Les riches pensent aux pauvres et cela nous rend joyeux

Chronique du 30 novembre 2011, RTBF/La Première

Voilà un conte de Noël comme les médias en raffolent : à Liège, de généreux mécènes, qui sont restés anonymes, ont donné à une association « Sans Logis » une somme de 3 millions d’euros pour la construction d’un nouveau bâtiment pouvant accueillir 64 sans-abri.

Le jour même où nos dirigeants, sous la pression des marchés, essayaient de faire passer la pilule amère de l’austérité budgétaire, voilà 3 millions d’euros déposés au pied du sapin d’une petite association de quartier. « Au départ, je n’y ai pas cru, a expliqué Manuel Luis Lopez, le président de l’association. Les gens pensent aux pauvres et cela nous rend joyeux », a-t-il déclaré à la presse.

Les esprits chagrins diront que si les richesses étaient mieux réparties, il n’y aurait pas tant de sans-abris. Il y a aussi ce comité de quartier qui proteste contre l’afflux de pauvres que ce centre d’accueil flambant neuf va drainer dans les alentours. 64 pauvres en plus dans le voisinage, quelle infection ! Mais fi des grincheux, savourons ce joli conte de Noël : « les riches pensent aux pauvres et cela nous rend joyeux ».

Nous sommes ici au cœur d’un des plus grands mystères de la vie en société : l’énigme du don. Mystère moral, psychologique, car de deux choses l’une : soit le don appelle le contre-don – je vous invite à dîner, et vous me réinviter en retour-, mais alors ce n’est pas vraiment un don car il y a échange, donnant-donnant – en vous invitant, je savais que vous me réinviteriez. Un vrai don est un don pur, sans contrepartie.

Mais si je vous couvre de cadeaux sans raison, Marie-Laure, vous allez trouver ça bizarre – et votre mari aussi -, ou vous allez penser que je veux vous écraser de ma suffisance, et donc je ne le ferai pas. Le don pur détruit le don, et donc nous voilà ramenés à l’échange, au donnant-donnant, qui n’est pas un vrai don …

Énigme du don, exposée par le sociologue Marcel Mauss dans un livre fameux « L’essai sur le don » (1922)  : dans la vie en société, il y a comme une obscure obligation morale de donner -sinon personne ne s’inviterait à dîner le samedi ou le soir de Noël-, mais une obligation tout aussi obscure d’accepter un don – refuser une invitation ou un cadeau, c’est très inconvenant -, et une obligation morale encore plus impérative de rendre ce qui a été donné -ne pas rendre, ne pas réinviter, c’est encore plus inconvenant.

Mais le pire, c’est quand le donataire est mis dans l’impossibilité de rendre au donateur. Or, c’est exactement le cas de notre association : elle reçoit 3 millions d’euros sans pouvoir faire le moindre contre-don, puisque les généreux mécènes ont voulu rester anonymes, pour bien montrer, sans doute, qu’ils étaient totalement désintéressés, qu’ils ne faisaient pas cela pour la gloriole, pour la reconnaissance sociale.

Mais de ce fait, ils ont rendu impossible toute réciprocité, mettant le président de l’association « Sans logis » dans le plus grand embarras moral : « nous sommes incapables d’exprimer la reconnaissance que nous ressentons. Nous ne pourrons jamais matériellement rendre ce don, même en partie infime ».

D’où le secret espoir de Manuel Luis Lopez : « nous serions très heureux qu’un jour peut-être quelqu’un pourra le faire -rendre ce don- d’une quelconque manière ». Manuel espère une sorte de miracle : un jour quelqu’un, sans même en être conscient, mû par la Providence, rendra à ces mécènes anonymes une part de ce qu’ils ont donné ! Le social touche au mystique, la gestion de la précarité flirte avec l’espérance christique !

Drôle d’époque qui croule sous les dettes et sous les dons, époque de toutes les démesures, celle du cynisme et de la charité, mais qui s’accroche à cette ultime certitude : « les riches pensent aux pauvres et cela nous rend joyeux »…

 

9 janvier 2014|Chroniques & Opinions|