Les chantiers du vivre-ensemble

Exposé introductif au 3e « Chantier des idées » du Parti Socialiste, à Mons le 12 septembre 2015

Dans cet exposé introductif à nos débats, je voudrais faire deux choses : (1) lancer des pistes de réflexion et clarifier un certain nombre de concepts et d’idées reçues ; (2) élargir notre perspective, notre angle de vue, car la question du vivre-ensemble est souvent posée de façon étroite, coupée des autres enjeux de société.

En effet, l’un des tropismes les plus courants quand on parle de vivre-ensemble et d’interculturalité dans le champ médiatique et politique, c’est l’effet « poupée russe » qui consiste à réduire la culture à la religion, la religion à l’islam et l’islam au foulard.

Quand le débat est posé en ces termes, il est inévitable que la discussion oppose deux « camps » : celui du « laïcisme » qui plaide pour reléguer la religion dans la sphère privée (donc pour interdire ou limiter les signes religieux dans la sphère publique) ; et celui du multiculturalisme qui plaide au contraire pour la reconnaissance active des religions et des minorités culturelles en général.

Cette ligne de fracture traverse tous les partis démocratiques. Elle est souvent profonde : les laïcistes accusent les multiculturalistes de favoriser le communautarisme et d’être aveugles à l’islamisme ; et les multiculturalistes accusent les laïcistes d’être des « catho-laïques », c’est-à-dire d’instrumentaliser la laïcité en un sens européocentrique contre la seule minorité musulmane. D’un côté, Jean Baubérot parle d’« intégrisme républicain », tandis qu’en face, Caroline Fourest dénonce la « tentation obscurantiste » de la gauche multiculturelle.

Cette opposition est ruineuse et a déjà provoqué, dans les rangs progressistes, des dégâts considérables. Que l’on songe à la crise du MRAX, il y a quelques années – crise qui se résorbe lentement grâce à la nouvelle direction, et grâce aussi au travail de la « plateforme antiracisme » mise en place par Fadila Laanan en 2012. D’autres polémiques pourraient être évoquées, qui montrent combien cette fracture est idéologiquement prégnante.

Je pense néanmoins qu’il faut sortir de cette opposition ruineuse, non pas en cherchant quelque compromis boiteux, mais en essayant d’élargir le débat et de s’attaquer à la racine du problème.

Ce problème, il est aujourd’hui désigné comme celui du « vivre-ensemble ». Cette expression « vivre-ensemble » s’est imposée assez récemment dans le vocabulaire politique, peut-être en partie parce que son pendant néerlandais – samenleving – est d’usage depuis longtemps. Mais quand on y songe, il est tout de même très inquiétant de se dire que ce qui fait problème aujourd’hui, c’est le fait de vivre ensemble, la chose la plus naturelle en somme : être avec les autres, habiter à leurs côtés, travailler, parler avec eux, etc.

Première réflexion au sujet de la difficulté de vivre-ensemble : elle ne touche pas seulement les rapports entre autochtones et allochtones, mais aussi entre riches et pauvres ou entre générations. Le risque de ghettoïsation de la société est généralisé.

Deuxième réflexion : la manifestation la plus intolérable de ce « non »-vivre-ensemble, il faut l’appeler par son nom : c’est le racisme. Plus de 30 ans après la « loi Moureaux », le racisme est toujours présent, (1) comme ensemble d’actes condamnés par la loi (discriminations, incitations à la haine, délits et crimes de haine) (c’est la définition juridique), et (2) comme discours de rejet, de peur et de mépris (définition morale). Le racisme est toujours présent, j’ajouterais même qu’il est structurant. Car l’absence de vote et de parti d’extrême-droite à Bruxelles et en Wallonie ne doit pas nous dissimuler que le racisme reste (ou redevient) un problème non plus seulement juridique ou moral mais directement politique.

Sur base de ces réflexions préliminaires, il me semble qu’on peut structurer le problème du vivre-ensemble et de « l’interculturalité » autour de trois questions : (1) La question de la migration ; (2) la question de l’intégration ; (3) la question des différences culturelles et religieuses. En sériant les problèmes, on évite de tout mélanger et de tout rapporter à la catégorie des « immigrés » – terme générique par lequel les médias, l’opinion et parfois les politiques eux-mêmes désignent des groupes en fait très hétérogènes : demandeurs d’asile, « sans-papiers », mais aussi diasporas marocaines, turques ou autres de la 2e voire 3e génération, en laissant d’ailleurs à l’écart du débat la majorité des immigrés au sens légal, qui en Belgique sont dans leur grande majorité … français, italiens et hollandais !

Schématiquement, ces trois questions correspondent aux trois niveaux de pouvoir :

  • La question des migrations est celle de l’accès au territoire et du titre de séjour : compétence essentiellement fédérale ;
  • La question de l’intégration concerne au premier chef le parcours d’intégration des primo-arrivants : compétence essentiellement régionale ;
  • La question des différences culturelles et religieuses touche à la culture, la formation, les savoir : compétence communautaire (même si, dans le cas de la religion, il s’agit en fait d’une compétence partagée : le temporel du culte, c’est le Fédéral ; la reconnaissance des lieux de culte, c’est la Région).

Je n’oublie pas le niveau local, communal, qui décline l’enjeu du vivre-ensemble de façon plus transversale et territoriale.

Je voudrais suivre ce schéma pour nous aider à baliser la discussion.

  • La question des migrations

Le phénomène des migrations est l’un des plus massifs, des plus évidents dans le monde d’aujourd’hui. Or il fait l’objet en Europe, et singulièrement en Belgique, d’une stupéfiante dénégation collective. La crise de l’asile que nous vivons actuellement l’illustre de façon tragique. Dans l’esprit de certains, les cohortes de migrants sont comme les nuages radioactifs de Tchernobyl, ils ne traversent pas les frontières qu’on fantasme hermétiques ! Cette dénégation du phénomène migratoire a pour effet que l’opinion (et donc beaucoup de politiques) n’envisage les migrations que sur le mode émotionnel, dans une oscillation permanente entre réflexe sécuritaire, xénophobe d’un côté, et réaction humanitaire, compatissante, de l’autre. Ces derniers jours, la photo d’un enfant gisant mort sur une plage a mis l’opinion occidentale sur le mode compassionnel ; mais le balancier, à l’heure où nous parlons, est déjà reparti dans l’autre sens, celui d’une Europe-forteresse toute occupée à « refouler » (à tous les sens du terme) les migrants.

Sortir de cette dénégation du fait migratoire est un impératif éthique et un impératif politique.

Observons ce graphique tiré du dernier Rapport annuel de Myria (nouveau nom du Centre Fédéral Migrations).

On voit que depuis 1948, la Belgique a toujours connu d’importants flux migratoires (cf. figure 1). On observe une première phase de 1948 à 1974 : l’immigration se fait alors essentiellement via des traités bilatéraux (les derniers en date : en 1964, avec le Maroc et la Turquie) ; puis une seconde phase (1974-2000) qui commence avec le choc pétrolier et l’annonce du « stop migratoire », ce qui n’empêche pas les immigrations de repartir à la hausse dès les années 80 ; une troisième phase enfin, à partir de 2000 environ, où l’immigration explose, du fait de l’élargissement de l’Union Européenne aux pays d’Europe Centrale et de l’Est, et de la globalisation en général. Ces dernières années, on observe une certaine décrue, qui est moins due à la fermeté de Maggie De Blok qu’à une diminution des migrations en général dans le monde et en Europe. Mais il est très peu probable qu’il s’agisse d’une inversion durable de la courbe. Bon an mal an, la Belgique accueille 70.000 nouveaux arrivants, et le solde migratoire se situe autour de 40.000.

Autre chiffre significatif:  19% de la population belge est « immigrée » au sens précis de : étrangère à la naissance. Le chiffre monte à 25% pour les Belges d’origine étrangère, regroupant tous ceux dont un des parents au moins est né avec une nationalité étrangère. Autrement dit, un Belge sur quatre est directement issu de l’immigration !

 

Que signifient ces chiffres ? Que la Belgique est un pays de migration et le restera … heureusement ! Il serait catastrophique (d’un point de vue démographique, économique et social) que notre solde migratoire devienne négatif. Une des causes du racisme en Belgique, c’est que nous n’avons toujours pas inscrit dans notre récit collectif, dans notre identité, que nous étions un pays de migrations.

Le seul endroit où les mentalités changent de façon très perceptible sur ce point, c’est Bruxelles, où 66% de la population est d’origine étrangère (contre 28% en Wallonie et 16% en Flandre). (cf. Graphique 2). Mais la conscience collective en Wallonie et en Flandre reste dissociée de la réalité.

Il n’y a donc qu’une seule voie politique possible : celle de l’acceptation pleine et entière de cette réalité migratoire – qu’elle soit régulière ou irrégulière.

La figure 6 montre les canaux de la migration légale. Comme on le voit, le canal le plus important est celui du regroupement familial – c’est-à-dire du droit fondamental de vivre en famille, avec son conjoint et/ou ses enfants (sous condition de ressources, rappelons-le). L’asile au sens large (réfugiés politiques ou humanitaires) ne représente qu’une petite part de la migration. L’afflux de réfugiés syriens cette année ne changera sans doute pas fondamentalement cet ordre de grandeur. Les migrations économiques sont résiduelles, et c’est fort dommage, car quand elles se développent, ces migrations sont le signe de vitalité d’une économie. Il convient d’ailleurs de sortir du cliché selon lequel il y aurait d’un côté la migration non-économique (légitime) et de l’autre la migration économique (non-légitime) : toute migration comporte une dimension économique. « Réfugié », c’est un statut, pas un métier, et il est bien clair que le réfugié arrive aussi pour trouver un emploi ! La façon la plus simple de définir un migrant, quel que soit son statut, c’est de dire qu’il s’agit d’un travailleur circulant sur le marché de l’emploi devenu global.

Cela est d’ailleurs plus vrai encore (1) de la migration irrégulière, les « sans-papiers » souvent victimes de traite des êtres humains et (2) des « travailleurs détachés » (150.000 en 2007, 400.000 aujourd’hui !) en provenance des pays de l’Est, opérant au titre de la « libre-circulation » dans l’espace de l’Union Européenne. Selon moi, le « dumping social » provoqué par cette politique ultralibérale est catastrophique pour notre économie et le vivre-ensemble.

 

Face à la réalité migratoire, la Belgique (comme la plupart des pays européens, du reste) oscille, je le répète, entre réflexes humanitaire et sécuritaire. Mais cela ne fait pas une politique. Il faut oser dire qu’à ce jour, la Belgique n’a pas de politique migratoire.

 

La question politique n’est pas (seulement) de savoir combien il faut ouvrir de places d’accueil pour les réfugiés, et où les répartir ; il est de savoir comment intégrer, chaque année, environ 75.000 personnes, soit l’équivalent d’une ville comme La Louvière.

  • La question de l’intégration et de la cohésion sociale

L’intégration ne se fait pas « naturellement ». Un autre symptôme de la dénégation du fait migratoire, c’est l’approche parfois « bisounours » des partis de gauche. Personnellement, je me suis toujours prononcé en faveur du parcours d’intégration obligatoire – avec comme argument qu’il s’agit d’une obligation qui ouvre à un droit (comme l’obligation scolaire ou l’obligation de voter). Evidemment, la question centrale est celle des moyens financiers que les Régions sont capables de consentir. Et derrière cette question, il y a celle de l’Etat social, dont nous savons qu’il est directement menacé par les politiques néolibérales.

 

Cessons toutefois de confondre « intégration » et « cohésion sociale ». L’intégration concerne spécifiquement les primo-arrivants, les immigrés de la « première génération », si l’on veut. Le terme est totalement hors de propos pour évoquer la situation de nos jeunes concitoyens de la 2e, 3e voire 4e génération, qui sont nés ici, qui ont la nationalité belge et dont la langue maternelle est le français ou le néerlandais ! Leur dire de « s’intégrer », dire qu’ils posent un « problème d’intégration » est, quand on y songe, d’une terrible violence symbolique, mais surtout le symptôme d’un terrible échec collectif. Les difficultés bien réelles que rencontre un grand nombre d’entre eux ne sont pas des problèmes d’intégration mais de cohésion sociale.

 

C’est ici que nous voyons que les questions liées à l’interculturalité ne sont pas dissociables des questions de redistribution des richesses et de cohésion sociale. Car plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique, de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire. A l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications compensatoires.

 

Pendant les « Trente Glorieuses », dans la foulée du « pacte social » de 1945, on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée des droits individuels dans l’ordre symbolique (libération sexuelle, égalité femme/homme, déclin du nationalisme et des religions). A partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et l’insécurité sociale grandissante; ce qui crée chez les individus une demande compulsive d’identité – national-populisme chez les « autochtones », communautarisme chez les « allochtones ».

 

Quand on jette un regard rétrospectif sur les initiatives publiques en matière d’intégration et d’interculturalité, ce qui frappe, c’est une « culturalisation » croissante des problèmes :

 

  • En 1993, le Commissariat Général à la politique des immigrés (Paula D’Hondt et Bruno Vinikas) rend un rapport où la question de l’intégration des immigrés est envisagée sous trois angles : l’emploi, le logement et l’éducation. Bruno Vinikas raconte que lui et sa collègue ont tout de même un peu « rusé » pour parler aussi de la reconnaissance de l’islam (l’une de leurs recommandations est la création de l’Exécutif des Musulmans de Belgique), mais on voit que la question est centrée sur les conditions matérielles de l’existence : emploi, logement, éducation ;

 

  • En 2004-2005, Marie Arena (compétence reprise par Christian Dupont) met en place la Commission du dialogue interculturel (dont j’étais le rapporteur ; Roger Lallemand co-présidait). La Commission, davantage attentive aux questions culturelles (notamment la reconnaissance de la réalité migratoire et diasporique de notre pays), rend malgré tout un Rapport dont le centre de gravité reste la dimension matérielle (c’est là qu’est avancée l’idée d’un Monitoring socio-économique pour mesurer l’ethno-stratification du marché de l’emploi) ;

 

  • En 2010, les Assises de l’interculturalité organisées par Joëlle Milquet se focalisent essentiellement sur les questions religieuses (signes religieux, accommodements raisonnables, abattage rituel, etc.), dans une optique dont j’ai dénoncé à l’époque le caractère « culturaliste », voire « communautariste ».

 

Aujourd’hui plus encore, je pense qu’il faut revenir aux fondamentaux : (1) le logement (question qui ouvre elle-même à celle des territoires, des « quartiers » – car comme je le disais, l’un des problèmes majeurs aujourd’hui est la ghettoïsation des populations) ; (2) l’emploi ; (3) l’éducation, la formation (l’école).

 

Concernant l’école, voici un graphique éloquent, tiré des enquêtes PISA, qui montre que notre enseignement n’est pas seulement inefficient (un jeune francophone de 16 ans accuse en moyenne un retard d’un an sur son condisciple flamand …) ; il est surtout inégalitaire : entre « natifs » (jeunes d’origine belge) et « immigrés » (jeunes d’origine étrangère), entres jeunes socialement favorisés et défavorisés, entre jeunes intégrés à l’école (« à l’heure ») et ceux qui sont en décrochage (« en retard »), enfin entre le Général et le Technique de Transition d’un côté, et le Technique de Qualification et le Professionnel d’un autre côté … Il n’est pas difficile d’identifier où se trouvent les jeunes issus des diasporas immigrées …

  • La question des différences culturelles et religieuses.

 

Tous les débats se focalisent ici sur l’islam. C’est l’autre grande peur collective contemporaine : la peur de l’islamisme, de l’islamisation, de l’islam tout court. Si les migrations font l’objet d’une dénégation collective, l’islam fait lui l’objet d’une obsession collective. Les Belges estiment en moyenne que les Musulmans représentent 29% de la population, alors qu’ils sont … moins de 10%. Plus de 40% des Européens pensent que les Musulmans sont une menace pour l’identité de leur pays ; près de 50% sont opposés au port du foulard en rue et à la construction de mosquées !

 

Mais il faut se demander dans quelle mesure l’islam en tant que tel pose un problème au vivre-ensemble :

 

  • La « radicalisation » des jeunes ? Elle relève moins d’un excès de religiosité conduisant à des comportements fanatiques, que d’un processus d’emprise mentale de type sectaire (rupture avec le milieu familial et social, construction paranoïde de la réalité, allégeance inconditionnelle, etc.) ;

 

  • Les conflits géopolitiques, tel le conflit israélo-palestinien, viennent surdéterminer la question interculturelle, induisant l’idée qu’il y aurait quelque chose comme un « choc des civilisations » opposant « Musulmans » et « Occidentaux » à Gaza comme à Molenbeek, ce qui a pour effet de faire progresser à la fois l’islamophobie des populations « occidentales » et l’anti-occidentalisme et l’antisémitisme des populations « musulmanes » ;

 

  • Quels sont les problèmes interculturels les plus aigus, ceux dont les médias nous rebattent les oreilles ? Le foulard ; le refus de servir sous l’autorité d’une femme ; les mariages arrangés ; les horaires différenciés dans les piscines ; le sexisme et l’homophobie, etc. : soit tous problèmes qui ne sont pas imputables à l’islam comme tel, mais à la persistance du « patriarcat », c’est-à-dire d’une organisation de la sociabilité primaire fondée sur la domination masculine et l’hétéro-normativité. Or le patriarcat n’est pas spécifique à l’islam ; il est présent dans les pays de culture orthodoxe, catholique, hindoue, etc. En outre, la société « européenne » « moderne » n’a toujours pas réalisé l’égalité femme/homme (qu’on songe à l’écart salarial ou aux violences faites aux femmes), ni vaincu l’homophobie. Il n’en demeure pas moins que la persistance ou la reconstruction de modes de parenté et de sociabilité patriarcaux, dans une partie des diasporas, est un vrai défi, car bien évidemment ce qui est en jeu ici, c’est l’égalité des sexes et le libre choix de l’orientation sexuelle, soit des fondamentaux de notre vivre-ensemble.

 

Beaucoup de militant(e)s progressistes, attaché(e)s à l’égalité femme/homme et à la laïcité, notamment ceux qui travaillent en première ligne avec les diasporas immigrées (enseignants, travailleurs sociaux), sont aujourd’hui déboussolé(e)s car ils ou elles ont le sentiment que les partis de gauche, au nom du relativisme culturel, ne les soutiennent plus dans leur combat pour l’émancipation et l’égalité. Je peux même témoigner que certaines travailleuses sociales sont en véritable souffrance psychique. Un parti comme le PS doit les entendre …

 

  • La question de la reconnaissance de l’islam – non seulement comme culte reconnu mais aussi comme composante culturelle à part entière de notre société.

 

Jean-Claude Marcourt a mis sur pied en mars une Commission (présidée par Andrea Rea et Françoise Tulkens) chargée de faire des propositions en vue d’améliorer la formation des cadres musulmans (imams mais surtout professeurs de religion islamique, conseillers moraux dans les prisons, gestionnaires d’associations, travailleurs sociaux et culturels, etc.), avec comme objectif de favoriser l’émergence d’un « islam de Belgique », c’est-à-dire un islam qui ne soit plus « importé » ou « inféodé », et qui soit en phase avec les valeurs démocratiques d’égalité femme/homme, de liberté d’expression, de neutralité de l’Etat, etc. La Commission (dont je suis membre – avec Corinne Torrekens ici présente) rendra son Rapport d’ici quelques semaines, et je suis donc tenu par un élémentaire devoir de réserve. Mais je n’imagine pas que la FWB ne dégage pas un minimum de moyens pour réaliser une partie au moins des propositions qu’elle aura dégagées.

 

Mais ce qui me frappe, d’une manière générale, c’est ce qui se passe chez les jeunes Musulmans – ceux de la 2e ou 3e génération d’immigration, ou convertis. Loin du cliché qui fait d’eux des candidats au Djihad, nombre de ces jeunes Musulmans sont bien décidés à dessiner les contours d’un islam du XXIe siècle, en phase avec la culture européenne qui est la leur (mais qui est peut-être, tout simplement, la culture cosmopolitique d’aujourd’hui). Une génération de jeunes intellectuels musulmans européens, indépendants de tous les courants, est en train de se lever. Dans le marasme assez pesant où nous nous trouvons, il y a là, pour moi, un grand motif de satisfaction et d’espoir.

 

Ceci me permet de conclure sur une note optimiste et volontariste.

 

Pour un parti comme le PS, il n’y a pas à choisir, en fin de compte, entre l’universalisme laïque et le multiculturalisme. Nous pouvons et devons à la fois

  • Continuer le combat pour l’égalité femme/homme, la neutralité et la laïcité, et d’une manière générale, tous les combats liés à l’émancipation des individus ;
  • et reconnaître pleinement la liberté religieuse et la liberté de convictions de chacun – donc, sans équivoque, celle de nos concitoyens musulmans.

 

Je ne pense pas que cela soit contradictoire, à condition peut-être d’être beaucoup plus au clair sur le socle de normes fondamentales qui doit nous être commun à tous. Notez bien que je dis normes et non valeurs, car les valeurs sont relatives et toujours ouvertes au débat démocratique.

 

Plusieurs chantiers sont ici en jeu, que je ne fais qu’identifier :

 

  • La question des Cours de Philosophie et Citoyenneté dans l’enseignement obligatoire, qui devraient être d’application dès la rentrée 2016, en remplacement d’une des deux heures (et idéalement, selon moi, des deux heures) des cours actuels de religion(s) ou de morale. Ce cours peut être un bel instrument en vue (1) d’affermir le socle de normes dont je parlais plus haut, mais aussi (2) d’ouvrir chacun aux croyances et aux convictions des autres et (3) de développer l’esprit critique, la faculté de penser par soi-même – ce qui est le propre de la philosophie, discipline qu’il convient impérativement d’enseigner dans nos écoles ;

 

  • La question des signes religieux ou convictionnels, dont il faut toujours commencer par relativiser l’importance. Une éventuelle interdiction des signes religieux, au nom de la neutralité ou de l’égalité femme/homme, ne se pose que dans deux sphères limitées de la vie sociale :
    • l’école publique obligatoire (les pouvoirs organisateurs de l’enseignement libre sont, en ces matières, souverains, tandis que dans l’enseignement supérieur et la formation continuée, les élèves sont des adultes dont la liberté de conviction ne peut être limitée) ;
    • les agents de la fonction publique (étant entendu que les usagers, eux, ne peuvent se voir restreindre leurs libertés).

 

Dans tous les autres champs de la vie sociale – espace public, biens et services, emploi, etc. – aucune restriction n’est selon moi légitime. Par contre, je trouve légitime que soit soulevée et envisagée la question de l’interdiction des signes religieux dans les deux sphères précitées. Il y va de la laïcité, de l’égalité femme / homme. Et selon moi, c’est au Législateur qu’il revient, idéalement, de fixer la norme (même si je mesure toutes les difficultés que cela représente, avec des sensibilités différentes à Bruxelles et en Wallonie).

 

  • L’opportunité d’un texte symbolique fixant les droits et les devoirs de tout citoyen vivant ou résidant en Belgique. Dans le Rapport de la Commission du dialogue interculturel de 2005, il était proposé que soit affichée dans les lieux publics, les écoles, etc. une « Charte du citoyen » énonçant le socle commun de normes fondamentales (incluant nos législations sur l’avortement, l’euthanasie, l’égalité de genre, le mariage entre personnes de même sexe, etc.). Ne serait-il pas opportun de relancer ce projet de Charte qui, à l’époque, n’avait pas pu voir le jour ?

 

Ce ne sont là que des pistes de réflexion, dont je répète encore qu’elles ne sont pas séparables des enjeux plus larges que constitue en amont la construction (1) d’une politique d’intégration et de cohésion sociale et (2) d’une politique migratoire. C’est dire que le chantier du vivre-ensemble est immense.

6 octobre 2015|Articles & Conférences, Textes|