Nouvelles frontières. Capitalisme, nations, démocratie

Conférence à l’Université de Namur le 12 mai 2017, à la journée d’études organisée par le groupe Intersections sur le thème Frontières entre fiction(s) et réalités

 

 

Je vais ouvrir mon propos en évoquant l’expérience qui a été la mienne, entre 2007 à 2013, comme co-directeur de ce qui s’appelait à l’époque le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, qui a depuis lors été divisé en deux institutions distinctes : le Centre Interfédéral pour l’égalité des chances (Unia) et le Centre Fédéral Migration (Myria), dont le but est l’analyse quantitative et qualitative des migrations et la défense des droits fondamentaux des étrangers. Dans le cadre de cette mission, j’ai eu l’occasion de visiter la plupart des « Centres fermés » où sont détenus les étrangers en situation irrégulière en vue de leur expulsion du territoire. Parmi ces Centres, le cas du Centre INAD était particulièrement étonnant. Il n’existe plus, mais le dispositif par lequel il a été remplacé est, par certains égards, encore plus étonnant.

Le Centre INAD se trouvait dans l’enceinte de l’aéroport de Bruxelles-National, dans la zone internationale (ou « zone de transit »). On y détenait les étrangers à qui l’accès au territoire avait été refusé par les douaniers (visas non en règle, motifs de séjour douteux, etc.). D’où INAD, contraction de « Inadmissible Passengers ». Comme ce Centre se trouvait dans la zone internationale, avant le contrôle frontière, les personnes qui y étaient détenues étaient réputées ne pas avoir pénétré sur le territoire belge.

Le Centre INAD se trouvait juste à côté des postes de contrôle aux frontières, au bout de ce long couloir de 650 mètres (que nous avons tous parcouru) qui arrive des portes de débarquement. Il était totalement invisible : une simple porte en bois et un interphone, et évidemment inaccessible au public. Ce Centre fermé était en fait un grand appartement. Près de la porte d’entrée, un comptoir, deux petits bureaux et les sanitaires. A droite, deux dortoirs de 15 lits superposés (un pour les hommes, un pour les femmes), et à gauche une salle de séjour qui faisait office de réfectoire et de lieu de détente (il y avait une télévision, un football de table et un vélo d’appartement). Le tout était éclairé par de grandes baies vitrées qui donnaient directement vue sur le tarmac et les avions.

Depuis 2012, le centre INAD n’existe plus et a été remplacé par le centre Caricole, qui se trouve à proximité de l’aéroport, à Steenokkerzeel. Mais le plus étonnant, le plus intéressant, c’est que les personnes aujourd’hui refoulées par la douane et transférées dans ce nouveau Centre (ou dans un des quatre autres de Belgique) transportent toujours avec eux leur statut d’extraterritorialité. En vertu de ce dispositif juridique, on peut donc se trouver n’importe où sur le territoire sans avoir juridiquement passé la frontière de l’Etat belge. Depuis lors, cinq nouveaux Centres INAD ont été créés dans les aéroports régionaux (Bierset, Charleroi, etc.). Ils sont gérés par du personnel de sécurité privé. Les personnes n’y sont détenues que quelques heures (dans de petites cellules dans les bâtiments en bordure de pistes), avant le vol du retour ou leur transfert dans un centre fermé « classique » – où leur extraterritorialité les suit, ici aussi, comme un nimbe au-dessus de leur tête.

Si j’ai choisi d’ouvrir mon propos avec ces Centres fermés aéroportuaires et ces individus borderland, c’est parce qu’ils illustrent le paradoxe du monde dans lequel nous vivons :

  • d’une part, un monde de plus en plus ouvert, caractérisé par l’intensification des échanges planétaires et l’uniformisation des usages techniques et des pratiques culturelles – les aéroports étant, avec Internet, les agents et les symboles les plus évidents de ce qu’on appelle la « mondialisation » ;
  • d’autre part, un monde de plus en plus quadrillé, strié, caractérisé par la multiplication des frontières, murs, filtres, barrages. En 1945, il y a avait 51 Etats dans le monde, 193 aujourd’hui ; et il y a aujourd’hui (entre les USA et le Mexique, Israël et les territoires palestiniens, l’Europe et le Maghreb, etc.) des dizaines de milliers de kilomètres de murs de plus qu’en 1989, année de la fameuse « Chute du Mur de Berlin ».

 

Comme on vient de le voir, il ne s’agit pas de deux tendances qui s’opposent, mais de la même réalité : le Centre fermé est dans l’aéroport, comme d’une certaine manière l’aéroport est dans le Centre fermé (puisque le détenu à Steenokkerzeel reste un voyageur en transit, non admis sur le territoire). Plus il y a d’ouverture, d’échanges, plus il y a de murs, de barrages.

 

C’est ce paradoxe que je voudrais essayer de comprendre. Deux hypothèses :

  • La mondialisation capitaliste a besoin de frontières, et elle produit de la frontière parce qu’elle est sans limite – ou plus précisément parce qu’elle n’a pas d’autre limite que l’accumulation sans fin du capital ;
  • Nous avons besoin de la frontière pour mettre une limite à la logique de l’accumulation, car il n’y a de démocratie que territorialisée, donc inscrite dans des frontières qui sont la condition même d’existence d’un peuple, donc d’une souveraineté populaire.

 

En d’autres termes, la question n’est pas de savoir si  l’on est « pour » ou « contre » les frontières. Il n’y a pas plus de sens de se livrer à un « éloge des frontières » (comme Régis Debray) que de prophétiser l’avènement d’une Multitude sans frontières (comme Antonio Negri) – ces deux visions antagonistes de notre rapport à la frontière ayant comme point commun de croire qu’il existe un dehors du capitalisme, sous la forme de la Nation résistant opiniâtrement aux flux (Debray), ou sous la forme d’un Exode libérant au contraire ces flux de la captation mortifère de l’Empire capitaliste (Negri). Je crois pour ma part que la résistance au capitalisme est forcément impure, et qu’elle consiste paradoxalement à essayer de le sauver de lui-même, de ses propres contradictions, de sa propre hybris. Ce que je vais vous proposer, c’est donc l’esquisse d’une politique des frontières dont la conclusion sera forcément aporétique.

 

L’orientation pratique de la philosophie telle que je la conçois m’incite à me tenir au plus près de cette « matérialité » politique et juridique de la frontière et de ses enjeux. Mais cela n’est pas forcément en contradiction avec l’orientation qui est la vôtre, et qui consiste à prendre le terme « frontière » dans un sens beaucoup plus large, pour interroger toutes sortes de limites, porosités, hybridations, transgressions dans des domaines aussi différents que la littérature, l’anthropologie ou la linguistique – mais sont concernés aussi l’architecture et l’urbanisme (qu’est-ce qu’un intérieur, un seuil ?), la psychanalyse (la frontière entre le conscient et l’inconscient ; le cas des borderline), la physique (quelle frontière entre les états gazeux – liquide – solide ?), la biologie (qu’est-ce qu’un tissu, une membrane ?), la médecine (les transplantations, les changements de sexe, etc.), et bien sûr l’épistémologie elle-même (qu’est-ce que la frontière d’une discipline scientifique, et partant la « transdisciplinarité », etc. ?).

 

Dans tous les cas, c’est un même problème que l’on rencontre, bien connu des philosophes : la distinction fondamentale entre deux modes de frontière : la limite et la borne. C’est un « locus classicus » de la théorie de la connaissance de Kant, qui distingue la limite (die Grenze) de toute connaissance, qui est nécessaire, a priori, donc indépassable, et la borne (die Schranke) qui elle est contingente et peut donc être indéfiniment reculée. La limite est de droit, tandis que la borne est de fait. Ce qui limite la connaissance, c’est ce qui la conditionne transcendantalement (chez Kant : les formes a priori de la sensibilité et les catégories de l’entendement), tandis que ce qui la borne est empirique et délimite un état de la connaissance à un moment donné. Dans les Prolégomènes, Kant illustre la différence entre borne et limite par la représentation que je puis me faire de la Terre : si je me la représente comme une assiette, j’aurais beau la parcourir  en tous sens, je serais incapable de mettre une limite a priori à ma connaissance puisque je confondrais la limite avec une simple borne (l’horizon qui m’entoure et me suit où que j’aille); par contre si je me la représente comme sphérique, je puis a priori connaître les limites de ma connaissance, quand bien même ma connaissance empirique de la terre serait-elle très bornée (par exemple si je reste immobile chez moi). Cette métaphore topologique (j’y reviendrai en conclusion) est tout sauf anodine sur le plan politique.

 

Cette distinction kantienne entre limite et borne est essentielle pour penser la frontière – toutes les sortes de frontières. Elle est d’ailleurs présente dans d’autres langues que le français (qui n’a que le signifiant frontière pour exprimer les deux idées). L’anglais distingue par exemple border et frontier : border, c’est la frontière entre deux Etats, une ligne de démarcation administrative, tandis que frontier, c’est la zone territoriale extrême, la zone de contact, les confins troubles de la civilisation. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Etats-Unis n’ont pas eu de border à l’ouest, mais une frontier, le Far West – qui était dénommé à l’époque Wild West. De même en latin : le finis, c’est la borne d’un champ, d’une province, d’un Etat, tandis que le limes, c’est la limite extérieure, la bordure, à la fois rempart contre et chemin vers le dehors. Dans l’Empire romain, les fines séparaient deux provinces ou deux nations, alors le limes délimitait la frontière extérieure de l’Empire en tant que tel – c’est-à-dire, dans l’esprit des Romains, de la civilisation elle-même[1]. Derrière le finis, il y a l’étranger ; mais derrière le limes, le barbare.

Derrière cette question de la limite, il y a celle du symbolique et de son dehors – le non-sens, l’indicible, l’invivable, le sub-représentatif. Et donc, indissociable de la question du symbolique, celle du droit : quid juris – de quel droit ? Kant trace de nouvelles limites de la raison comme on institue un tribunal (le tribunal de la raison), à la fois contre le despotisme de la métaphysique dogmatique et le nomadisme barbare des empiristes. La métaphore politique est éloquente : la critique kantienne se pense explicitement sur le modèle l’Etat de droit (on dirait aujourd’hui : « démocratique »), comme un juste milieu entre despotisme et anarchie. Mais précisément, le capitalisme nous met face à une situation encore différente en ce qu’il évacue la question du symbolique (cf. ma 1ère hypothèse : il ne met aucune limite à la logique de l’accumulation). Bien sûr il y a un ordre symbolique capitaliste (l’argent, c’est du symbolique), mais c’est un ordre symbolique qui liquide le symbolique comme tel, qui le fractalise, qui l’éparpille « façon puzzle » (selon l’expression dans les Tontons Flingueurs). Sous cet angle, on pourrait dire que le capitalisme est à la fois nomade et despotique – ce qui est patent dans la situation du détenu du Centre INAD, travailleur nomade directement saisi par le despote étatique. Une politique démocratique, selon moi (cf. ma 2e hypothèse), revient à poser la question du droit, du symbolique, donc la question des limites de l’accumulation capitaliste, sans qu’il soit possible d’avoir recours à quelque fondation de ces limites, à quelque fondement du droit et du symbolique. La démocratie fait l’expérience, comme dit Claude Lefort, de « la dissolution des repères de certitude ». Elle est cette forme du symbolique qui se donne sous la forme d’un écart du symbolique à lui-même – sous la forme, si l’on veut, du différend ou du dissensus.

 

L’enjeu politique profond de la frontière, c’est donc la limite : quelles frontières ne sont que des bornes (étatiques mais aussi économiques) entretenant l’illusion qu’il n’y a aucune limite à la circulation et à l’accumulation du capital, et quelles frontières (politiques, civiques) permettent de poser des limites au capitalisme ? Telle est la question.

 

Montrons d’abord en quoi le capitalisme a constitutivement besoin de frontières – pourquoi il en produit toujours plus.

 

On lit dans Le Capital. Livre I : « la circulation des marchandises est le point de départ du capital. Production de marchandises, circulation développée des marchandises et commerce constituent les préalables historiques de sa genèse. Le commerce mondial et le marché mondial inaugurent, au XVIe siècle, l’histoire moderne de l’existence du capital»[2]. La mondialisation n’est donc pas un accident du capital, mais son telos même. C’est du reste la vision la plus courante que nous nous faisons du capitalisme : la circulation en temps réel de capitaux énormes d’un point à l’autre du globe sur un marché financier global réputé sans frontières. Nous savons aussi que le capitalisme met tout en œuvre pour que les marchandises soient les plus mobiles possibles (tout le monde connaît le destin de la crevette pêchée à Zeebrugge, décortiquée au Maroc avant d’être vendue à Copenhague). La logique du capital est une logique de flux.

 

Mais s’agit-il pour autant d’un « sans-frontiérisme » ? C’est tout le contraire :

  • d’une part, cette circulation des capitaux n’a de sens pour le capitaliste que si elle est une accumulation. Or une accumulation est bien un stockage, une immobilisation en un « lieu » concret : un siège social, un compte en banque – qui ont chacun une adresse sur un territoire choisi parce qu’il est plus « attractif » qu’un autre territoire. La frontière est bien la condition de possibilité tout à fait matérielle de l’accumulation du capital ;
  • d’autre part, Marx montre que la production de plus-value n’a pas lieu dans la sphère de la circulation[3], mais dans « l’antre secret de la production » (l’usine, la fabrique, le bureau, etc.) où le travailleur se trouve exploité, contraint à produire selon les instructions de celui qui aura acheté sa force de travail. Or, à nouveau, la condition de cette exploitation, c’est que le travailleur soit immobilisé sur le « lieu » de travail par un contrat de travail reconnu comme tel par l’Etat, en vertu d’une législation sociale adoptée par ce même Etat.

 

Autrement dit, la circulation des capitaux est certes nécessaire pour faire du profit, mais à la double condition (1) que la force de travail qui est la source de ce profit soit, elle, immobile et (2) que ce profit puisse être accumulé en un « lieu sûr » (un paradis fiscal et/ou un Etat à forte devise). Le rapport du capital au territoire n’est pas celui d’une pure et simple déterritorialisation, mais d’un différentiel : pour que les uns tirent profit de la mobilité, il faut que d’autres soient condamnés à l’immobilité. Le capital a besoin de frontières, murs, cloisons, barrages que lui peut franchir, mais pas les autres – en tout cas moins vite. La frontière n’a absolument pas la même réalité, la même effectivité pour un business man américain ou pour un chômeur mexicain.

 

Du reste, les frontières ne sont pas seulement nécessaires à l’accumulation par exploitation, mais aussi à l’accumulation par dépossession (selon l’expression utilisée par le géographe David Harvey pour désigner ce que Marx appelait lui « accumulation primitive »), càd l’ensemble des processus de prédation, extorsion, privatisation, etc., par lesquels le capital fait entrer de force des populations et des territoires dans l’univers marchand, avec l’aide du pouvoir d’Etat. Le mode le plus pur (et le plus connu) de la dépossession, ce sont les fameuses « enclosures » du début du capitalisme, quand les terres communes ont été arrachées aux paysans et transformées en parcelles privées avant d’être cédées aux détenteurs de capital. Selon Harvey et d’autres, le néolibéralisme aurait inauguré de « nouvelles enclosures » – celle de biens naturels comme l’eau, l’air, les semences, le génome, mais aussi celle de biens collaboratifs comme la culture, les loisirs, la recherche scientifique. Or qu’est-ce qu’une enclosure, sinon une frontière qui permet de capter de la valeur ? Et qu’est-ce qu’une frontière pour le capital, sinon une enclosure qui lui permet d’immobiliser des actifs pour mieux les exploiter ?

 

Les migrations ressortissent complètement à cette logique. La circulation de la force de travail est nécessaire au capital, qui doit pouvoir l’amener là où il en a besoin ; mais elle doit en même temps être contrôlée, endiguée, freinée, sinon elle échapperait à la prise du capital. Le capital encourage la migration quand elle met en concurrence les travailleurs (comme avec les « travailleurs détachés ») ou quand elle rend possible l’exploitation éhontée du migrant (comme dans la traite des êtres humains), mais le capital décourage la migration quand elle permet aux travailleurs de desserrer  l’étau du marché du travail local. La frontière agit donc comme un filtre, qui s’ouvre ou se ferme selon les besoins de l’appareil productif. C’est explicitement la logique dite de « l’immigration choisie » (par quotas en fonction des « besoins » de l’économie), mais implicitement celle de toute politique migratoire actuellement.

Mais dans une logique néolibérale, la frontière n’est pas seulement un filtre pour les travailleurs ; elle agit aussi comme un aimant pour les capitaux. Pour attirer ceux-ci, les Etats sont invités à mettre à la disposition des investisseurs terrains, logistique, centres de recherche, etc., à leur proposer une fiscalité attractive, et pour cela à baisser les standards sociaux, etc. C’est la logique du « Law Shopping » qui permet au capital de comparer les différentes législations en vigueur et de choisir le territoire où elles sont les plus favorables à ses intérêts.

 

Donc d’un côté la frontière sert à mettre en concurrence les travailleurs sur un même territoire, mais de l’autre, à mettre en concurrence les territoires entre eux. Elle est donc absolument indispensable à la logique de l’accumulation. La frontière néolibérale n’est pas du tout une limite à l’accumulation, mais au contraire un maillage de bornes qui permet de repousser toujours plus loin les limites de l’exploitation et de la dépossession, mais qui permet aussi de refouler toutes les « externalités » qu’elles produisent, mais dont elles n’assument pas le coût [4]. Car telle est la vraie frontière du capitalisme – sa seule limite : les déchets physiques, organiques mais aussi humains qu’il doit repousser toujours plus à sa périphérie. C’est en ce sens que l’on peut dire, je crois, que le capitalisme est un ordre symbolique qui se maintient en vouant à la désymbolisation un nombre toujours croissant d’individus réputés inutiles, superflus. Le capitalisme fabrique des « hommes jetables » (Ogilvie), il précipite des populations entières dans l’exclusion, ou plutôt la désaffiliation (Castel) – qui peut se définir comme la situation de ceux qui ne trouvent plus de place dans l’ordre symbolique – sinon celle de « surnuméraires ».

 

Balibar a proposé d’appeler violence ultra-objective et ultra-subjective le processus de désymbolisation propre à la mondialisation capitaliste : violence ultra-objective qui résulte « de la réduction d’êtres humains au statut de choses inutiles, donc superflues ou « en trop », et violence ultra-subjective qui assimile quelque autre – voisin, collègue, etc. – à un « corps étranger » qu’il s’agit d’éliminer, d’extirper pour recouvrer ou préserver mon identité. Entre les excès de la propriété et les excès de l’identité, il y a une sorte d’enroulement, comme sur une bande de Möbius : les deux formes de violence « ne se confondent ni conceptuellement ni pratiquement », « aucune en ce sens n’est la raison ou la cause ultime de l’autre, « déterminante en dernière instance », mais elles se « superposent et circulent entre elles »[5].

 

Cette image de la bande de Möbius est particulièrement éclairante pour expliquer la double nature de la frontière néolibérale, à la fois système ultra-objectif de contrôle technologique et théâtre ultra-subjectif d’identité nationale.

 

Sur son versant ultra-objectif, la frontière se dématérialise de plus en plus : numérisation de base de données (fichage, biométrie), dispositifs de repérage et de surveillance (senseurs, drones, satellites…) et bientôt robotisation (des robot-sentinelles opèrent déjà à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique). « La frontière n’a plus besoin d’être physiquement visible, puisqu’elle suit à la trace chaque flux » de marchandise (puce électronique) ou de personne (biométrie). Elle n’est plus un espace à franchir, une ligne de démarcation, mais un marquage directement inscrit sur le corps – comme dans le cas du migrant qui est réputé ne pas être sur le territoire belge alors qu’il s’y trouve physiquement. On assiste donc à une incorporation de la frontière – c’est ce qu’on appelle la smart border (frontière intelligente), « de moins en moins linéaire et de plus en plus pixelisée » sur toute la surface du territoire à contrôler [6].

 

Je ne crois donc pas que les frontières soient menacées par les progrès du numérique, des algorithmes et du virtuel. Le cyberespace n’est pas sans frontières. Le fait même que s’y déroulent de véritables guerres prouve le contraire. Des cyber-attaques sont lancées tous les jours sur des objectifs industriels, stratégiques ou même gouvernementaux – la plus impressionnante étant celle de la Russie lors de l’élection présidentielle américaine. Chacun défend son périmètre avec des firewall, sortes de « postes frontière » pour empêcher les intrusions de « pirates » et de hackers.  La Chine cherche à filtrer l’Internet sur son territoire (comme tous les régimes autoritaires, du reste), tandis que de leur côté, les Etats-Unis gardent un contrôle quasi-total sur Internet, notamment via la NSA qui dispose de stations d’écoute dans le monde entier. Le cyberespace n’est pas un espace lisse, mais un champ de forces hégémoniques parcourus de frontières certes invisibles, mais non moins réelles.

 

Mais il y a aussi un versant « ultra-subjectif » de la frontière, dont témoigne l’étonnante recrudescence des murs – où il ne faut voir, selon moi, ni le symptôme d’Etats-Nations renforcés, ni l’indice de leur affaiblissement face à la mondialisation (comme s’il s’agissait d’une tentative dérisoire et désespérée de résistance à la disparition progressive des territoires), mais plutôt la production d’un imaginaire national défensif, une mentalité de bunker protégeant le pur de l’impur, le corps collectif des corps étrangers – fétiche aux effets politiques néanmoins puissants, car producteurs d’identité et d’exclusion. Comme le dit un riverain de l’Arizona vivant à proximité du mur construit sur la frontière avec le Mexique : « le gouvernement ne contrôle pas la frontière. Il contrôle ce que les Américains pensent de la frontière »[7].

 

C’est donc bien parce qu’elle n’a pas de limite que cette violence ultra-objective et ultra-subjective produit de la frontière, qu’elle la fractalise à l’infini. Que peut-on opposer à cette violence ? J’ai déjà indiqué que je ne croyais pas au « grand récit » néo-communiste de Negri : un renversement dialectique par laquelle la Multitude émergerait de la mise en réseau des intelligences et ferait sauter les barrières étatiques dans lesquelles l’Empire néolibéral s’efforce de la contenir. Pas plus que je crois en la déterritorialisation absolue deleuzienne : la révolution comme processus schizo qui franchit la limite (alors que le capitalisme ne fait que la repousser), qui perce les murs pour laisser s’écouler à l’infini les flux décodés de désir. Il n’y a pas de politique nomade – car de même que le capital ne peut tirer profit de sa mobilité que si les travailleurs sont immobiles, les nomades ne peuvent tirer profit de leurs déplacements que si les sédentaires restent confinés dans des espaces fermés[8]. Toute politique implique le droit, l’imperium, la territorialisation – donc l’Etat. Pas de contestation qui ne présuppose l’institution, pas de revendication qui ne s’adresse à un pouvoir constitué, pas de désobéissance qui ne soit civile, pas de révolution qui ne soit une fondation.

Mais qui peut encore croire en la capacité de l’Etat démocratique à mettre des limites à l’accumulation capitaliste, à restaurer le symbolique « éparpillé façon puzzle » par l’ultra-violence néolibérale ? La théorie la plus séduisante en ce sens, aujourd’hui, est très certainement celle de Chantal Mouffe. Au néolibéralisme, elle propose d’opposer le principe de souveraineté populaire. Si le populisme de droite triomphe dans tant de pays, c’est parce qu’il aurait su, selon elle, réactiver ce ressort politique puissant qu’est l’identité d’un peuple. Face à ce populisme de droite, nous aurions besoin d’un « populisme de gauche », d’un « Nous » populaire s’opposant à « Eux » (= les élites néolibérales). Pour cela, il faut « construire un peuple » : puisque celui-ci n’est pas donné, il faut le construire en articulant des luttes hétérogènes (sociales, écologiques, antiracistes, de genre, etc.) au sein de partis-mouvements opérant chacun dans leur propre espace national.

La question des frontières est directement impliquée ici – et cela au niveau de l’ontologie politique même de Mouffe. Celle-ci fait une différence (qu’elle qualifie d’ontico-ontologique) entre le politique et la politique. Le politique est la dimension de l’antagonisme ontologiquement irréductible entre des « nous » et des « eux », tandis que la politique est l’ensemble (« ontique ») des « pratiques et des institutions visant à organiser la coexistence humaine »[9]. En démocratie, l’antagonisme n’est pas éliminé, mais aménagé ou « sublimé » en agonisme entre des « nous » et des « eux » qui ne se considèrent plus comme des ennemis à éliminer, mais comme des adversaires qui reconnaissent la légitimité du point de vue de l’autre, et l’indécidabilité du différend qui les oppose.

C’est ce fond agonistique que nie ou refoule le libéralisme, en réduisant la démocratie aux droits de l’homme – et en oblitérant par conséquent son autre dimension, celle d’être le gouvernement du peuple par le peuple. La démocratie est en fait indissociable d’un « paradoxe » : d’un côté, elle est ce régime qui garantit les libertés individuelles, mais de l’autre, celui qui repose sur la souveraineté populaire. Entre les deux principes (de liberté et d’égalité – Locke d’un côté, Rousseau de l’autre), il y a une tension irréductible qui est le ressort de toute véritable politique démocratique. C’est cette tension que le libéralisme oblitère en réduisant la démocratie à sa seule composante individualiste. Il faut donc réinjecter du collectif, restaurer l’idée de peuple.

Or un peuple implique par principe une démarcation, une clôture : « toute forme d’identité collective implique le tracé d’une frontière entre ceux qui appartiennent au « Nous » et ceux qui y sont extérieurs » [10]. C’est ici que Mouffe entre dans un débat serré avec Carl Schmitt, de qui elle hérite explicitement cette idée qu’un peuple suppose « l’homogénéité »[11], donc un « moment de clôture » irréductible par rapport à ce qui est lui extérieur[12]. Elle adhère à la critique schmittienne de l’universalisme abstrait et du droit-de-l’hommiste international, mais s’en distancie en ce qu’elle refuse de substantialiser l’opposition Nous/Eux [13] : certes il n’y a pas de peuple « sans le tracé d’une frontière, sans qu’on définisse un Eux », mais « dans le cas de la politique libérale-démocratique cette frontière est interne, et le Eux n’est pas en permanence à l’extérieur »[14]. C’est pourquoi le rapport entre Nous et Eux n’est pas un rapport antagonistique amis/ennemis, mais un rapport agonistique entre adversaires au sein d’un espace symbolique commun.

L’enjeu d’une discussion avec Mouffe n’est pas seulement théorique ; il est directement politique. Car si l’agonisme démocratique prend nécessairement la forme d’un conflit entre adversaires identifiables, il faut que la gauche désigne cet adversaire, il faut que le « Nous » populaire identifie un « Eux » (les élites néolibérales). Et cette opération d’identification agonistique justifie elle-même que la gauche (1) recourt au référent national (ce qu’elle appelle un « patriotisme de gauche » [15] ) et (2) se dote de leaders charismatiques capables d’incarner, de personnifier le « Nous » populaire [16].

D’un côté, on ne peut nier la pertinence de la question soulevée par Mouffe : tout peuple ne présuppose-t-il pas un moment de clôture, le tracé d’une frontière ? Je renvoie ici au beau livre de Martin Deleixhe, Aux bords de la démocratie, qui fait de la frontière « le lieu même du paradoxe démocratique », puisqu’elle est « l’institution qui, d’une part, délimite le territoire sur lequel s’applique la souveraineté d’un Etat démocratique et, d’autre part (…) assume une fonction discriminatoire » (par essence non-démocratique) entre nationaux et étrangers. Nous sommes face à une aporie logique (qu’il emprunte à Seyla Benhabib) : « toute délibération au sujet des frontières présuppose une collectivité circonscrite dont l’existence n’est rendue possible que grâce à une délimitation des participants qui ressemble à s’y méprendre à une frontière » [17]. Comme le dit Etienne Balibar, la frontière est « la condition absolument non-démocratique ou discrétionnaire des institutions démocratiques »[18].

D’un autre côté, il me semble qu’on doit tout de même interroger le primat ontologique que Mouffe accorde aux identités sur le social (qui est selon moi – je vais y revenir – le nom moderne du symbolique). En fait, je repère chez Mouffe une profonde ambivalence quant à la question de l’identité :

  • d’un côté, comme on vient de le voir, elle assimile toute subjectivité politique à l’identité personnelle d’un Nous face à Eux. La formation antagonistique des identités a statut ontologique, elle est le lieu du politique, le social étant ravalé au rang d’aménagement ontique (institutionnel, discursif) de cet antagonisme en agonisme ;
  • d’un autre côté, la philosophie de Mouffe est foncièrement « anti-essentialiste » : toute identité, répète Mouffe, est une identification, c’est-à-dire une construction contingente appelée à la « déconstruction » (Derrida est une référence majeure de son travail). Aucun Nous n’est donné, mais toujours produit, construit.

Mais pour que les identités soient éprouvées par les subjectivités politiques comme des constructions, il faut bien supposer chez ces subjectivités une capacité d’arrachement à leurs identités (sociales, ethniques, religieuses, sexuelles, etc.), une conscience proprement sociale, historique de leur propre Nous et de sa différence d’avec les autres (« eux »). Mais pour cela, ne faut-il pas qu’il y ait, entre nous et eux, un espace symbolique qui ne soit pas seulement ontique (contingent), mais proprement ontologique (transcendantal) ? Par conséquent, ne faut-il pas postuler que le social est antérieur et irréductible aux identités, ou pour le dire autrement, que la citoyenneté est irréductible à l’appartenance à un Nous populaire et/ou national ?

 

C’est pourquoi je propose tout simplement d’inverser le schéma de Mouffe : pour moi

  • le politique, c’est le social, c’est-à-dire les pratiques institués, sédimentées, qui forment comme un tiers symbolique entre « nous » et « eux » – pratiques qui s’imposent objectivement aux subjectivités, comme la condition de possibilité même de leurs identités personnelles ;
  • la politique, c’est l’antagonisme au sein de cet espace – antagonisme entre partis, clans, lobbies, Nations, ou entre individus eux-mêmes (ce qu’on appelle la lutte pour la reconnaissance).

 

Ce qui nous intéresse, c’est ce qui se passe au niveau du politique :

  • le plus souvent, le politique est le lieu du consensus, au sens où les acteurs ont intériorisé, incorporé le politique au point qu’ils s’y identifient. Il peut alors y avoir des antagonismes au sein de cet ordre du politique, mais pas au sujet de cet ordre lui-même. Tout groupe contestant (ou que l’on soupçonne de contester) l’ordre symbolique en tant quel tel est alors réputé étranger à celui-ci, ennemi intérieur qu’il s’agit d’éliminer ;
  • mais le politique peut aussi être le lieu d’un dissensus, quand les acteurs sont dans un rapport critique au politique, quand ils dissocient leur subjectivité de l’identité que leur confère l’ordre politique. Ils s’affrontent au sein de l’ordre politique au sujet de (ce que doit être) cet ordre lui-même. Un conflit peut dès lors avoir lieu entre adversaires s’affrontant non pas sur le terrain de la politique, mais du

 

En d’autres termes, ce qui distingue l’agonisme de l’antagonisme, ce n’est pas que dans l’agonisme, les Nous et les Eux se reconnaissent comme des adversaires et non des ennemis, mais c’est qu’ils ne s’identifient pas complètement à des Nous face à des Eux : ils ne sont pas identiques à eux-mêmes. Comme dit Derrida, « le propre d’une culture (démocratique), c’est de ne pas être identique à elle-même. Non pas de ne pas avoir d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire moi ou nous, prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou si vous préférez, la différence avec soi »[19]. La condition de l’agonisme, c’est le dissensus, c’est le geste de se désidentifier, de se désincorporer, de défaire le consensus qui, lui, lie le sujet au Nous et le condamne à l’antagonisme identitaire[20].

 

Pour le dire fort vite (trop vite), la frontière est le nom de cette différence à soi, et en définitive une métonymie du symbolique lui-même. Et c’est ici que la question de la limite fait retour – limite à l’accumulation capitaliste qui présuppose la limite entre les peuples et les territoires.

 

Ce que nous devons à l’anthropologie française de Mauss à Lévi-Strauss à Godelier, c’est d’avoir montré que les sociétés humaines s’organisent à partir d’un tiers symbolique qui exprime le caractère impersonnel, objectif des rapports sociaux, par-delà les relations interpersonnelles empiriques et les communautés concrètes impliquées par ces rapports[21]. Autrement dit, comme le montre Godelier, des liens de parenté et des liens économiques ne suffisent jamais à faire une société[22]; ces liens doivent s’insérer dans un ordre symbolique (qui, dans les sociétés premières, est de type « théologico-politique ») assignant à chacun une place, une position dans un système social de coopération qui est aussi un système de hiérarchie et de dépendance (femmes/hommes, enfants/parents, serfs/maîtres, etc.). Et c’est précisément parce que le symbolique ne se réduit pas à des relations Je/Tu, Nous/eux, qu’il convient d’inverser la topologie proposée par Mouffe en plaçant le symbolique du côté du politique, de l’ontologique, et les relations interpersonnelles du côté de la politique, de l’ontique. Ou pour le dire autrement, notre rapport au monde précède notre rapport aux autres : il n’y a pas de lien entre Je et Tu, Nous et Eux, qui ne passe par l’objectivité d’un Il/Elle/Cela, d’un référent : ce dont parlent Je et Tu, Nous et Eux, et qui, faisant tiers, les empêche de s’abîmer dans des rapports spéculaires de fusion-répulsion[23].

 

Dans les sociétés traditionnelles, le tiers symbolique qui fixe les différenciations anthropologiques sous forme de hiérarchies est figuré par un Autre (Ancêtres, Dieu(x), etc.) garant du caractère immuable de ces hiérarchies ; mais surtout ce Tiers/Autre est incarné, incorporé par les acteurs. Ainsi selon Kantorowicz, dans la société théologico-politique européenne, le corps du roi figure l’unité même du royaume. Tandis que dans les sociétés démocratiques (je suis ici les analyses bien connues de Claude Lefort), le lieu du pouvoir devient un lieu vide, au sens où il est interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. La société elle-même ne peut plus se figurer comme un corps : désormais les différenciations anthropologiques (homme/femme, maître/serviteur, savant/ignorant), tout en restant incontournables, deviennent inassignables. Le conflit, désormais constitutif de l’unité même de la société, entraîne la désincorporation du social. La démocratie n’est donc pas ce régime où le pouvoir appartient au peuple, mais où il n’appartient à personne. L’essence de la démocratie, ce n’est pas l’autodétermination, mais l’indétermination.

 

Or, si je suis maintenant Jacques Donzelot, « l’invention du social » au XIXe correspond précisément à la reconnaissance de cette indétermination[24]. Nous rejoignons l’idée de Mouffe : la démocratie repose sur une tension : d’un côté, le principe libéral des droits individuels basés sur la propriété de soi et de ses biens ; de l’autre côté, le principe républicain de souveraineté populaire et d’unité citoyenne[25]. Liberté et fraternité (qui se superposaient dans les sociétés traditionnelles) sont désormais disjointes, et c’est la question de l’égalité qui surgit dans cette béance – mais comme question aporétique, tiraillée entre l’égalité juridique, formelle des individus propriétaires et l’égalité substantielle des citoyens fraternels. Le social est le nom de cette aporie, et de la solution de compromis qui fut trouvée : la citoyenneté sociale : l’égal accès à l’éducation et à la santé, assorti d’un système de protection soustrayant les plus fragiles aux forces du marché[26].

 

D’où la « dialectique » suivante : plus une société parvient à assurer « objectivement » la cohésion sociale, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura « subjectivement » besoin de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire ; à l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan subjectif, à se tourner vers des identifications compensatoires.

 

Pendant les « Trente Glorieuses », dans la foulée du « pacte social » de 1945, on a vu la promotion du collectif au niveau du support social (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée des droits individuels au détriment des supports identitaires (libération sexuelle, égalité femme/homme, déclin du nationalisme et des religions). Les classes populaires, malgré des conditions d’existence bien plus difficiles qu’aujourd’hui, se projetaient positivement dans l’avenir (« demain sera meilleur »).

 

À partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et l’insécurité sociale grandissante ; ce qui crée chez les individus une demande compulsive d’identité – national-populisme chez les « autochtones », communautarisme chez les « allochtones ».

 

On voit donc que capitalisme est à la fois un système symbolique-social qui repose sur des conditions de possibilité non-économiques, et une dynamique d’accumulation qui détruit tendanciellement ces conditions [27]. Comme tout système social, le mode de production capitaliste repose sur des maîtres signes qui le légitiment (Liberté, Propriété, etc.), de même qu’il s’articule à des institutions non-économiques (famille, État, culture et nature, etc.) qui lui permettent de se reproduire comme tiers symbolique. Mais en tant que dynamique économique vouée à l’accumulation pour l’accumulation, il tend aussi, comme on le voit tous les jours, à détruire ces institutions : inégalités femmes/hommes, démantèlement des services publics, dérèglement environnemental et climatique, etc. Autrement dit, la contradiction qui travaille le capitalisme n’est pas seulement économique, elle affecte l’ensemble du tiers symbolique qui le rend possible.

 

 

Face à ce tiers symbolique contradictoire qu’est le capitalisme, il y a au fond deux attitudes possibles :

  • si la dynamique d’accumulation n’est pas enrayée, si elle s’accélère même (comme c’est le cas actuellement), les acteurs sont amenés à compenser la désymbolisation induite par celle-ci (désenchantement, perte des repères, etc.) par des injections forcenées de symbolique de type ethnique ou religieux. La resymbolisation identitaire opère à travers des clivages de type nous / eux, amis / ennemis au sein d’un tiers symbolique (“système”) capitaliste laissé à ses contradictions ;
  • la seconde attitude consiste à lutter prioritairement contre la dynamique d’accumulation, en essayant de promouvoir une meilleure redistribution des richesses, de resserrer l’écart entre les places, bref en s’efforçant de faire évoluer le tiers symbolique capitaliste vers plus de justice sociale – à l’opposé de toute fuite en avant identitaire dans des nous Agir sur le tiers symbolique selon une optique progressiste, c’est éviter qu’il ne s’abîme dans ses propres contradictions, donc en un sens c’est le sauver de lui-même – en préservant en priorité les institutions qui le rendent possible (protections sociales, services publics, école, environnement, etc.), à commencer par l’État comme tiers symbolique protecteur et émancipateur.

 

La société moderne est donc face à un « choix » entre deux dynamiques historiques possibles :

  • soit la dynamique néolibérale se poursuit, comme une spirale négative où les excès de la propriété renforcent les excès de l’identité.
  • soit on inaugure une dynamique que je qualifierai de social-démocratique, où les excès de la propriété et ceux de la communauté sont complémentairement combattus, à l’aide de ce que Balibar appelle « l’argument du danger de l’excès inverse » : quand il y a excès de propriété privée, tyrannie de l’égoïsme (domination par marchandisation), on fera faire valoir les droits de la communauté, de la solidarité ; inversement quand il y a excès de communauté, aliénation de l’individu dans le tout (domination par encastrement identitaire), on fera faire valoir les droits de la singularité, de la propriété (de soi) (cf. le slogan féministe « mon corps m’appartient »)[28].

Voilà pourquoi, selon moi, l’enjeu politique fondamental aujourd’hui n’est ni dans le commun qui s’émanciperait spontanément de l’Empire, qui ni dans la construction d’un peuple, d’un Nous populaire dressé contre Eux les élites néolibérales, mais dans la refondation de la citoyenneté sociale, donc la réactivation de l’État social. Plutôt que d’un populisme de gauche, nous avons besoin d’un contre-populisme qui propose un projet de société et qui rende l’avenir désirable.

Non seulement je suis convaincu que c’est la seule voie de sortie du néolibéralisme, mais que c’est une voie parfaitement praticable sur le plan historique. Il est faux de dire que les États sont aujourd’hui dépossédés de leur pouvoir par les marchés et les institutions transnationales ; il est faux de dire que les protections sociales seraient devenues impayables ; ou encore, qu’à cause de la robotisation et de la numérisation de la production, le plein emploi serait une chimère. Une politique sociale coordonnée au niveau régionale (l’Europe), voire transatlantique, es parfaitement possible.

Une telle politique social suppose-t-elle une politique de l’hospitalité ? Vous savez que dans le Projet de paix perpétuelle (1795), Kant propose d’instituer un droit universel d’hospitalité qu’il définit comme « le droit qu’a l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi »[29]. Cette disposition fondatrice d’un droit cosmopolitique est indissociable de deux autres : au niveau des rapports des individus entre eux au sein de l’Etat, les Etats doivent être républicains (non dirions aujourd’hui : démocratiques) ; et au niveau des rapports des Etats entre eux, les Etats doivent s’unir au sein d’une Fédération dont le but premier est d’éviter la guerre entre eux. Il faut toutefois en rabattre sur la signification de ce droit d’hospitalité, car Kant précise qu’il s’agit d’un « droit de visite » et non d’un « droit de résidence ». Par « droit de résidence », Kant fait allusion au statut accordé dans l’Ancien Régime à des communautés particulières d’étrangers expulsées de leurs pays d’origine, souvent pour des motifs religieux (Juifs d’Espagne, Huguenots de France, etc.) – et il se prononce très clairement contre un tel droit accordé en bloc à des communautés entières. Ce qu’il préconise est un « droit de visite », c’est-à-dire tout simplement la libre circulation des biens et des personnes (il aurait certainement loué les échanges Erasmus !) [30]. Il semble donc très difficile (en fait : impossible) de convoquer le droit kantien d’hospitalité pour penser le sort des travailleurs migrants ou des demandeurs d’asile d’aujourd’hui.

 

Par contre, à un niveau plus transcendantal, le droit d’hospitalité est d’un intérêt immense. Car s’il faut accorder un tel droit à tout individu, c’est, dit Kant, « en vertu du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini ». Nous retrouvons ici, en fait, la distinction entre la borne et la limite. Si la terre est sphérique, cela signifie que les hommes sont requis de « se supporter les uns à côté des autres, personne n’ayant originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre ». Depuis que les vaisseaux et les chameaux (ces « vaisseaux du désert ») parcourent en tous sens l’espace terrestre, nous savons qu’il n’y a plus dehors, de confins où nous pourrions rejeter les étrangers. Le monde est notre limite. L’hospitalité est ce qui le rend vivable.

 

[1] Tandis que le verbe terminare et le substantif terminus désignent l’action de borner, arpenter, mesurer – importante au point que les Romains lui dédient un dieu, Terminus, qui présidait aux bornes (et donc aux propriétés). Terminus est à l’origine du français terme, à la fois point où se termine un déplacement, moment où prend fin une action, et mot considéré dans sa valeur de désignation, par contraste et donc en relation avec d’autres (« les termes du débat »).

[2] K.Marx, Le Capital. Livre I, trad. Jean-Pierre Lefebvre, PUF, p.165.

[3] « Le capital ne peut pas naître de la circulation, mais il ne peut pas non plus ne pas en provenir » (p.186).

[4] Si le capital devait financer le coût des externalités sociales ou écologiques engendrées par ses activités, il n’y aurait tout simplement pas de profits.

[5] Ibid., p.109.

[6] Amaël Cattaruzza, « La technologie révolutionne-t-elle la frontière ? Frontières et sécurité dans le monde contemporain, in L’archicube, n°13, Frontières : penser à la limite, décembre 2012, p.49 sq.

[7] L’archicube, n°13, Frontières : penser à la limite, décembre 2012, p.143.

[8] Les grands empires nomades (de Mahomet, Gengis Khan, Tamerlan, etc.) se sont constitués en effectuant des razzias sur des populations sédentaires, ou en les envahissant. S’il n’y a pas de politique nomade, c’est que soit ces nomades retournaient dans le désert ou la steppe une fois prélevé le tribut aux sédentaires, soit ils s’installaient sur le territoire de ceux-ci … et devenaient eux-mêmes sédentaires (comme les dynasties mongoles s’emparant de l’empire de Chine). (Emmanuel Terray, « Nomades et sédentaires dans l’histoire, du Moyen Âge à nos jours », in Combats avec Méduse, Galilée, 2011). A l’origine de l’opposition nomades – sédentaires, on trouve en fait (tout bêtement, dirais-je) la division du travail, devenue conflit de classes, entre éleveurs et agriculteurs – les hordes d’éleveurs fondant sur les agriculteurs qui, pour se défendre, construisent des cités fortifiées. On trouve trace de ce conflit dans la Bible (entre Cain le cultivateur et Abel le pasteur), ou encore dans L’Iliade, entre les Troyens retranchés derrière leurs remparts, et les Grecs pasteurs « nomades » (« le cheval est symbolique des éleveurs, et le rempart, des agriculteurs » – selon une interprétation de Benveniste). Le vocabulaire grec témoigne d’ailleurs de cette opposition : ethnos, c’est le peuple défini par ses racines (agriculteurs), tandis que genos, c’est le peuple défini par la naissance, la reproduction (éleveurs). Alors que les premiers s’organisent politiquement sous la forme du démos, les seconds s’organisent sous la forme du laos (« foule de guerriers », à l’origine). Bref, il est totalement impossible de caractériser les nomades par l’errance, la ligne de fuite, l’ouverture (comme le croit Deleuze), alors qu’ils sont complètement attirés, aimantés par les centres fixes occupés par les sédentaires. (Hervé Le Bras, L’âge des migrations, Autrement, 2017).

[9] Ibid., p.16.

[10] Chantal Mouffe, Agonistique. Penser politiquement le monde, Beaux-Arts de Paris éditions, 2016, p.64.

[11] Chantal Mouffe, Le paradoxe démocratique, Beaux-Arts de Paris éditions, 2012, p.49.

[12] Ibid., p.54.

[13] Ibid., p.65.

[14] Ibid., p.66.

[15] « Je défends l’idée d’un patriotisme de gauche car je crois qu’il y a un investissement libidinal très fort dans l’identité nationale. Il faut en tenir compte. C’est une erreur de diaboliser la nation ou d’en faire un instrument fasciste » (Interview au Figarovox, 11 avril 2017)

[16] « Dans la mesure où le peuple est hétérogène, il faut un principe articulateur pour le fédérer. Dans la plupart des cas, la personne du leader joue un rôle important. Elle permet au nous de se cristalliser autour d’affects communs, de s’identifier à un signifiant hégémonique » (ibid.)

[17] Martin Deleixhe, Aux bords de la démocratie. Contrôle des frontières et politique de l’hospitalité, Classiques Garnier, 2016, p.27-28.

[18] Etienne Balibar, « Frontières du monde, frontières de la politique », Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, La Découverte, 2001, p.175.

[19] Jacques Derrida, L’autre cap, Minuit, 1991, p.91.

[20] J’appelle disssensus communis (par allusion au sensus communis de Kant) ce dissensus qui produit du commun dans le mouvement même où il défait toute « évidence » sur ce commun.

[21] La notion de symbolique a été retravaillée dans la perspective d’un « communisme de la finitude » par le regretté André Tosel in « Pratique marxienne de la philosophie, raison et tiers symbolique », Actuel Marx 2/2008 (n° 44), pp. 147-164, et Du retour du religieux, Kimé, 2011. Je m’inspire ici abondamment de ses réflexions.

[22] Alain Godelier, Au fondement des sociétés humaines, Albin Michel, 2007, p.89 sq.

[23] Selon Benveniste, seuls Je et Tu, Nous et Vous, nomment des personnes au sens strict, car elles sont seules parties prenantes de l’allocution (je ne dis Je qu’à un Tu). Tandis que Il(s), Elle(s), Cela désignent ce dont parlent entre eux Je et Tu, comme d’une chose, d’un tiers, d’une absence, d’une « non-personne » (Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Gallimard, 1966, p.231 ; p.258-266).

[24] Jacques Donzelot, L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Seuil, 1994.

[25] Cf. Chantal Mouffe, Le paradoxe démocratique, Beaux Arts de Paris éditions, 2016.

[26] Robert Castel, Métamorphoses de la question sociale. Un chronique du salariat, Arthème Fayard, 1995.

[27] Sur ce point, il faut lire l’article important de Nancy Fraser, dont je suis ici l’argumentation (Fraser, 2014).

[28] Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2012, p.77.

[29] Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. Gibelin, Vrin, 1984, p.29.

[30] Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans demos, PUF, 2010, p.118 sq.

3 décembre 2017|Articles & Conférences, Non classé|