Communication au colloque « L’actualité du Tractatus de Spinoza et la question théologico-politique » organisé par l’Université Libre de Bruxelles, du 23 au 25 janvier 2013
C’est dans un petit ouvrage publié en 1974, Eléments d’autocritique, que l’on trouve sous la plume de Louis Althusser la formule « nous avons été spinozistes » : « Nous n’avons pas été structuralistes (…). Nous pouvons bien, maintenant, avouer pourquoi : (…) nous avons été coupables d’une passion autrement forte et compromettante : nous avons été spinozistes » [ref]Louis Althusser, Eléments d’autocritique, in Solitude de Machiavel, PUF, ActuelMarx, p.181.[/ref]. Qui ce « nous-spinozistes » désigne-t-il ? Tout à la fois, sans doute, Althusser lui-même ; ses collaborateurs proches (disons : les coauteurs de Lire le Capital) ; la galaxie plus large des althussériens ; et peut-être aussi, allusivement, le « groupe Spinoza » (groupe politico-théorique semi-clandestin qu’Althusser constitua en 1967, après avoir été désavoué par le Parti Communiste au profit de la ligne humaniste de Roger Garaudy). Althusser « avoue » son spinozisme sur un mode parodique, comme s’il se trouvait devant on ne sait quel tribunal intellectuel imaginaire, précisant, comme pour s’innocenter aussitôt, que son spinozisme est foncièrement hérétique – « mais être spinoziste hérétique fait presque partie du spinozisme, si le spinozisme est bien l’une des plus grandes leçons d’hérésie de l’histoire » [ref]Ibid.[/ref].
Eléments d’autocritique n’est pas un très bon texte. Y transparaissent la peur d’Althusser devant l’ébullition politique de Mai 68, et une tentative un peu pathétique de reprendre la main alors que la vague structuraliste commence à refluer. En fait d’autocritique, il s’agit plutôt d’une autojustification. Althusser ne cède rien sur les deux thèses qui l’ont fait mondialement connaître : la « coupure épistémologique » et « l’antihumanisme théorique ». Il reconnaît une « erreur », ou plutôt une « déviation » à laquelle il donne le nom de « théoricisme » – « déviation théoriciste », scientiste, dont la cause serait donc, non pas le structuralisme comme tout le monde le croit, mais le spinozisme. Mais c’est une parodie de tournant philosophique. Car il apparaît aussitôt, dans le texte, que l’antidote des althussériens contre tout théoricisme, c’est … Spinoza lui-même, puisque la philosophie de Spinoza ne cesse d’y être présentée comme philosophie pratique, comme expérience, production, poïésis émancipatrice. Texte irritant, mais malgré tout décisif pour comprendre « l’aventure de la philosophie française » des années 60 et 70 [ref]Alain Badiou, L’aventure de la philosophie française, La Fabrique, 2012.[/ref]. Si je me suis proposé de parler de la place de Spinoza dans le marxisme français, ici et maintenant, en 2013 à l’occasion d’un colloque sur « l’actualité du Tractatus », c’est parce que ce qui caractérise cette séquence prodigieuse de la philosophie française, ce qui fait son originalité, sa grandeur, consiste, je crois, dans une certaine pratique philosophique, une certaine conception de la philosophie comme pratique (et notamment comme pratique politique), dont la référence à Spinoza a peut-être été le pivot – bien plus que la fameuse triade des « Maîtres du soupçon », Marx-Nietzsche-Freud, à laquelle on la réfère rituellement à la suite de Paul Ricoeur.
Pourquoi avoir été spinoziste, alors qu’on est marxiste ? Il fallait faire un « détour » par Spinoza, explique Althusser, pour « voir un peu plus clair dans le détour de Marx par Hegel » [ref]Louis Althusser, Eléments d’autocritique, in Solitude de Machiavel, PUF, ActuelMarx, p.183.[/ref]. Un détour sur un détour, en quelque sorte, pour mieux comprendre la radicalité du matérialisme de Marx par rapport à Hegel. « Spinoza nous faisait percevoir le défaut de Hegel » [ref]Ibid., p.186.[/ref], qui est de ne pas aller jusqu’au bout d’une philosophie de l’immanence, Hegel conservant la dialectique d’un Telos (Fin), donc d’un Sujet certes supra-individuel, mais d’un Sujet quand même, se réalisant comme Esprit à travers l’histoire. Spinoza, en désautorisant par avance le couple Sujet / Fin, révélait le caractère mystificateur de la vérité selon Hegel – une vérité qui est dépassement (négation de la négation) du moment qui la précède ; alors que chez Spinoza, le vrai est produit, à la fois résultat d’un travail conceptuel, et lui-même production, transformation de notre rapport au monde. Certes, concède Althusser, « il manquera toujours à Spinoza ce que Hegel a donné à Marx : la contradiction » [ref]Ibid., p.188.[/ref], et c’est pourquoi il fallait revenir à Marx, pour éviter la déviation théoriciste qui fétichise l’opposition entre science et idéologie et oublie la lutte des classes.
Comme on sait, parmi ceux qui ont été spinozistes auprès d’Althusser, beaucoup vont le rester et même devenir, sans renier leur filiation marxiste, des spécialistes patentés de Spinoza. Du tout premier cercle, Pierre Macherey et Etienne Balibar. Parmi ses élèves proches, André Tosel et Bernard Pautrat. Même si toute la galaxie althussérienne ne s’est pas orientée vers Spinoza, loin s’en faut, ce n’est pas un hasard si des thématiques spécifiquement spinozistes (l’ontologie de l’immanence, les genres de connaissance, la religion, le théologico-politique) sont dominantes chez Jean Robelin, Dominique Lecourt, François Regnault, Jean-Pierre Osier, etc. On sait en outre qu’Althusser invita Alexandre Matheron et Gilles Deleuze à son séminaire, et que Bernard Rousset présida son jury de thèse sur travaux à Amiens en 1975.
Spinoza sera donc beaucoup plus qu’un « détour » pour un certain marxisme français ; il sera même, je crois, un point focal pour une grande partie de la philosophie française de cette époque. Mais en quoi exactement Spinoza a-t-il été décisif ?
Je ne pense pas que Spinoza ait été réellement déterminant dans l’élaboration d’une ontologie vitaliste de l’immanence, par opposition aux philosophies du sujet (ontologie de l’immanence que le « dernier Althusser » va radicaliser dans son « matérialisme de la rencontre » [ref]« Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », in Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques, t. I, Stock/IMEC, 1994.[/ref]). Pour un philosophe formé à l’école française, ce vitalisme existentiel était d’abord accessible chez Bergson. Quant à la fameuse « coupure épistémologique », Althusser lui-même reconnaît qu’elle doit plus à Bachelard et Canguilhem qu’à Spinoza [ref]Althusser reconnaîtra explicitement sa dette à l’égard de ce dernier (Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, Stock/IMEC, 1992, p.207.). Si Althusser doit quelque chose à Spinoza, ce n’est donc ni son vitalisme de l’immanence, ni son rationalisme épistémologique. Selon Badiou, le vitalisme existentiel (Bergson) et le conceptualisme des intuitions (Bachelard) sont les deux sources majeures de la philosophie française du 20e siècle. Elles se croiseront dès les années 50 chez Sartre et Merleau-Ponty, puis dans les années 60 chez Althusser, Foucault, etc., dans la question du sujet, « parce qu’un sujet est finalement ce dont l’existence porte le concept » (Alain Badiou, L’aventure de la philosophie française, La Fabrique, 2012, p.19).[/ref]. Sur ces deux thématiques, Spinoza a davantage joué un rôle de confirmation ou de validation, que de réelle inspiration.
Spinoza a surtout été déterminant, je crois, pour définir une certaine pratique philosophique, un certain éthos philosophique ou philosophico-politique, contre la tradition idéaliste allemande qui conçoit elle la philosophie comme système, architectonique, entreprise fondationnelle. C’est l’expérience philosophique qui est en jeu, ni plus ni moins. Althusser l’énonce clairement : chez Spinoza, « nous avons cherché et cru discerner à quelles conditions une philosophie pouvait (…), par le dispositif théorique de ses thèses, bref par ses positions, produire des effets propres à servir le matérialisme. De là, on s’en doute, quelques lumières sur ce que peut bien être la philosophie (…) » [ref]Louis Althusser, Eléments d’autocritique, op.cit., p.184.[/ref].
« Des lumières sur ce que peut bien être la philosophie » … C’est dans la théorie des genres de connaissance qu’Althusser va naturellement trouver ces lumières :
- Avec le premier genre de connaissance, Spinoza est d’abord crédité d’avoir élaboré, dit Althusser, « ce qui est sans doute la première théorie de l’idéologie » [ref]Ibid., p.185.[/ref]. Théorie supérieure à celle de Marx, qui conçoit l’idéologie sur le mode représentatif, comme le reflet inversé du monde matériel, alors que chez Spinoza, l’idéologie (le premier genre de connaissance) est tout autre chose qu’une représentation ou même une connaissance, c’est un monde, le monde vécu, l’élément dans lequel nous sommes toujours-déjà embarqués.
Si le premier genre de connaissance est un « monde », cela signifie qu’un phénomène comme la religion doit être envisagé :
- non seulement comme un ensemble de croyances, de représentations, mais aussi comme un certain dispositif pratique composé de rites, de gestes, d’objets, bref comme un monde matériel ;
- non pas comme une pure illusion (« opium du peuple »), mais comme un mode d’expression, certes mutilé et confus, mais consistant, positif, de notre puissance d’agir et de penser. Le « monde » de la religion, du premier genre de connaissance en général, bien qu’opaque, a donc sa positivité propre, irréductible.
- Que notre monde vécu nous soit opaque entraîne l’idée que toute connaissance se construit par rupture, coupure, avec les représentations inadéquates, au profit de représentations plus adéquates. La connaissance n’est pas suppression ni dépassement dialectique de l’idéologie, mais transformation de notre rapport vécu à ces idées. Entre le premier et le deuxième genre de connaissance, il n’est pas vraiment question de passage d’un monde à un autre, ni même d’une connaissance à une autre, mais d’une production de connaissance qui est en même temps transformation de mon rapport à moi-même et au réel.
Jusqu’ici, marxisme et spinozisme convergent plus ou moins harmonieusement. Mais évidemment, avec le troisième genre de connaissance, les choses se compliquent furieusement, tant il apparaît comme le comble de la déviation théoriciste, incompatible avec les réquisits du matérialisme historique. Et pourtant, Althusser va se réapproprier le troisième genre de connaissance [ref]Il est donc trop court de dire, comme François Matheron, qu’Althusser ne « disposait pas d’une théorie spinoziste du troisième genre » (François Matheron, « Louis Althusser ou l’impure pureté du concept », in Jacques Bidet et Eustache Kouvélakis, Dictionnaire Marx contemporain, PUF 2001 ; publié sur le site HyperSpinoza 8 mars 2004, mis à jour le 10 mai 2004).[/ref], maintenant l’idée qu’il existe, par-delà l’idéologie (premier genre de connaissance) et la science (deuxième genre de connaissance), une expérience proprement philosophique de la pensée comme contact pratique avec le réel.
Cette expérience philosophique de la pensée prend corps dans la différence qu’opère Althusser entre « objet de connaissance » et « objet réel » : objet pensé, représenté, d’un côté, et objet existant en dehors de la pensée, d’un autre côté – objet « réel » qui, avant comme après le procès de connaissance, reste extérieur à l’esprit [ref]On se reportera entre autres à la « Soutenance d’Amiens » (1975), in Louis Althusser, op.cit., p.217-223.[/ref]. « L’extériorité de cet objet réel est affirmée en même temps qu’est affirmé le caractère propre du procès de connaissance » [ref]Ibid., p.220.[/ref]. Procès qui disqualifie les représentations, les signifiants transitoires de l’objet réel, mais qui fait signe vers lui, vers sa singularité même. Althusser fait grand cas de la formule « verum index sui et falsi » (le vrai s’indique lui-même et indique le faux ») [ref]La formule se trouve dans une lettre à Burgh (Correspondance, trad.Rovere, Flammarion, 2010, p.372). Althusser la cite de préférence à celle, canonique, qu’on trouve dans l’Ethique (II,43) : « veritas norma sui et falsi » (« la vérité est norme d’elle-même et du faux »), parce que dans la lettre à Burgh, il est précisément question du vrai (verum) et non de la vérité (veritas) (ma dette va ici aux analyses pénétrantes d’Eva Mancuso, « Indications sur un détour. Les rapports entre Althusser et Spinoza », mémoire de Master en philosophie, Université de Liège, 2012, p.42 sq.).[/ref] – formule qui invalide toute juridiction transcendantale de la vérité, puisqu’à proprement parler, la vérité n’existe pas, mais il y a du vrai produit, fabriqué, structuré par la pensée en acte. Mais si la pensée travaille non pas sur l’objet réel, mais sur ses formes transitoires, par décalages, ruptures, elle atteint néanmoins ce qu’Althusser appelle un « concret-de-pensée », c’est-à-dire la saisie de l’objet réel dans sa singularité et son universalité. Mais problème : si le réel est ce dehors que la pensée n’est pas, pourquoi affirmer que la pensée comme expérience est la saisie de l’objet réel ?
Paradoxalement, c’est en ce point oxymorique, selon mon analyse, que marxisme et spinozisme se rejoignent. Pour le philosophe politique qu’est Louis Althusser, qu’est-ce que saisir en pensée l’objet réel ? C’est accéder à l’intelligibilité directe et transparente de la conjoncture, de l’historicité. Le « concret-de-pensée », c’est la conjoncture politique telle que je peux la saisir dans sa singularité historique, par-delà les représentations idéologiques qui me la rendaient opaque, mais aussi par-delà la posture scientifique qui ne la construit que comme « objet de connaissance ». En fait, la pensée consiste en un travail de décalage par rapport à ce qui n’est pas elle-même, en un écart irréductible avec ce « dehors », cet « autre », qui ruinent toute prétention de la pensée à s’auto-fonder. Dans ce mouvement de se décaler indéfiniment en extériorité, qui me transforme et me libère, la pensée fait l’expérience concrète, vitale, à la fois affective et rationnelle, de ce réel.
Pour faire sentir ce qu’Althusser vise ici, on me pardonnera de m’appuyer sur ses textes autobiographiques et sa correspondance privée (souvent écartés comme philosophiquement peu fiables par les commentateurs). Dans L’avenir dure longtemps, Althusser dit avoir compris le Traité théologico-politique comme « l’exemple le plus éclairant mais aussi le plus méconnu de la connaissance du troisième genre, la plus haute, qui fournit l’intelligence d’un objet à la fois singulier et universel : celle de l’individualité historique singulière d’un peuple, celle du peuple juif » (« lecture, reconnaît-il, assez hégélienne de Spinoza ») [ref]Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, Stock/IMEC, 1992, p.242. L’argument est déjà présent, presque dans les mêmes termes, dans la « Soutenance d’Amiens » (1975), in Louis Althusser, op.cit., p.218.[/ref]. Dans une lettre à Franca, il évoque Spinoza, Marx, Nietzsche, Freud, « qui ont dû, nécessairement, avoir (un contact à vif avec des réalités profondes) pour pouvoir écrire ce qu’ils ont laissé : autrement je ne vois pas comment ils eussent pu soulever cette couche énorme, cette pierre tombale qui recouvre le réel, pour avoir avec lui ce contact direct qui brûle encore en eux pour l’éternité » [ref]Lettre à Franca, 21 février 1964, in Louis Althusser, Lettres à Franca, Stock-IMEC, 1998, p.524.[/ref]. Ce contact direct avec le réel n’est pas une sorte de saut mystique de la pensée hors d’elle-même, mais, comme il l’explique dans une autre lettre, un contact qui s’effectue dans le toucher de la pensée avec elle-même et avec le monde – un contact avec le réel, avec la vie, privilège des vrais penseurs, contact qui serait « commandé et déterminé de loin par leur mode de contact avec les choses ordinaires de la vie, c’est-à-dire leur propre contact avec leur propre équilibre – ce qui prouve qu’il n’y a pas deux types de rapports avec le réel (rationnel et affectif), mais un seul » [ref]Lettre à Franca, 23 octobre 1962, in Louis Althusser, Lettres à Franca, op.cit., p.257.[/ref]. Voilà ce qu’est la philosophie pour Althusser : la saisie du réel, de l’historicité, qui s’indique dans la saisie de la pensée par elle-même [ref]Sur l’importance de la notion d’indice, d’indication chez Spinoza et Althusser, voir à nouveau l’apport décisif d’Eva Mancuso, op.cit.)[/ref]. Tout travail de la pensée sur elle-même, même le plus modeste (« ah, je ne voyais pas les choses comme ça, je croyais savoir mais non cela se passe autrement »), anticipe en quelque sorte ce contact vif avec le réel – ce qui explique à la fois que personne ne puisse prétendre parler depuis le troisième genre de connaissance (car il est impossible de représenter, signifier le réel lui-même), mais que ce « concret-de-pensée » est néanmoins accessible et transmissible à tous (du moins en droit), à une condition : faire de la philosophie, désirer la sagesse. Le troisième genre de connaissance, tel qu’Althusser le reformule (en résonnance avec la conception lacanienne du Réel), c’est la philosophie comme expérience vitale, la philosophie comme expérience du réel-même tel qu’il est saisi, intuitionné par le cycle infini de la connaissance.
Si je force peut-être la pensée d’Althusser en la créditant de quelque chose comme un troisième genre de connaissance, je ne lui fais pas violence. Il lui importait de montrer que cette expérience vitale de la pensée n’était ni celle du savant ni celle du militant, mais celle du philosophe, par-delà l’opposition entre théorie et pratique. Dans L’aventure de la philosophie française, Alain Badiou décrit comment s’opère « la bascule, à partir de 1968, d’une position scientiste qui fétichise les concepts, à une position praticiste, qui fétichise l’action et les idées immédiates de leurs acteurs » [ref]Alain Badiou, op.cit., p.233.[/ref] – bascule qui, on l’a vu, est tout l’enjeu des Eléments d’autocritique. Badiou montre comment lui et Jacques Rancière, après avoir été tous deux très proches d’Althusser, vont s’en séparer en empruntant des voies divergentes : Badiou en assumant crânement l’héritage althussérien de la philosophie comme savoir, comme contact incandescent avec le réel – réel idéel et concret qu’il nomme « fraternité » [ref]« Dans les termes de Lacan, l’égalité est l’imaginaire, la liberté est le symbolique et la fraternité est le réel » (Alain Badiou, Le siècle, Seuil, 2005, p. 146), car « la fraternité n’est pas représentable » (p.155). Même si le réel chez Badiou emprunte surtout à Lacan, on ne peut nier l’écho qu’il fait au troisième genre de connaissance spinoziste ( « le réel se rencontre, se manifeste, se construit, mais ne se représente pas » (p.155).[/ref] ; Rancière en se démarquant spectaculairement d’Althusser [ref]Jacques Rancière, La leçon d’Althusser (1974), La Fabrique, 2012.[/ref] au profit d’une conception agonistique du savoir comme expérience locale, égalitaire, transitoire, que les ignorants font de leur propre émancipation [ref]Voir notamment Le Maître ignorant : Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard 1987.[/ref].
L’on pourrait aller plus loin et montrer que les deux philosophes qui vont dominer la scène philosophique française à partir des années 70, Jacques Derrida et Michel Foucault, eux aussi anciens collaborateurs d’Althusser à l’ENS, n’ont eu de cesse de reformuler à leur manière l’idée althussérienne de la philosophie comme décalage de la pensée par rapport à elle-même. Foucault va certes dénoncer le savoir comme dispositif de pouvoir ; mais ne prolonge-t-il pas Althusser quand il dit de la philosophie qu’elle est un travail sur nous-mêmes, une expérience de et sur nos propres limites, pour transformer notre rapport à nous-mêmes et au monde ? [ref]Voir par exemple le texte « Qu’est-ce que les Lumières ? », in Michel Foucault, Dits et écrits, n°339, Quarto-Gallimard, 2001.[/ref] Derrida, de son côté, n’adhérera jamais à la thèse de la coupure épistémologique, pas plus qu’à la distinction entre objet de science et objet réel [ref]Jacques Derrida, Politique et amitié, Galilée, 2011. « Et sans cesse j’avais envie, non pas de faire des objections, mais de demander : « Vous devez ralentir. Qu’est-ce qu’un objet ? Qu’est-ce qu’un objet de science ? ». Leur discours me paraissait céder à un scientisme « nouvelle manière », mais j’étais paralysé » (p.24).[/ref]; mais qu’est-ce que la philosophie selon Derrida, sinon la différence à soi de la pensée, l’écart entre la pensée et elle-même (« différance », détour, anticipation, trace, écriture) ?
On peut donc faire l’hypothèse que le devenir de la philosophie française s’est joué, pour une part essentielle, dans l’appropriation althussérienne de la philosophie spinoziste. Pour les philosophes marxistes français, la question est finalement la suivante : quel chemin emprunter pour arriver au communisme – dont j’emprunte à Balibar la définition suivante : « changer le monde de façon à nous transformer nous-mêmes » [ref]Etienne Balibar, « Les questions du communisme », colloque « Communism, A New Beginning ? », New York, octobre 2011. Version française accessible sur le site du CIEPFC : http://www.ciepfc.fr/spip.php?article307.[/ref]? En schématisant, en caricaturant même, on peut dire qu’il y a deux réponses possibles à cette question : soit il faut d’abord changer le monde pour pouvoir nous transformer nous-mêmes, et alors la voie pour arriver au communisme, c’est la démocratie ; soit il faut d’abord nous transformer nous-mêmes pour pouvoir changer le monde, et alors la voie pour arriver au communisme, c’est la philosophie. Bien sûr, on dira qu’il faut les deux, la démocratie et la philosophie, changer le monde et se transformer soi-même. Mais on ne peut nier qu’entre les deux pôles, il y a tension :
- soit le communisme, c’est la démocratie, c’est-à-dire une certaine manière de changer le monde, ce qui suppose d’accepter la logique et les contraintes de ce « monde » dans lequel nous sommes embarqués (qui se dit dans le langage de Spinoza : « premier genre de connaissance » ; dans celui de Marx : « idéologie »). Etre communiste, c’est vouloir changer ce monde-ci au nom d’un idéal, qui est toujours une image, un signifiant (une idée confuse et mutilée) ; c’est orienter les ressources passionnelles du premier genre de connaissance vers la joie et l’espoir, mais en assumant qu’il ne peut y avoir de société sans loi, sans récit, sans quelque Tiers symbolique qui « interpelle » les individus en sujets; cela suppose aussi d’accepter qu’il puisse y avoir conflit entre les idéaux, pluralisme des opinions, des croyances et des signifiants, donc le communisme n’est pas une science au sens spinoziste du terme ;
- soit le communisme, c’est la philosophie : pour changer le monde, il faut d’abord se transformer soi-même, ou plus exactement nous transformer nous-mêmes, en faisant l’expérience de la fraternité, mais d’une fraternité particulière, un communisme des sages unis par l’amour inconditionné des autres et du monde (« amour intellectuel de Dieu »). Ce communisme est alors tout autre chose que la démocratie : il est au-delà de tout conflit des interprétations et des idéaux, au-delà de tout pluralisme idéologique, c’est une coupure existentielle avec tout monde transi par des lois, récits, images sous la juridiction de quelque Tiers symbolique ; c’est l’expérience d’une communauté dont les sujets « s’auto-interpellent » en quelque sorte [ref]Je suis ici une suggestion de Balibar au sujet du communisme de Badiou : « chez Badiou la tentation est très forte de penser que les sujets communistes sont des sujets « absolus » ou, comme il dit, sans « objet » – ce qui le conduit à penser (ou à croire) que leur subjectivation n’est pas une dépendance, causée par le signifiant communiste qu’ils élèvent à la place de l’Absolu ». Selon Balibar, cela revient à poser que « l’engagement communiste et lui seul produirait de l’autonomie (ce qu’on pourrait appeler une auto-interpellation des sujets) ». Chez Badiou, il semble donc qu’il y ait identification (ou confusion) de l’engagement philosophique (comme expérience subjective absolue) à l’engagement politique communiste lui-même. Autrement dit, la différence que j’établis ici, à partir de Spinoza, entre démocratie et philosophie, est précisément annulée chez Badiou, ce qui explique sans doute cette sorte de « précipité » que l’on trouve constamment chez lui entre « idée » philosophique et prise de position politique.[/ref].
Cette tension entre changer le monde et se transformer nous-mêmes est au cœur de la pensée d’Althusser ; elle est aussi, je crois, au cœur de toute l’aventure de la philosophie française des années 60 et 70. Mais n’est-elle pas aussi au cœur de la pensée de Spinoza lui-même ? Le Tractatus, en particulier, n’est-il pas traversé par cette tension entre démocratie et philosophie, entre un projet de réforme politique de l’Etat et une tentative d’initiation à la sagesse « communiste » ?
C’est ainsi, pour mon compte, que j’ai lu et compris le très beau livre d’André Tosel, toujours d’actualité, Spinoza ou le crépuscule de la servitude [ref]André Tosel, Spinoza ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité Théologico-Politique, Aubier, 1984.[/ref]. Tosel montre admirablement que pour Spinoza, la philosophie est bel et bien une pratique, mais que dans le cas du Tractatus, cette pratique n’est pas tant dans le contenu de l’ouvrage (car de ce point de vue, répète Tosel, le TTP ne fait que redoubler l’Ethique) que dans sa dimension « performative », dans le geste, d’une audace inouïe, qui consiste à écrire et à publier un tel livre dans de telles conditions. Que fait pratiquement Spinoza, en tant que philosophe, en écrivant le TTP ? Quel effet cherche-t-il à produire sur ses lecteurs ? Quels lecteurs ?
Le Tractatus, on le sait, c’est d’abord un livre de lutte, un livre contre la superstition et les mécanismes de servitude qu’elle provoque. Spinoza veut transformer l’esprit de son lecteur, lecteur des Ecritures, en le faisant passer d’une lecture « miraculeuse » productrice de pratiques d’exclusion et de soumission, à une lecture « rationnelle » productrice de pratiques de justice et de charité. Mais pour opérer ce passage d’une religion d’extériorité à une religion d’intériorité, Spinoza veut convaincre son lecteur qu’il doit aussi changer son rapport au texte lui-même, en en faisant un objet de connaissance auquel s’appliquent les règles « objectives » de la critique historique.
Son message, Spinoza l’adresse concrètement à deux publics : d’une part aux dirigeants républicains, pour qu’ils poursuivent leur politique de laïcisation de l’Etat à l’égard du religieux ; d’autre part aux Chrétiens évangéliques, pour qu’ils se réapproprient le noyau moral de la Révélation, celui de l’espérance en un monde de justice et de charité. Le TTP, écrit Tosel, « unit deux formes de rationalisme, la raison politique de l’Etat souverain et la raison morale des libres croyants » [ref]Ibid., p.87.[/ref].
Ainsi énoncé, le TTP est un plaidoyer pour la démocratie. Le « communisme » de Spinoza est le passage d’un monde régi par la crainte de Dieu à un monde régi par l’espoir, une révolution intra-imaginative sous l’impulsion de l’Etat et du Parti des Chrétiens tolérants. Mais le TTP, insiste Tosel, est plus que cela. C’est aussi, et avant toute chose, une introduction à la philosophie [ref]Ibid., p.8.[/ref]. Spinoza s’adresse à ceux qui sont en désir de philosophie, ou qui pourraient l’être si on leur faisait sentir que ce désir les travaille déjà. Il déconseille d’ailleurs explicitement la lecture de son livre aux non-philosophes [ref]« A ceux qui ne sont pas philosophes, je ne recommande point mon traité, car je n’ai aucune raison qu’il puisse leur plaire (…). Je préférerais leur voir ignorer cet ouvrage, plutôt qu’exercer leur malveillance, en y appliquant une interprétation qui serait erronée, d’après leur coutume invariable » (Préface).[/ref]. Spinoza n’écrit pas pour n’importe quels politiques, même républicains, mais pour ceux qui veulent « construire, en continuité avec la nouvelle science de la nature, une science de la nature humaine, éthique et politique » [ref]Ibid., p.95.[/ref]; ni pour n’importe quels libres croyants, mais pour ceux qui sont déjà en voie de conversion du spiritus en intellectus, de la foi subjective en Dieu à la connaissance objective du Dieu-nature.
Or, la condition pour enclencher un tel processus philosophique, c’est que la religion soit posée comme « objet de connaissance » – geste éminemment subversif, transmissible à une élite seulement, ce qui oblige Spinoza à chiffrer son message, à user de « l’art d’écrire » (Tosel avalise sur ce point la lecture du TTP de Leo Strauss) [ref]Voir le « chapitre II, Superstition et lecture », op.cit.[/ref]. Mais à partir du moment où le philosophe s’est dépris de la croyance en la posant en objet de connaissance, il est emporté dans une dynamique émancipatrice qui le mène naturellement à « l’amour intellectuel de Dieu ». Manifeste pour la philosophie, le Tractatus promet aux hommes la libération par la béatitude.
C’est pourquoi André Tosel opposera une courtoise mais ferme fin de non-recevoir à l’interprétation « herméneutique » de Henri Laux, selon laquelle le TTP ne serait pas tant une introduction ésotérique à la philosophie de l’Ethique qu’une théorie « démocratique » de l’imaginaire religieux [ref]Henri Laux, Imagination et religion chez Spinoza, 1993.[/ref]. Pour Laux, la raison philosophique ne serait pas « coupure » existentielle avec la religion, mais réflexion et rectification de celle-ci. Le propos de Spinoza serait d’engager les croyants libres à passer de R1 (religion de soumission craintive à Dieu) à R2 (religion d’adhésion joyeuse à la justice et à la charité). Le TTP n’exigerait rien d’autre des citoyens qu’une auto-transformation de leur imaginaire, un effort d’interprétation pour reconquérir le noyau rationnel contenu dans la Bible. Contre cette lecture herméneutique, Tosel tient ferme que le TTP est avant tout un livre d’introduction ésotérique à la philosophie, qui indique performativement à son lecteur que la raison n’est pas seulement interprétation mais connaissance. Par-delà le passage de R1 à R2, le TTP en appelle surtout au passage à R3, c’est-à-dire à l’amour intellectuel de Dieu. Le Dieu-Nature (D3) est non seulement incompatible avec le Dieu terrible de la superstition (D1), mais il est aussi en excès sur le D2 de la justice et de la charité, encore prisonnier des illusions du Sujet et de la Fin. « La lecture herméneutique du TTP, conclut sèchement Tosel, est trop pressée d’obéir, même si son obéissance est la bonne » ; elle « ne prend pas suffisamment en compte la puissance de la spéculation et de sa liberté anarchique » [ref]André Tosel, Spinoza ou l’autre (in)finitude, L’Harmattan, 2008, p.104.[/ref]
Il faut donc être attentif au dispositif pragmatique du TTP. Spinoza n’écrit pas à son lecteur depuis le troisième genre de connaissance ; mais il cherche à lui communiquer que le travail de la pensée sur elle-même qui objective, critique, démystifie, est un travail qui produit du « concret-de-pensée », et qui rend heureux. La pensée entre en contact avec le réel, l’historicité, la conjoncture, à mesure qu’elle se ressaisit elle-même du dedans comme mode fini de ce dehors qui la constitue. Tel est le second « communisme » de Spinoza – non plus le communisme extérieur de la démocratie, mais le communisme souterrain de la philosophie, celui de cette étrange communauté qui se forme du seul fait que les hommes libres se décentrent d’eux-mêmes, se relient les uns aux autres et au monde par la puissance pratique et poïétique de leur pensée. Le risque est évidemment que cette communauté de philosophes, liés par l’amitié et l’entreprise commune de connaissance adéquate des causes, s’isole de la multitude restée dans l’élément passionnel, et reconstitue un « empire dans un empire », si l’on peut dire. La « déviation théoriciste » serait donc présente chez Spinoza lui-même. Mais ce risque ne doit-il pas être couru ? Ce communisme souterrain n’est-il pas nécessaire à la dynamique libératrice qui doit nous faire passer d’un régime politique de crainte à un régime politique d’espoir ? Si tel est le cas, cela signifie tout simplement que la philosophie pratique est la condition de la pratique de la démocratie.
L’on pourrait montrer que Balibar, dans la Crainte des masses, exploite lui aussi les ressorts de cette tension féconde entre démocratie et philosophie [ref]Etienne Balibar, « Spinoza, l’anti-Orwell – la crainte des masses », in La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Galilée, 1997.[/ref]. Balibar s’interroge sur l’ambivalence de Spinoza, non seulement à l’égard des masses (la crainte des masses étant simultanément celle que les masses inspirent à l’homme rationnel et celle qu’elles éprouvent elles-mêmes envers le pouvoir théologico-politique) [ref]Ibid., p.60[/ref], mais ambivalence aussi à l’égard de l’entreprise de libération qu’il propose : consiste-t-elle en une transformation tendancielle des passions tristes de la communauté politique en passions joyeuses, ou un passage à la limite, accessible seulement à la communauté des philosophes, de l’élément passionnel aux affections « purement » actives résultant de la connaissance adéquate des causes ? [ref]Ibid., p.61.[/ref]
Qu’on me permette, en guise de conclusion, de montrer que l’appropriation althussérienne de Spinoza continue de produire des effets aujourd’hui, en opérant deux brefs coups de sonde dans la production philosophique la plus récente d’André Tosel et d’Etienne Balibar.
Dans Du retour du religieux, Tosel s’interroge sur la place du religieux dans la mondialisation capitaliste. Curieusement, pour comprendre le « fait religieux », Tosel s’appuie très peu sur Spinoza, mais beaucoup sur Durkheim et Lacan, pour montrer qu’il n’y a pas d’être en commun possible sans ordre symbolique, c’est-à-dire sans référence imaginaire à quelque Autre. Le capitalisme serait un processus de liquidation de tout Tiers symbolique, une désymbolisation provoquant, non pas un retour au théologico-politique, mais un réinvestissement fantasmatique, destructeur, dans les identités religieuses. Spinoza n’est convoqué qu’en toute fin d’ouvrage. Mais il est remarquable qu’il le soit pour réanimer la figure d’une raison philosophique qui « évide » radicalement l’ordre symbolique, qui en critique tous les signifiants idéologiques (notamment « humanistes ») au profit de « la vie dans sa finitude positive singulière, partie de la puissance infinie de la production naturante » [ref]André Tosel, Du retour du religieux. Scénarios de la mondialisation culturelle I, Kimé, 2011, p.147.[/ref]. La raison est « écart d’un ordre symbolique à lui-même », « écart immanent entre les acteurs sociaux et leur monde de vie » [ref]Ibid., p.149.[/ref]. Fidélité ultime à Spinoza et Althusser, donc.
Dans son dernier ouvrage, Saeculum, Balibar s’interroge lui aussi sur les rapports entre religion et globalisation. Et lui aussi s’appuie sur une toute autre référence que Spinoza, Max Weber cette fois, pour montrer, ici aussi, qu’il dangereusement utopique de vouloir en « finir avec le religieux ». Mais ici aussi, Spinoza et Althusser sont convoqués en fin de course, pour préférer à la notion de religion celle d’idéologie qui « implique toujours une relation constitutive avec son propre dehors », avec un « élément d’extériorité interne », un « x » désignant l’économie, le pouvoir, le réel-même (au sens lacanien) [ref]Etienne Balibar, Saeculum. Culture, religion, idéologie, Galilée, 2012, p.69-70.[/ref]. Comme Tosel également, Balibar s’appuie sur la radicalité critique de Spinoza pour déconstruire la notion de religion, et suggérer qu’il n’y a de rencontre possible entre les discours religieux que si est introduit « dans l’espace public un élément supplémentaire qui, comme tel, est a-religieux » – « élément additionnel » qui n’est ni l’humanisme, ni l’athéisme, ni le scepticisme, mais tout simplement … la philosophie au sens spinoziste (c’est-à-dire sagesse) [ref]Ibid., p.103.[/ref] – élément additionnel a-religieux, précise encore Balibar, dont le caractère est moins théorique que « déclaratif » ou « performatif », en ce sens « qu’il effectue sa propre énonciation libre de la vérité en face de discours du pouvoir qui se fondent sur la force des habitudes, le mythe, la révélation, mais aussi l’autorité de la science ou du droit » [ref]Ibid., p.104.[/ref]. Fidélité ultime donc, ici aussi, à Spinoza et Althusser.
Si la philosophie française des années 60 et 70 a exercé un tel attrait, c’est je pense parce qu’elle a porté très haut ce message simple : pas de démocratie sans philosophie. Pas d’émancipation politique sans expérience radicale de la pensée, sans critique décisivement démystificatrice de toute forme de pouvoir, de savoir et de croyance. Ce n’est pas un hasard si l’on doit ce plaidoyer pour la philosophie pratique à un penseur qui fut en bute aux injonctions de son Parti de ne plus faire de la philosophie une expérience vitale et de s’en tenir à la pensée officielle la plus débilitante. On peut imaginer qu’Althusser s’est un peu fantasmé, face au Parti Communiste et aux jeunes de Mai 68, dans une situation analogue à celle de Spinoza face aux autorités hollandaises et aux sectes chrétiennes [ref]La dédicace des Eléments d’autocritique en témoigne : « à Waldech-Rochet, qui admirait Spinoza et m’en parla longuement un jour de juin 1966 » (Louis Althusser, Eléments d’autocritique,op.cit., p.163).[/ref]. On peut s’en moquer. Mais nul doute, en tout cas, qu’Althusser ait été animé du même désir que Spinoza : défendre à tout prix le droit de faire de la philosophie, et faire sentir à ceux qui peuvent l’entendre l’urgence politique d’y avoir recours.
Edouard Delruelle
Professeur de philosophie politique à l’Université de Liège