Les défis de l’Etat social

Ceci est le texte qui accompagne un exposé fait à des travailleurs sociaux dans le cadre d’un séminaire organisé par le CDGAI sur le thème « Souffrance éthique et travail social ». La vidéo de la conférence est disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=CwU1zMGKryU&feature=youtu.be

 

L’État social : une dynamique sociale globale

Traditionnellement, on définit l’État social comme un système de protection sociale dont il existerait deux modèles [1] : le modèle assurantiel, système de couverture universel basé sur les cotisations (initié par Bismarck en Allemagne au début du XXe siècle) et le modèle assistantiel, système de protection des plus faibles basé sur l’impôt (pensé puis mis en œuvre en Angleterre par Beveridge au sortir de la Seconde Guerre mondiale). Je pense toutefois que ces définitions sont trop étroites. L’État social est plus qu’un système de protection : c’est une dynamique sociale globale visant à la fois le « bien-être » des individus et un « mieux-être » collectif [2]. Cela signifie qu’il faut penser ensemble les quatre leviers fondamentaux de l’État social que sont, outre (1) la protection sociale (assurance-chômage, assurance-santé, retraites), (2) les mécanismes de redistribution basés sur l’impôt progressif, (3) les mécanismes de stabilisation de l’économie tels que les politiques monétaires (coordonnées au niveau international) ou les politiques « keynésiennes » de relance et d’investissement, et enfin (4) la négociation sociale permettant une régulation des conflits entre forces du capital et forces du capital.

Contrairement à une idée reçue, l’État social n’est pas plus cher que les autres types de systèmes sociaux, mais il est plus juste. En effet, les dépenses sociales totales nettes sont plus ou moins égales dans tous les pays de l’OCDE, autour de 25-30% du PIB. La spécificité de l’État social se situe (1) dans la plus grande part de la dépense sociale publique par rapport à la dépense sociale privée et (2) dans le caractère plus égalitaire des mécanismes de protection et de redistribution.

Si l’État social est plus égalitaire et aussi plus émancipateur, c’est parce qu’il combine deux objectifs distincts, mais complémentaires. Tout d’abord, un objectif de démarchandisation [3], qui vise à soustraire les plus vulnérables (enfants, chômeurs, malades, âgés) aux forces du marché, en leur proposant des revenus de substitution (ex : retraites) ou des services gratuits (ex : crèches). Mais on doit aussi retenir un autre objectif, induit par le caractère public du système : le désencastrement des individus, autrement dit leur libération des formes traditionnelles d’appartenance et de protection que sont les clans, le patriarcat, les communautés locales, mais surtout la religion. En effet, à partir du moment où l’Etat reconnaît des droits aux individus en tant que tels, il permet à ces derniers de s’émanciper des communautés d’appartenance et des hiérarchies qui les structurent. C’est ainsi que l’État social a accompagné les combats en vue de l’égalité femme/homme, des droits des minorités en général. Ce lien entre redistribution et reconnaissance a très bien été mis en évidence par Nancy Fraser[4].

La dialectique – ici « positive » – entre la démarchandisation et le désencastrement répond à une logique que l’on pourrait appeler « l’argument du danger de l’excès inverse »[5] : quand il y a excès de propriété privée (marchandisation), il faut faire valoir les droits de la communauté, de la solidarité, privilégier le réencastrement ; quand il y a excès de communauté (encastrement), il faut faire valoir les droits de la singularité, de la propriété (de soi) (« mon corps m’appartient »). C’est cette dynamique sociale globale qui a caractérisé le développement de l’État social entre les années cinquante et septante. Il en a découlé, pour la grande masse des individus, un sentiment qui aujourd’hui fait défaut : la confiance dans l’avenir, le sentiment que « demain sera meilleur », que « nos enfants vivront mieux que nous ». Un lien psychologique tangible s’était établi entre l’émancipation individuelle et la transformation de la société, entre le « bien-être » de chacun et le « mieux-être » de la collectivité en général. Et ce mieux-être, cette transformation mêmes se trouvaient activés par le jeu démocratique désormais ouvert aux forces sociales subalternes. L’État social institue une « citoyenneté sociale » [6] à la fois revendicatrice de droits et insérée dans le jeu des institutions juridico-politiques.

 

Certes, on se gardera d’idéaliser l’État social des années 45-80. Si les forces du capital ont cédé face aux revendications de la classe ouvrière, c’est en partie pour gagner sa loyauté au moment où elle aurait pu être tentée par le communisme ; si la croissance a pu atteindre des sommets, c’est en partie grâce à une exploitation effrénée de la nature et à une spoliation des matières premières dans les pays du Sud. Et la dynamique sociale globale laissait intactes les différences de classes et de statuts. Cette société fonctionnait un peu comme un escalator : tout le monde montait, mais tout le monde restait sur sa marche.

 

Néanmoins, cette dynamique sociale de démarchandisation sur le plan matériel et de désencastrement sur le plan symbolique a bel et bien été émancipatrice pour le plus grand nombre. On peut d’ailleurs en tirer une sorte de « théorème », à partir duquel s’éclaire par contraste la situation actuelle : plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique, de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire. À l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications compensatoires.

 

Ainsi, pendant les « Trente glorieuses », on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), et de façon complémentaire la montée de l’individualisme dans l’ordre symbolique (libération sexuelle, déclin du nationalisme et des religions). À partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et le démantèlement de l’État social, tandis que chez les individus règne dorénavant une demande compulsive de collectif – national-populisme chez les « autochtones », communautarisme chez les « allochtones ».

Le néolibéralisme et l’État social « actif »

 

Par néolibéralisme, j’entends la mise en concurrence généralisée des individus et des États, et l’évaluation de toute activité à l’aune de la rentabilité. Il s’agit partout de procéder à une « sélection naturelle » des plus performants (et/ou des plus dociles), ce qui enclenche une inversion de la dynamique sociale : une remarchandisation des acteurs socio-économiques les plus fragiles, avec comme corollaire un réencastrement des individus dans les identités et les appartenances. À partir de l’excellente analyse de François Dubet, on peut faire une comparaison terme à terme des deux modèles sociaux, celui de « l’égalité des places » qui caractérise l’État social, et celui de « l’égalité des chances » qui caractérise l’État néolibéral [7] : protection et sécurisation de l’existence versus compétition et concurrence ; dynamique centripète versus dynamique centrifuge ; prisme des classes et des inégalités versus prisme des identités et des discriminations ; confiance dans l’avenir versus peur du lendemain. Si l’acteur social des « Trente glorieuses » pouvait concevoir son parcours comme un escalator, aujourd’hui il a plutôt tendance à le percevoir comme une loterie. Et dans un contexte dominé par la concurrence, il est presque mécanique que les acteurs sociaux trouvent refuge dans les nationalismes pour certains, le communautarisme ou le « retour du religieux » pour d’autres.

 

Cette inversion de la dynamique sociale s’accompagne d’une crise financière de l’État social. Car les dépenses sociales continuent d’augmenter (25% du PIB de la Belgique en 2007, contre 29% en 2013). Pour les compenser, une augmentation des recettes n’est pas envisageable – les charges sociales grèvent la compétitivité, et la pression fiscale sur les ménages est jugée maximale. Quant à la croissance désormais bloquée autour de 1%, elle ne peut résorber la différence …

 

Quelles sont les « solutions » ? Il est toujours possible de transférer les dépenses sociales publiques vers d’autres mécanismes : (1) les solidarités familiales, au risque de réinstaurer des formes de « patriarcat » ; (2) le monde associatif, autrement dit l’ « humanitaire » ; (3) les assurances privées, c’est-à-dire le « marché ». Dans les trois cas, c’est la solidarité sociale qui est perdante. L’autre solution consiste à « moderniser » l’État social, à l’apparier à la nouvelle donne économique et sociétale. Tel est le pari de l’État social dit « actif » théorisé et mis en pratique au début des années 2000 en Belgique par le socialiste Frank Vandenbroucke [8]. L’objectif n’est plus de retirer les individus du marché, mais de les inciter à y rentrer le plus vite, selon une logique d’activation et de responsabilisation. Le but est louable : il s’agit d’éviter que les individus ne s’installent dans la condition désémancipatrice d’assistés. Le problème est que, si cette logique est rationnelle dans un contexte de chômage « frictionnel » comme en Flandre (proche des 5%), elle se referme comme un piège pour les allocataires de Wallonie ou de Bruxelles, où le chômage est structurel (au-delà des 10%). La logique assurantielle fait alors place à la logique assistantielle (comme on le voit avec la dégressivité des allocations de chômage, qui font basculer des milliers d’individus de l’assurance-chômage vers le revenu d’intégration sociale) ; et la logique assistantielle elle-même mène inexorablement à la logique pénitentielle – dont le stade ultime est le monde pénitentiaire (les populations les plus pauvres sont notoirement surreprésentées dans les prisons, les EDS et les IPPJ).

 

Toutefois, il faut être de bon compte. Les objectifs des concepteurs de l’État social actif sont légitimes, notamment lorsqu’ils préconisent de faire évoluer l’État social de la réparation des accidents vers la prévention contre l’exclusion structurelle, avec comme conséquence que le public cible des politiques sociales devrait lui aussi évoluer, des travailleurs âgés vers les femmes et les jeunes. Mais si de tels objectifs sont louables, les effets du nouveau système sont critiquables. Dans le contexte néolibéral actuel, l’État social actif semble accélérer (et non freiner), sur le plan matériel la logique de remarchandisation des individus les plus faibles, et favoriser en conséquence, sur le plan symbolique, leur réencastrement dans les communautés et les identités. En outre, il impose aux travailleurs sociaux des missions de contrôle et de sanctions qui les mettent en porte à faux avec l’idée qu’ils se font de leur métier.

 

L’arrière-fond de ce passage à l’État social actif, c’est bien sûr l’augmentation des inégalités, due en grande partie à la structuration du capitalisme actuel, qui est de plus en plus un capitalisme de la rente et non du profit. L’économiste Th. Piketty a eu le mérite de montrer que les rentiers et les héritiers forment aujourd’hui l’immense majorité des riches, au détriment de la cohésion sociale mais aussi des investissements (notamment dans les secteurs de la santé et de l’environnement)[9]. C’est pourquoi il préconise une vaste réforme de la fiscalité – qui n’est toutefois envisageable qu’au niveau européen, voire mondial, ce qui la rend très peu probable dans l’état du rapport de forces actuel.

Mais quand bien une telle réforme aurait-elle lieu, que l’État social aura à affronter dans le futur de nombreux enjeux liés à l’évolution globale de la société.

Les enjeux futurs de l’État social

On peut distinguer trois types d’enjeux : (1) la transformation des risques sociaux ; (2) les conséquences de la globalisation et (3) de l’automatisation des modes de production.

1) La transformation des risques sociaux[10]

  1. La pauvreté des jeunes

Pendant la période fordiste, les personnes âgées étaient les plus exposées à la pauvreté. La tendance s’est aujourd’hui déplacée vers les jeunes et les enfants. Le nombre des – 18 ans sous le seuil de pauvreté est de 10% en Flandre, 25% Wallonie et plus de 30% à Bruxelles. C’est une tendance générale à travers l’Europe, mais accrue dans le cas de la Belgique : à PIB égal, il y a plus de pauvreté des jeunes dans chacune des trois régions de Belgique que dans les autres régions d’Europe. Et dans le cas de la Wallonie, la déprivation matérielle (ne pas pouvoir faire face à une dépense imprévue ; ne pas pouvoir se chauffer correctement, ne pas manger des protéines deux fois par jour, etc.) est accrue par comparaison à la Flandre [11].

 

C’est une situation doublement préoccupante : sur le plan humain, la pauvreté est bien plus qu’un manque de revenus, elle touche les enfants dans toutes les dimensions de leur existence  (santé, alimentation, scolarité, logement, loisirs, etc.), et provoque des sentiments de honte et d’infériorité ; sur le plan social, elle entrave très fortement les perspectives de vie adulte, tant la transmission générationnelle de la pauvreté est difficile à enrayer.

 

Le risque social n’est donc plus dans les accidents de la vie (maladie ou chômage ou vieillesse), mais dans l’exclusion structurelle et pluridimensionnelle – ce que le sociologue Robert Castel a appelé la « désaffiliation » [12].

 

  1. Féminisation du marché de l’emploi

Il s’agirait évidemment d’un phénomène positif si l’égalité femme / homme était une réalité. Or c’est loin d’être le cas. L’écart salarial est de 15%, et les femmes sont encore souvent astreintes à la « double journée ». Pouvoir concilier vie professionnelle et vie familiale est d’ailleurs le premier souhait des nouvelles générations de travailleurs. À l’avenir, nous aurons donc besoin de plus de crèches, d’horaires plus flexibles, etc., et nous devrons tendre vers un partage des rôles plus égalitaire au sein des couples (tâches ménagères, congés paternels, etc.)

 

  1. L’allongement de la durée de vie

 

Le premier problème soulevé par l’allongement de la durée de vie est évidemment la viabilité du système de retraite – « maillon faible » des mécanismes de solidarité sociale. Il n’est cependant pas sûr que l’âge légal de la retraite soit le vrai débat. Ne faudrait-il pas plutôt faire de la fin de carrière une période de transition flexible ?

 

Le second problème est la situation de dépendance d’un nombre toujours plus grand d’âgés. Alors que les dépenses de santé sont relativement stables (10,5% du PIB en Belgique), celles qui sont liées à la prise en charge des personnes âgées croissent continuellement. À l’horizon 2022, les 65+ devraient augmenter de 22% en Wallonie, pour atteindre la barre des 700.000 personnes. Le défi est énorme pour les maisons de repos et de soins (il manque 10.000 places en Wallonie d’ici 2025), mais c’est aussi une opportunité, notamment en matière d’emplois. Les métiers du care représentent l’un des seuls gisements d’emplois dans le futur.

 

2) Les conséquences de la globalisation

  1. La migration et la diasporisation de la société

Le phénomène des migrations est l’un des plus massifs, des plus évidents dans le monde d’aujourd’hui. 25 % de la population belge est « d’origine étrangère »[13], c’est-à-dire soit étrangère, soit née étrangère, soit dont un des deux parents au moins est né avec une nationalité étrangère. Autrement dit, un Belge sur quatre est directement issu de l’immigration ! Or cette réalité fait l’objet en Belgique d’une stupéfiante dénégation collective. Le résultat est que l’opinion et les politiques n’envisagent les migrations que sur le mode émotionnel, dans une oscillation permanente entre réflexe sécuritaire, xénophobe d’un côté, et réaction humanitaire, compatissante, de l’autre. La crise de l’asile de l’été 2015 l’illustre de façon tragique.

 

La seule façon de sortir de cette dénégation du phénomène migratoire est de considérer comme un investissement d’avenir, et non un coût, l’entrée sur le territoire, chaque année, de quelque 50.000 primo-arrivants (soit l’équivalent d’une ville comme La Louvière !). Autrement dit, il est temps de considérer la politique d’intégration comme faisant pleinement partie des mécanismes et des objectifs de l’État social – gageons que l’instauration récente d’un « parcours d’intégration » généralisé en est un premier jalon.

 

Seconde évidence : le modèle de l’assimilation des communautés immigrées est dépassé : la société est interculturelle, « diasporique ». Dans un monde globalisé et interconnecté, les diasporas immigrées sont en communication constante avec leurs pays d’origine. D’où la nécessité d’être d’autant plus attentif au socle de normes fondamentales sur lequel il ne faut pas transiger, car il constitue l’identité citoyenne qui nous est commune à tous : l’égalité homme/femme, la liberté d’expression, la neutralité de l’État, etc. L’équilibre entre ce socle citoyen et la multiculturalité sera d’autant plus difficile à trouver que la remarchandisation de la vie matérielle favorise le réencastrement dans les communautés d’appartenance, accroissant le risque de ghettoïsation social mais aussi culturel.

 

  1. Enjeux énergétiques et environnementaux

 

Vont enfin croître les risques sociaux et géopolitiques provoqués par (1) le dérèglement climatique, (2) la pénurie de certaines ressources, (3) la pollution provoquant des maladies respiratoires et des cancers, et (4) l’augmentation des maladies chroniques (63% des décès), qui ont dorénavant supplanté les maladies infectieuses[14]. À nouveau, le défi est ici aussi une opportunité. Quand la BCE, en janvier 2015, injecte 1000 milliards € de liquidités sur les marchés, on peut regretter l’occasion manquée de faire un grand plan d’investissement européen en matière énergétique et environnemental.

 

3) « L’emploi est mort, vive le travail !»

À l’avenir, l’emploi va continuer à se raréfier, dans des proportions telles qu’on peut se demander si nous ne vivons pas actuellement la fin de la société salariale. Nous n’avons pas encore pris la mesure des conséquences de l’automatisation et de la numérisation de la production, à la fois progrès et menace[15].

 

Progrès, car on doit se réjouir que demain, les robots remplacent le travail dans les mines, le nettoyage des égouts ou le transport routier. Mais les applications de l’intelligence artificielle automatisées et interconnectées créeront beaucoup moins d’emplois qu’elles n’en supprimeront. Certes, il faudra des ingénieurs et des techniciens pour créer ces robots. Mais si l’on invente un robot, c’est bien pour qu’il remplace trois, quatre, dix emplois. Tous les secteurs seront concernés, de la caissière de supermarché au chirurgien, du conducteur de bus au Professeur d’Université, du magasinier au pilote d’avion, de la femme d’ouvrage au notaire …

 

La défense de l’emploi est sans doute la grande hypocrisie de nos dirigeants politiques, patronaux et syndicaux. Car à long terme, c’est un combat perdu d’avance. L’emploi comme activité rémunérée par un salaire va, non pas disparaître sans doute, mais perdre sa centralité. Est-ce une catastrophe ? Oui si nous persistons à confondre travail et emploi, et si la mainmise de la finance sur l’économie se poursuit. Non si nous inventons de nouvelles formes de revenu et de travail. L’automatisation peut alors être une chance formidable pour la société. Mais pour cela, il faut déconnecter le travail de la forme « emploi ».

 

L’emploi est l’activité rémunérée par un salaire (dans 80% des cas) qui vise à encadrer et automatiser au maximum la production, dans une structure le plus souvent hiérarchisée ; tandis que le travail est l’invention incessante de savoirs-faire, de savoirs-vivre et de savoirs-penser – invention qui suppose une capacité de se désautomatiser, c’est-à-dire d’innover.

 

Le capitalisme financier/prédateur actuellement dominant a intérêt à préserver la forme « emploi », pour en faire, non plus un outil « d’exploitation » des travailleurs, mais de sélection des individus les plus rentables et (surtout) les plus dociles. C’est à ces compétiteurs conformistes qu’on réservera les rares emplois encore disponibles. L’automatisation risque alors de se refermer comme un piège : il n’y aura plus d’innovation ; nous serons nous-mêmes transformés en machines dociles affectées à l’entretien des machines. Nous serons jetables, comme les outils. Le sentiment d’être jetable, d’être utilisé puis poubellisé, c’est déjà ce que ressentent beaucoup de travailleurs. Dynamique autodestructrice, qui finira par tarir ce qui est la source de la richesse : (1) la créativité de ceux qui ont le temps et le droit d’inventer, de se former et (2) la coopération informelle de ceux qui échangent, discutent, etc.

 

Pour échapper à ce destin, il faudra instituer d’autres types de revenus que le salaire. Certains plaident pour une « allocation universelle » [16]. Je préfère pour ma part la formule du « revenu collaboratif », où l’emploi reste la source de revenus de référence, mais où tout individu qui perd son boulot ou veut le quitter (temporairement ou définitivement) a droit à un revenu pour lui permettre de se former, se réorienter, réaliser des projets associatifs, créatifs, etc., bref développer ses « capacités ». C’est le modèle des « intermittents du spectacle ». Ainsi serait rémunéré tout le « travail » collaboratif, informel, que nous effectuons quand nous nous formons ou nous engageons pour une cause, quand nous voyageons, discutons, créons, etc. L’automatisation est alors une chance : quand nous serons libérés des tâches automatisées, dorénavant exécutées par des robots, nous pourrons alors vraiment travailler, c’est-à-dire faire ce qui nous procure le plus de plaisir : nous dés-automatiser, inventer, créer.

 

Conclusion

 

Comme on le voit, la transformation de la société impose de repenser de fond en comble les missions de l’État social, et donc aussi celles des travailleurs sociaux. En effet, les situations d’exclusion structurelle où se trouvent nombre de jeunes n’imposent-elles pas de remettre en cause l’approche par « silos » qui domine aujourd’hui, au profit d’une approche décloisonnée, intégrant les dimensions emploi, école, famille ? De même, les défis de l’interculturalité ne nous amènent-ils pas à privilégier une approche territoriale de l’intervention sociale – à tout le moins une mise en cohérence territoriale de celle-ci ? Enfin, si l’objectif reste bien l’émancipation des individus, comment faire en sorte que ces derniers soient réellement coacteurs de leur émancipation ; comment substituer le travail avec autrui au travail pour autrui ?

 

Face à l’injonction d’efficience et de contrôle qui leur est faite, comment les travailleurs sociaux peuvent-ils passer de la résistance éthique à la création d’un espace « politique » pour recenser et croiser les pratiques innovantes ? Ne serait-il pas opportun d’organiser des « États généraux du travail social », comme cela a été fait en France ? [17]

 

C’est dans cette perspective élargie, permettant quand même quelque optimisme, que je propose d’envisager de sortir de la dialectique « négative » que l’on constate aujourd’hui entre inégalités sociales et tensions identitaires, et qui me semble être à la source des inquiétudes et des souffrances éprouvées par nombre de travailleurs sociaux.

 

 

Edouard Delruelle

Professeur à l’Université de Liège – MAP/UR de philosophie politique

[1] François Ewald, L’Etat-Providence, Grasset, 1986.

[2] Sur ce point, je suis les analyses de Christophe Ramaux, « Quelle théorie pour l’Etat social ? Apports et limites de la référence assurantielle. Relire François Ewald 20 après L’Etat-Providence », in Revue française des affaires sociales, 2007/1, n°1, p.13-34.

[3] Gosta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’État-Providence. Essai sur le capitalisme contemporain (1990), PUF, 1999.

[4] Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution (2005), La Découverte, 2011.

[5] Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2012, p.77.

[6] T.H. Marshall, Citizenship and Social Class (1950), Pluto Press, 1992.

[7] François Dubet, Les places et les chances. Repenser la justice sociale, Seuil, 2010.

[8] Frank Vandenbroucke, The Active Welfare State Revisited (2012) ; cf. aussi Bruno Palier, « Vers un Etat d’investissement social. Pistes pour une redéfinition de la protection sociale », in Informations sociales, 2005/8 – n° 128, pp. 118-128

[9] Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013.

[10] Je suis ici les analyses de Gosta Esping-Andersen & Bruno Palier, Trois leçons sur l’Etat-Providence, Seuil, 2008.

[11] A-C. Guio et C. Mahy, Regards sur la pauvreté et les inégalités en Wallonie, Working Paper de l’IWEPS, n°16, septembre 2013.

[12] Robert Castel, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation » in Jacques Donzelot (dir.), Face à l’exclusion, le modèle français, Éditions Esprit, 1991, p. 137-168.

[13] Avec cependant d’énormes disparités entre Bruxelles (66%), la Wallonie (28%) et la Flandre (16%).

[14] Sur les liens entre Etat social et défis énergétiques et environnementaux, cf. Eloi Laurent, Le bel avenir de l’Etat-Providence, Les Liens qui Libèrent, 2014.

[15] Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, Fayard, 2015 ; L’emploi est mort, vive le travail! Entretien avec Ariel Kyrou, Fayard/Mille et une Nuits, 2015.

[16] Entre autres Jean-Marc Ferry, L’allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, 1995 ; Van Parijs & Yannick Vanderborght, L’Allocation universelle, La Découverte, 2005.

[17] On consultera le Rapport de la Députée Brigitte Bourguignon, Reconnaître et valoriser le travail social. Mission de concertation relative aux Etats généraux du travail social, disponible sur Internet.

11 janvier 2016|Accueil, Articles & Conférences|