Luc Ferry intitulé L’Homme-Dieu[38] 

 

Une telle lecture humaniste de Kant ne fait évidemment rien d’autre que reconduire la figure de l’homme comme « doublet empirico-transcendantal »[39], c’est-à-dire comme relation spéculaire entre l’illimité du sujet et l’identité à soi du sujet. Au contraire, ce que Balibar essaie de montrer, c’est que les déterminations empiriques de la subjectivité (différence sexuelle, division sociale du travail, rapports de pouvoir, limites de la rationalité, etc.) ne cessent de mettre l’universel en conflit avec lui-même, de le « contredire de l’intérieur en le réalisant »[40]. Le citoyen-sujet, c’est donc un sujet indéfiniment différé, divisé, qui ne coïncide jamais avec lui-même.

 

Le sujet-citoyen ≠ Je / Tu / Nous / Il-On

 

C’est la linguistique de Benveniste qui sert de cadre général à la démonstration. Schématiquement, on peut dire qu’à chacune des grandes étapes de Citoyen sujet correspond une forme pronominale (le sujet de la citoyenneté comme Je , comme Tu, comme Nous, comme Il ou On, contraction de homme), Balibar montrant qu’aucune de ces formes ne peut assurer la présence à soi du sujet, que le citoyen sujet est voué à circuler entre ces différents sujets, sans jamais se fixer sur aucun – ce qui est une autre façon de définir l’athéisme : la mort du sujet comme présence à soi, comme identité d’un nom (« Dieu ») et de ses pronoms (Je-Tu-Il-Nous).

 

Première étape : le sujet de la citoyenneté comme Je. Selon Balibar, c’est Locke qui thématise le premier la notion de self, my self, à partir de sa conception du mind comme flux de perception et association d’idées. En l’absence d’une âme substantielle (comme chez Descartes), l’identité personnelle n’est plus rien d’autre que la continuité de la conscience qui réfléchit ce flux comme étant le sein, my own. Balibar confirme ainsi sur le plan ontologique la thèse « politique » du marxiste Macpherson qui faisait de Hobbes et de Locke les concepteurs de « l’individualisme possessif ». En effet, la conscience est bien conçue par Locke comme opérateur d’une appropriation de soi. My self (mon corps, mes biens, mes pensées, mes paroles) c’est une chose que je possède ; mais c’est aussi ce que j’avoue (to own : posséder, avoir, mais aussi reconnaître qu’on est l’auteur, avouer, confesser). La coïncidence du self et du own (du soi et du sien) fonde le libéralisme comme idéologie de la propriété.

 

Mais Balibar montre aussitôt le trouble qui travaille le texte même de Locke entre le own et le self, comme si l’identité à soi impliquait la division, la dualité du soi. Quand je parle about myself, je me mets à distance, je m’interpelle. Balibar suggère que l’origine de l’inquiétude, du malêtre (uneasiness) du sujet lockéen se trouve dans les Confessions d’Augustin – ce qui donne une piste intéressante dans le cadre d’une généalogie de la subjectivé libérale, qui irait des « aveux de la chair » au sujet « entrepreneur de soi-même », du conflit entre l’amour de Dieu et l’amour de soi à la dialectique de l’intérêt égoïste et de la « main invisible » – le pivot de cette généalogie se situant justement à la fin du XVIIe, à la charnière entre protestantisme et jansénisme, chez Locke et son traducteur Coste, mais aussi Pascal, Nicole, Mandeville, etc.).

 

Ce dédoublement lockéen du Je dans l’opération du self va alors produire deux « lignes » de subjectivation. D’un côté, on peut radicaliser l’uneasiness en disant que la pensée ne pourra jamais stabiliser ses flux de pensées dans une identité, que le sujet est voué à se disperser, s’éclater : c’est la ligne Hume, exploitée par Deleuze. D’un autre côté, on peut penser que le dédoublement du sujet est structurel, que myself est toujours-déjà interpellé par une voix intérieure qui est « surmoi ». C’est la ligne Kant – Lacan, via Freud.

 

D’où la deuxième étape : le sujet de la citoyenneté comme Tu. Balibar s’appuie sur Benveniste : il y a « corrélation de subjectivités » entre le Je et le Tu. Tout énoncé en première personne introduit le locuteur dans son propre discours, ce qui en fait de suite un interlocuteur. Je et Tu sont simultanément engendrés chaque fois qu’une énonciation est proférée. L’interpellation du sujet par un autre serait la condition transcendantale de toute subjectivité – qu’on la conçoive comme lutte pour la reconnaissance (Hegel, Honneth) ou à l’inverse comme venue du sujet à soi dans le mouvement où il accueille le Tout-Autre comme le Très-Haut (Levinas) ?

 

Mais bien évidemment, dans la perspective de Balibar, c’est à Althusser que l’on songe quand on parle d’interpellation. Althusser emprunte à Lacan l’idée que tout acte de parole n’est finalement que la répétition d’une situation primordiale où le sujet a été interpellé et nommé en son nom par quelque Autre. Pour Althusser, l’idéologie n’est pas une représentation de nos conditions d’existence, mais une représentation (inconsciente) de nos rapports à nos conditions d’existence. « Hé vous là-bas » serait la structure transcendantale de toute idéologie, qui pose donc que tout sujet est un Tu avant d’être un Je, un « toujours-déjà sujet », subjectus sans Subjectum, puisque celui qui l’interpelle, Autre ou Grand Sujet, n’a pas de présence réelle, n’est qu’une « voix off » – sorte de Dieu caché, neutralisé. L’idéologie, « ça se produit », dit Macherey, « ça a lieu » chaque fois que le sujet répond à l’interpellation, c’est-à-dire se retourne, se soumet à l’épreuve de reconnaissance.

 

Pour éclairer l’interpellation althussérien, je suggère de se référer à l’un des livres-phares du « Nouveau Roman », La modification de Michel Butor[41] – roman écrit à la deuxième personne sur le mode de l’interpellation (« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu le panneau coulissant … »). Le roman raconte l’histoire d’un homme qui prend le train de Paris vers Rome pour rejoindre sa maîtresse et lui annoncer qu’il quitte sa femme pour vivre avec elle. Mais au cours du trajet, il se dégonfle, si bien qu’en arrivant à Rome il décide de ne rien dire, de ne rien faire du tout et de rentrer à Paris. Butor s’expliquera dans ces termes sur le choix de la deuxième personne : « comme il s’agissait d’une prise de conscience, il ne fallait pas que le personnage dise je. Il me fallait un monologue intérieur en-dessous du niveau du langage du personnage lui-même, dans une forme intermédiaire entre la première personne et la troisième »[42]. C’est exactement l’interpellation au sens d’Althusser. Si le personnage change d’avis, c’est sous l’effet d’une voix off qui le neutralise progressivement, induisant chez lui un mélange de culpabilité et de lâcheté (qui caractéristique assez bien, du reste, la conception althussérienne de l’idéologie).

 

Dans ce schéma, qu’est-ce que l’émancipation ? Ne pas se retourner, ne pas répondre à l’injonction ? « Dans l’espace ouvert entre se retourner ou non (obéir ou désobéir), demande Macherey, est-ce qu’un sujet libre et conscient peut prendre place ? »[43]. Mais si l’interpellation idéologique est une condition transcendantale du sujet, il n’est pas possible qu’il ne se retourne pas. Butler déplace la question en suggérant que le sujet désire se retourner, être reconnu, se soumettre à l’appel de la loi. Le travail sur soi du sujet interpellé consisterait plutôt à se déprendre de son désir de se retourner, c’est-à-dire de son propre désir de servitude ou de normalité.

 

Mais il y a une autre possibilité : que le Je et le Tu de l’intersubjectivité se reconnaissent mutuellement comme égaux, c’est-dire membres d’un Nous. C’est la troisième étape : le sujet de la citoyenneté comme Nous, comme fraternité. Balibar commente longuement une formule de Hegel : « Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist » (« Un Moi qui est un Nous ; un Nous qui est un Moi »). Il considère cette formule comme pivot dans l’architectonique de la Phénoménologie de l’Esprit. Elle opère en effet le passage de l’Esprit subjectif à l’Esprit Objectif. Le Je (individuel) ne peut se réfléchir comme Soi qu’en se métamorphosant en Nous, qui lui-même ne se pense que comme un sujet (collectif). Ce Nous, c’est celui de la Sittlichkeit, de la « civilité » qui arrache les individus à leurs appartenances primaires et à leur égoïsme économique, mais qui les aliène aussi dans l’objectivité de ses « œuvres » (droit, langue, tradition, etc.).

 

Balibar pointe les deux tentatives opposées pour contrer la réification (inévitable) du sujet dans le Nous : la praxis comme « action commune » dans la Critique de la raison dialectique (comment éviter la rechute dans le pratico-inerte ?) d’un côté, la « communauté désoeuvrée » de Nancy et Blanchot (et Bataille), soit la dissociation de la communauté (de l’être en commun) et de l’œuvre (de l’agir, de la production), d’un autre côté. Balibar se réfère obliquement à cette problématique, mais c’est essentiellement pour faire la démonstration que le commun, le Nous, ne coïncide jamais (de nouveau) avec l’universel. Car le moment où une communauté arrive à instituer l’universel est aussi celui où elle fait l’épreuve de sa particularité, de sa finitude. Énoncer l’universel, c’est le déterminer, dans un rapport toujours conflictuel avec d’autres déterminations. L’universel excède toujours le commun. Balibar rappelle que chez Hegel, le Savoir Absolu n’engendre pas de communauté (à la différence peut-être du troisième genre de connaissance chez Spinoza). Au contraire, il signale une différance perpétuelle du commun et de l’universel.

 

Cette inadéquation du commun et de l’universel est un terrible défi pour le communisme. Il faudrait ici (mais le temps manque) sortir de Citoyen sujet pour lire les nombreux textes que Balibar consacre au communisme (souvent en dialogue critique avec Badiou). Car en un certain sens, tel est le cœur de pensée de Badiou : le sujet qui s’arrache à son égoïsme, qui dit « Nous » et non plus « Je », qui est fidèle à l’événement instituant le commun (« Nous communistes »), ce sujet réalise l’universel, puisque cet événement est en même temps vérité, Idée en un sens quasi-platonicien. Fondamentalement, Balibar conteste cette coïncidence de l’universel et du commun comme étant précisément une retombée dans la métaphysique de la présence, une dénégation de la différance qui les travaille réciproquement[44].

 

Cette différance irréductible de l’universel introduit donc un élément d’indétermination fondamentale dans toute production de subjectivité sur le mode du Je, du Tu ou du Nous. Il y a toujours de la subjectivité absente, non réalisée : il, elle, on. Balibar note d’ailleurs que la différence sexuelle ne s’indique qu’avec la troisième personne – très rares, relève-il, sont les langues qui marquent le genre au niveau des pronoms personnels Je et Tu. Pour Benveniste, les pronoms Il(s) et Elle(s) ne sont d’ailleurs pas véritablement des pronoms personnels, puisque leurs porteurs ne sont pas présents dans l’acte même d’énonciation : en ce sens, ce sont des « non-personnes », « ce dont parlent entre eux le Je et le Tu, comme d’une chose, d’un autre, d’un tiers, en tout cas d’une absence »[45].

 

Effondement ou effondrement du sujet ?

 

Nous retrouvons ici la question de l’athéisme. Car qu’est-ce qu’une pensée théologique, sinon une pensée où il y a un Il, un Autre, un tiers certes invisible mais présent : Dieu ? Sous cet angle, en effet, l’humanisme est encore une crypto-théologie : en mettant l’homme à la place de Dieu, il maintient la présence d’un référent central. Dans l’analyse des Ménines de Vélasquez par Foucault, l’homme de l’humanisme et des sciences humaines est ce « souverain soumis, spectateur regardé, il surgit là, en cette place du Roi, mais d’où pendant longtemps sa présence réelle fut exclue. Comme si, en cet espace vacant, toutes les figures (…) (le modèle, le peintre, le roi, le spectateur) cessaient tout à coup leur imperceptible danse, se figeaient en une figure pleine »[46]. Au contraire, un athéisme conséquent (qui est donc aussi un antihumanisme « théorique ») considère que cette « présence réelle » de l’homme à la place du roi est impossible. Celle-ci est vouée à rester vide : mais « ce vide ne creuse pas un manque ; il ne prescrit rien de plus, rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser »[47].

 

Chez Balibar, cet espace est celui de la citoyenneté, indissociable d’une énonciation performative (à renouveler constamment) qui fait de tout homme un citoyen, comme dans la Déclaration de 1789. Quelle en est la dimension révolutionnaire ? La démocratie athénienne a certes inventé la liberté ou autonomie politique, le droit à la citoyenneté. Mais comme on sait, ce droit n’était pas universel : il excluait les étrangers, les femmes, les esclaves. L’égalité de droits (l’isonomia) était circonscrite au petit nombre (10%) des individus mâles, propriétaires et autochtones. Cinq siècles plus tard, à Jérusalem, Saint Paul délivre au nom du Christ un message d’universalité et d’égalité de tous les êtres humains, par-delà leur appartenance à quelque classe, communauté ou statut : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme; car tous vous êtes tous un (= tous égaux) en Jésus-Christ » (Épître aux Galates, 3 ; 26-28). Mais cette égalité purement spirituelle, déconnectée de toute citoyenneté, puisqu’elle n’est effective que dans le corps mystique du Christ. Cela signifie que les inégalités terrestres, ainsi que toutes les formes politiques de domination, sont légitimées (« Rendez à César… ») comme autant d’épreuves que l’homme doit endurer avant d’accéder au Royaume de Dieu.

 

Autrement dit, on a d’un côté une citoyenneté sans universalité (Athènes) et de l’autre une universalité sans citoyenneté (Jérusalem). La Déclaration de 1789, elle, conjoint les deux : elle fait de tous les humains, des citoyens égaux en droit et en liberté. La liberté est nécessairement égalité et inversement. Il y a là une exigence qui est en quelque sorte « logique ». Car si la liberté n’est pas égalité, si je suis libre d’être le maître d’autrui, alors lui n’est pas libre, et ma liberté est pour lui assujettissement (ce qui est contradictoire) ; inversement, qu’est-ce que l’égalité, sinon la négation de tout assujettissement – qu’est-ce que l’égalité entre homme et femme, par exemple, sinon la libération de la femme de la domination masculine, autrement dit l’affirmation de la liberté, la « libération de la liberté elle-même »[48] ?

 

Quelle rupture avec les sociétés antérieures ? Dans la société médiévale (ou antique), les sujets n’avaient pas de droits du seul fait d’être des humains ; leurs droits découlaient entièrement de leur appartenance à leurs communautés (clans, métiers, seigneuries) et de leur statut au sein de la hiérarchie sociale. Dans les sociétés théologico-politiques, les différences constitutives de la société telles que la différence sexuelle, la division du travail, la relation pédagogique (entre maître et disciple), le rapport gouvernants/gouvernés, toutes ces différences étaient perçues comme des hiérarchies immuables, marquées du sceau de la volonté divine. Avec la modernité, les individus s’émancipent de leurs « encastrements » dans des statuts et des communautés, et les hiérarchies sociales cessent d’apparaître comme naturelles et/ou voulues par Dieu.

 

L’égaliberté entre citoyens-sujets n’est donc pas l’énoncé d’une solution, mais d’un problème politique voué à rester aporétique. La différence sexuelle, la division sociale du travail, la relation pédagogique, le rapport gouvernants / gouvernés acquièrent le statut de différences anthropologiques, telles qu’on ne peut imaginer l’humanité ou la société sans elles, mais dont il est devenu impossible, en même temps, d’en fixer définitivement les contours. Elles sont à la fois incontournables et indéfinissables, irréductibles et inassignables.

 

Sous cet angle, l’égalité est infigurable – non pas impossible mais infigurable, indéfinissable a priori, puisque ce que nous percevons, ce dont nous faisons l’expérience quotidienne, ce sont des différences constamment soumises au débat public et aux rapports de force. L’égalité n’est donc jamais que le résultat toujours provisoire et incertain de la lutte contre les inégalités. Inversement, « l’être humain ne peut se voir dénier l’accès à la citoyenneté que dans la mesure où, contradictoirement, il se trouve aussi retranché de l’humanité », « renvoyé à une sous-humanité ou à une humanité défective »[49]. Sous cet angle, « la modernité, en raison de son universalisme propre, est une modalité d’exclusion politique beaucoup plus violente et instable, ou même intenable, que d’autres auxquelles ont pourrait vouloir la comparer »[50].

 

Chez Balibar, cet an-humanisme principiel ne conduit pas à renoncer à l’universel, mais à plaider pour un universalisme « intensif » contre toutes les formes d’universalisme « extensif ». L’universalisme « extensif » est un universalisme d’hégémonie, religieux à l’origine mais dont nous connaissons de multiples formes sécularisées, qui se propose de rassembler les hommes, par-delà les différences de race, de classe, d’ethnie, etc., autour d’un symbole (Lacan dirait un « signifiant-maître ») et une autorité spirituelle suprême capable d’imposer à différents pouvoirs politiques un code de règles communes. Balibar oppose à cette forme hégémonique (au sens de Gramsci) d’universalisme l’universalisme intensif, qu’il conçoit comme un universalisme de libération, de non-discrimination, « expression d’une revendication d’égalité qui commence, par la force des choses, par l’expression d’une révolte. Révolte contre la discrimination, révolte contre les inégalités, révolte contre les interdits, révolte contre les obstacles qui s’opposent à la liberté d’expression, ou à d’autres libertés, individuelles ou collectives »[51].

 

Le motif le plus insistant de Citoyen sujet, c’est en effet la révolte, l’insurrection, l’insoumission. Mon hypothèse est que l’athéisme en est la condition éthique. L’insoumission n’a le sens d’une affirmation radicale de la liberté que si elle évide complètement le soi de toute origine, de tout présupposé, tout fondement. Mort de Dieu et mort de l’homme, qu’il faut prendre à tous les sens du terme : effacement de l’homme comme fondement, mais aussi droit de mourir. Mon premier engagement citoyen, celui auquel je tiens le plus (celui où j’ai été le plus « utile ») fut dans les années 90 la lutte pour le droit à l’euthanasie, le droit de mourir dans la dignité. Sur cette question aussi (sur cette question surtout), l’athéisme est un marqueur éthique décisif. Or que dit Balibar ? « La mort, la mort choisie, est la forme ultime de l’insoumission » ; « l’insoumission devient au sens fort un droit si et seulement si elle constitue un moment du droit à la mort, si elle est ancrée dans une acceptation de la mort qui va jusqu’à la revendication comme un droit »[52]. Ce qui implique a contrario qu’aucun pouvoir ne peut s’arroger ce droit de faire mourir : l’abolition de la peine de mort est le corollaire de la légalisation sur l’euthanasie – Balibar de citer à ce propos Maurice Blanchot : « car si un peuple ne peut communiquer son droit à la souveraineté, comment pourrait-il déléguer son droit à l’existence, c’est-à-dire finalement son droit à la mort ? »[53].

 

La référence à la mort et à Blanchot me permet de conclure en abordant, de façon extrêmement allusive, une ultime thématique, sous forme d’un doute, d’une résistance que j’éprouve à l’égard du thème de l’impolitique catégorie sinon forgée en tout cas conceptualisée par le philosophe italien Roberto Esposito (« impolitico »), discutée par Balibar dans La proposition de l’égaliberté, mais qui affleure à de nombreuses reprises dans Citoyen sujet.

 

L’impolitique est « ce moment de constitution de la communauté où la violence et l’amour, l’ordre et la justice, ou la force et la loi apparaissent comme indiscernables »[54]. « La question impolitique est celle du négatif ou du néant qui se loge au cœur de la politique, dès lors que sont suspendus ou détruits les absolues substantiels auxquels s’ordonnaient la hiérarchie des valeurs et les projets d’organisation (le Bien commun, le plan divin, la volonté du peuple, sans que pour autant la transcendance du problème de l’autorité, ou de la justice, ou du sacrifice, puisse être purement et simplement abolie au profit de la positivité des institutions et des procédures de fabrication du consensus »[55]. Or, il faut se demander ce qui se joue dans le passage de la thématique de l’irréductibilité du conflit ou de la division à une thématique selon laquelle il y aurait, au cœur même du politique, un « élément d’altérité ou d’incommunication radicale sans laquelle il n’y a pas de communication », où il s’agirait donc de témoigner de « la présence de l’imprésentable »[56] – formule qu’on trouve telle quelle chez Nancy et chez Lyotard (où elle définit le différend même). Cette impolitique n’est-elle pas encore une manière de sauver une forme de métaphysique de la présence à partir de cette contestation même de tout consensus ? Ne court-on pas le risque de faire de l’effacement de tout fondement (divin ou humain) le refuge d’une expérience subjective qui est encore de nature crypto-religieuse ? De préserver, sur les limites du politique, une « part maudite » qui reconduit sa sacralité originaire ? Je dirais que ce qui est jeu, dans un pan entier de la philosophie française de l’après-guerre (de Bataille à Foucault, Blanchot et Nancy, en passant par Derrida, Lyotard, etc.), c’est le passage d’une pensée de l’effondement à une pensée de l’effondrement – d’une expérience du décapage, de la mise à nu nécessaire pour constituer l’espace vide du politique, à l’expérience d’une transgression décisive (perversion, crime, folie, etc.) qui conduirait le sujet au-delà de toute politique. Ainsi la « souveraineté » chez Bataille : « Le sujet dont je parle n’a rien d’assujetti. Le sujet est l’être comme il apparaît à lui-même de l’intérieur. Le souverain, résumant l’essence du sujet, est celui par lequel et pour lequel l’instant miraculeux est la mer où se perdent les ruisseaux du travail »[57]souverain-sujet qui est l’envers impolitique du citoyen-sujet, sujet dont la souveraineté est impossible et qui n’est rien d’autre, en son être même, que l’expérience de cet impossible[58].

 

Ce glissement de l’athéisme comme expérience éthique d’un effondement du politique, à l’épreuve d’un effondrement de la pensée par elle-même est-il légitime ? N’est-ce pas là une forme de refuge, de réserve d’intériorité (et donc de transcendance) ? Je pense pour ma part que l’athéisme creuse un vide qui n’est pas un abîme, un espace qui est à la fois espace d’insoumission radicale, de résistance à toute forme d’assujettissement, et espace de civilité, de relation, d’engagement – espace qu’aucune expérience ou communauté d’exception ne vient nous révéler, et auquel seul l’exercice quotidien de la citoyenneté donne sens.

 

 

[1] « Le cerveau et la pensée », Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Albin Michel, 1992, cité in Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.118.

[2] E. Balibar, « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », in Revue de Métaphysique et de Morale, « Repenser les structures », 2005, n°1, p.16.

[3] Ibid., p.15. Il serait impropre de qualifier le premier mouvement de « structuraliste » et le second de « poststructuraliste », puisqu’ils opèrent en fait simultanément. Il n’y a donc pas, dit Balibar, de « poststructuralisme », puisque celui-ci est « toujours encore » le structuralisme, qui est lui-même « déjà » le poststructuralisme (Ibid.)

[4] E. Balibar, « Le structuralisme : une destitution du sujet ? », in Revue de Métaphysique et de Morale, « Repenser les structures », 2005, n°1, p.14 (note).

[5] Ibid., p.8.

[6] Ibid. C’est dans cette perspective que dans j’ai analysé le recours de Lévi-Strauss à la métaphore du jeu (bricolage, coup de dés, jeux de cartes, et.), comme autant d’indices des limites du modèle linguistique et de la notion de structure (E.Delruelle, Claude Lévi-Strauss et la philosophie, De Boeck, 1989).

[7] M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1969, p.390.

[8] P. Macherey, Le sujet des normes, Editions Amsterdam, 2014, p.137 sq.

[9] Ibid., pp.137-140.

[10] Ibid., p.145.

[11] Ibid., p.146.

[12] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012.

[13] « L’antihumanisme théorique était le seul à autoriser un réel humanisme pratique » (Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, IMEC, 1992, p.209).

[14] Étienne Balibar, La Crainte des masses, Galilée, 1997.

[15] Étienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010.

[16] Etienne Balibar, « Trois concepts de la politique : Emancipation, Transformation, Civilité » in La Crainte des masses, Galilée.

[17] « La contradiction infinie », in Lignes, 1997/3, n°32, p.14-25. Balibar y résume son parcours philosophique et y expose les linéaments d’un nouveau matérialisme historique.

[18] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.3.

[19] Ibid., p.43.

[20] Ibid., p.5.

[21] Ibid., p.67.

[22] Ibid., p.44

[23] Ibid., p.53.

[24] Ibid., p.24.

[25] Ibid.

[26] Ibid., p.27.

[27] Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1969, p.353. Daniel Giovannangeli montre la dette de Foucault à l’égard de Jules Vuillemin et de Heidegger (Daniel Giovannangeli, Finitude et représentation, Ousia, 2002, p.19).

[28] Maurice Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, 1969, p.367 sq.

[29] Ibid., p.377.

[30] Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p.101.

[31] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.51.

[32] Jacques Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », in L’écriture et la différence, Seuil, 1967, p.409.

[33] Ibid., p.410.

[34] Ibid., p.411.

[35] Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1969, p.326. (+327)

[36] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.44.

[37] C’est paradoxalement dans le mouvement par lequel il rompt avec Descartes que Kant cède à l’illusion du sujet souverain. Paradoxalement car comme le sait, Kant dénonce la substantialité du cogito cartésien : le « je pense » n’implique pas le « je suis ». Désontologisé, le sujet kantien, fait remarquer Balibar, a un statut pratique d’imputation (je peux m’imputer à moi-même mes représentations) et d’injonction (je dois libérer ma représentation de tout substantialisme pour la rattacher à l’idée d’une pure activité de penser) (Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.77).

[38] Luc Ferry, L’homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996.

[39] « Cette figure paradoxale où les contenus empiriques de la connaissance délivrent, mais à partir d soi, les conditions qui les ont rendues possibles » (Michel Foucault, Les Mots et les choses, p.333).

[40] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.512.

[41] Michel Butor, La modification (1957) (suivi Michel Leiris, « Le réalisme mythologique de Michel Butor » (1958)), Minuit, 1994.

[42] Cité par Michel Leiris, p.290 de la même édition.

[43] Pierre Macherey, Le sujet des normes, Editions Amsterdam, 2014.

[44] Cf. entre autres Étienne Balibar, « Les questions du communisme », colloque « Communism, A New Beginning ? », New York, octobre 2011. Version française http://www.ciepfc.fr/spip.php?article307.

[45] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.191.

[46] Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1969, p.323.

[47] Ibid., p.353.

[48] Etienne Balibar, Proposition de l’égaliberté, PUF, p.72.

[49] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.467

[50] Étienne Balibar, « L’introuvable humanité du sujet moderne. L’universalité « civique-bourgeoise » et la question des différences anthropologiques », in L’Homme, 2012/3 – n°203 – 204. Lévi-Strauss, dans un entretien en 1979, contestant l’humanisme qui érige l’homme en règne séparé, qui en fait un « empire dans un empire », dirait Spinoza, déclarait pour sa part ceci : « J’ai le sentiment que toutes les tragédies que nous avons vécues, d’abord avec le colonialisme, puis avec le fascisme, enfin les camps d’extermination, cela s’inscrit non en opposition ou en contradiction avec le prétendu humanisme sous la forme où nous le pratiquons depuis plusieurs siècles, mais, dirais-je, presque dans son prolongement naturel. Puisque c’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction. Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres » (Cl. Lévi-Strauss, « Entretien », Le Monde 21-22 janvier 1979).

[51] La différence n’est évidemment pas empirique. Le même référentiel (ainsi la Déclaration de 1789) peut donner lieu successivement ou simultanément à des pratiques politiques intensives (lutte contre le despotisme et les privilèges) ou extensives (justification de l’empire colonial français).

[52] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.452.

[53] Ibid., p.456.

[54] Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2010, p.170.

[55] Ibid., p.171.

[56] Ibid., p.173.

[57] Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, PUF, 2012, p.70 (extrait de La part maudite)

[58] Il faudrait faire ici la généalogie de cette impolitique en remontant de Bataille et Blanchot jusqu’au Marquis de Sade, contemporain et acteur de la Révolution, à qui l’on doit la formule citée à plusieurs reprises par Balibar : « l’insurrection doit être l’état permanent de la République » …

30 juin 2015|Articles & Conférences, Non classé, Textes|