Plaisir et souffrance au travail

Je suis philosophe, pas psychologue. Je n’ai pas vocation à vous dire comment être heureux au travail (ou dans votre vie de couple), comment prendre du plaisir ou éviter de souffrir. Le métier du philosophe, ce n’est pas la clinique, mais la critique. La clinique, c’est aider une personne qui souffre (c’est ce que fait, classiquement, le psychologue ou le psychanalyste) ; la critique, c’est s’interroger sur les conditions qui font que les gens en général sont heureux ou malheureux.
Je suis philosophe politique. Le bien, le mal, le sens de la vie, ça m’intéresse peu. Pour moi, le plaisir, la souffrance, le bonheur, c’est une question politique – non pas au sens de savoir s’il faut voter MR ou PS, mais dans quel contexte historique on vit, comment on organise la société, quels sont les défis de demain, et comment nous allons relever ces défis – « nous » : les entreprises, l’État, les citoyens …

Dans cette perspective de « philosophie politique », je voudrais montrer ceci : c’est que notre système économique (je ne serai pas accusé de marxisme primaire si je qualifie ce système de « capitaliste ») est face à une contradiction majeure :

  • d’un côté, pour produire de la valeur, de la richesse, nous avons aujourd’hui besoin (et nous aurons de plus en plus besoin) de travailleurs épanouis, autonomes, et aussi coopératifs, sociables – car le plaisir et la coopération sont une condition pour être créatif, innovant ; or nous sommes dans une économie de l’innovation ;
  • mais d’un autre côté, ce même système économique met les individus en concurrence permanente, entretient un climat de compétition et de captation de la richesse au profit de quelques-uns, qui génère un stress, une souffrance rendant de plus en plus malheureux ceux qui travaillent (et plus malheureux encore ceux qui n’ont pas de travail).

 

Je voudrais m’interroger sur cette contradiction. Un concept a beaucoup de succès aujourd’hui en management : celui d’ « entreprise libérée » (expression forgée en 1988 par Tom Peters et défendue par Isaac Getz et Jean-François Zobrist), pour désigner les entreprises qui accordent plus d’autonomie, et donc de confiance, aux collaborateurs, et qui suppriment les contrôles inutiles et le poids de la hiérarchie. Le terme regroupe des expériences de terrain très hétérogènes ; il est aussi controversé, mais il est le signe qu’aujourd’hui, dans les entreprises, on a de plus en plus conscience que pour produire de la valeur, les collaborateurs doivent prendre du plaisir et des initiatives, qu’il faut leur faire confiance et les pousser à se faire confiance les uns les autres.

Mais une entreprise même « libérée » évolue dans un environnement économique et social qui lui, est de plus en plus soumis à la logique de la compétition, du stress, qui assèche la créativité et la confiance que les travailleurs peuvent avoir en eux et dans les autres.

Comment sortir de cette contradiction ? Ce sera la deuxième idée que je voudrais défendre dans cet exposé : nous devons cesser de confondre emploi et travail : l’emploi à l’avenir sera de plus en rare, il ne sera peut-être plus structurant, central, dans nos vies, mais selon la façon dont nous allons organiser ce déclin inexorable de l’emploi, nous allons soit vers une société qui sera un véritable enfer, car chacun devra se battre pour occuper les rares emplois qui subsisteront, soit vers une société qui nous permettra de nous épanouir au travail.

Car mon message fondamental, c’est que l’être humain prend du plaisir à travailler, que le travail contribue à rendre l’homme heureux. C’est tout sauf de la naïveté …

Le sens du travail

Cette idée que l’homme désire travailler, qu’il y prend fondamentalement plaisir, est une idée peu répandue, sans doute parce qu’elle paraît totalement contre-intuitive. Vous trouvez sur Internet une conférence d’un de ces philosophes français très médiatiques, André Comte-Sponville, devant un parterre de managers. Il soutient que l’homme ne désire pas travailler, que le travail n’est pas une valeur morale, ni pour le travailleur ni pour l’employeur :

  • pour le travailleur, ce n’est qu’une nécessité, un moyen de gagner sa vie vécu comme une contrainte, voire une souffrance (il rappelle l’étymologie du mot travail : lat. tripalium qui désignait un instrument de torture) ; et si des millions de gens jouent au loto, ajoute-t-il, c’est bien dans l’espoir de pouvoir arrêter de travailler ;
  • pour l’employeur, le travail est un coût, qu’il essaie de minimiser. Les chefs d’entreprise n’ont absolument pas pour objectif de créer des emplois, mais de créer de la richesse en utilisant le moins de travailleurs possible.

 

Après quoi, Comte-Sponville explique aux managers présents que c’est justement parce que le travail n’a pas de sens moral qu’il faut qu’ils se soucient du bien-être de leurs employés …

 

En fait, Comte-Sponville confond deux choses : le travail et l’emploi. Ce qui est en effet une contrainte, dénuée de sens et de valeur morale, c’est l’emploi, c’est-à-dire l’activité rémunérée par un salaire, en un espace et un temps imposés, dans une structure hiérarchisée où ce que je dois faire est généralement décidé par un autre. Mais le travail comme ensemble gestes et de paroles en vue de produire quelque chose (de matériel ou d’immatériel) avec d’autres, le travail en ce sens rudimentaire, fondamental, non seulement n’est pas une contrainte, mais un facteur de plaisir et d’épanouissement.

Je ne crains pas de dire que nous désirons profondément travailler. Imaginez que vous ayez des revenus vous permettant de vivre très confortablement sans devoir occuper un emploi : que feriez-vous ? Vous quitteriez peut-être votre emploi actuel, mais … vous travailleriez, au sens vous choisiriez le travail qui vous plaît vraiment : créer votre propre entreprise dans le domaine qui vous passionne, vous occuper d’une association, d’un club de sport ; bricoler, peindre, faire de la musique, etc. Il n’est même pas certain que vous travailleriez moins. Personnellement (mais je sais que j’ai une chance inouïe : faire des cours, de la recherche, des exposés, et cela de façon totalement libre, avec un revenu correct), je ne changerais presque rien à la vie que je mène actuellement : je m’achèterais la maison de mes rêves dans le sud de la France, mais je continuerais à faire mes cours et de la recherche. Sinon, comment expliquer ces chanteurs ou ces footballeurs vieillissants, immensément riches, mais incapables d’arrêter, alors qu’ils deviennent pathétiquement mauvais ?

Le salaire est d’ailleurs une motivation très relative. Quand on reçoit une augmentation substantielle, le plaisir que cela nous procure dure quelques mois tout au plus. Très vite, nous considérons que ce n’était que justice, et nous attendons déjà l’augmentation suivante. Par contre, passer (à salaire constant) d’un poste où l’on se morfond à un autre que l’on adore sera durablement vécu comme une véritable libération.

Paradoxalement, le salaire permet même de montrer que l’important, dans le travail, n’est … pas le salaire en tant que tel ! L’expérience suivante a été menée par des psychologues : ils ont demandé à des travailleurs ce qu’ils préféraient :

  • votre salaire augmente de 50%, vos collègues restant à leur salaire de départ ;
  • votre salaire augmente de 100%, mais celui de tous vos collègues est au double du vôtre (tous vos collègues : y compris la secrétaire nunuche de 23 ans, votre voisin de bureau qui est un tire-au-flanc, etc.) ?

Une large majorité des sondés préfèrent … la première option : l’augmentation relative, mais qui respecte la hiérarchie, le mérite, plutôt que l’augmentation en chiffres absolus, pourtant « objectivement » plus intéressante, mais socialement « injuste ». Preuve que l’essentiel, dans le salaire, c’est la reconnaissance. Ce que nous demandons avant tout, c’est d’être reconnus à ce que nous estimons être notre juste valeur (comparativement aux autres).

Mais je crois que cela ne suffit pas à donner sens à notre travail (car, comme je le disais, cette satisfaction salariale est de courte durée). Nous avons aussi le désir de ressentir autre chose : être utiles. Il est connu que les infirmières (dont les conditions de travail et de salaire sont médiocres) s’épanouissent bien plus dans leur boulot que les huissiers (profession très rentable, mais peu valorisante). Tout simplement parce que le travail de l’infirmière est unanimement considéré comme utile, comme la plupart des métiers du care (soin), ou ceux de l’éducation ou de l’art (c’est-à-dire tous métiers où l’on transforme directement et positivement la vie des gens).

Mais il y a encore une dimension supplémentaire, plus enfouie, moins visible, mais tout à fait essentielle, qui explique nous prenions plaisir à travailler : non pas le salaire, non pas l’utilité, mais la beauté. Ce que j’appelle la beauté, suivant en cela les travaux remarquables de Christophe Dejours[1], c’est deux choses :

  • faire son boulot dans les « règles de l’art » : le travail bien fait, la « belle ouvrage ». C’est l’électricien qui fait un beau tableau électrique, lisible, clair, sur lequel on pourra intervenir sans risquer l’électrocution : il éprouvera un plaisir (bien supérieure à n’importe quelle prime) à ce que l’un de ses collègues plus expérimenté lui dise : « chapeau, je n’aurais pas fait mieux ». Nous recherchons tous ce jugement de beauté délivré « par les pairs » ;
  • la beauté, c’est aussi l’originalité : on trouve une solution, on invente un « truc » qui, après, sert à tout le monde dans l’entreprise ou au-delà. C’est la différence entre l’artisan et l’artiste : l’artisan, c’est la beauté au sens de la conformité, le travail bien fait ; l’artiste, c’est la beauté au sens de l’originalité, ce qu’on appelle le « style », ce qui est inimitable, mais dont les autres vont s’inspirer. La recherche scientifique fonctionne sur ce principe de l’originalité, mais il existe en fait dans n’importe quel travail.

Avec cette exigence de beauté, avec cette dialectique entre conformité et originalité, on touche à quelque chose de fondamental chez l’être humain : son rapport à l’automatisme, et l’on touche donc aussi à un enjeu de civilisation crucial : l’automatisation de la production.

L’automaticité, c’est d’abord une caractéristique de l’être vivant. Tout être vivant reproduit automatiquement des comportements qui sont commandés. Si c’est génétiquement, on appelle cela des instincts. Mais chez l’être humain, ces automatismes comportementaux sont devenus culturels, ils sont fondés non plus (ou plus exactement : non plus seulement) sur la biologie, mais sur une éducation, une culture. C’est notre supériorité sur les animaux, mais elle provient en fait d’une déficience de départ : l’organisme humain naît inachevé, il doit donc être complété par des organes artificiels (exo-somatiques, extérieurs au corps : outils, machines) dans le cadre d’organisations sociales qui elles-mêmes évoluent, et se différencient les unes des autres.

 

Dans les années 60, l’anthropologue André Leroi-Gourhan a écrit un livre intitulé Le geste et la parole qui montre que l’acquisition de la station verticale lors de l’hominisation est un phénomène solidaire : d’un même mouvement, l’homme libère ses pattes antérieures et dégage le larynx, ce qui permet simultanément le geste (le prolongement de la main par l’outil) et la parole (la communication et la transmission de savoirs stockés dans la mémoire)[2]. Apprendre à parler, c’est acquérir des automatismes qui sont aussi des savoirs : savoir-faire (des produits) savoir-vivre (des modes de coopération) savoir-penser (des connaissances) – savoirs qui se transmettent par l’éducation et les apprentissages. On le voit, travailler est en ce sens quelque chose de fondamental, constitutif de notre humanité même.

 

Mais ce qui est remarquable chez l’être humain, c’est qu’il ne se contente pas de reproduire passivement les automatismes (paroles et gestes) qui lui ont été transmis ; il a aussi la capacité de se « dés-automatiser », de remettre en cause les automatismes acquis pour répondre aux imprévus, à une situation nouvelle, pour produire le monde en le transformant. « Travailler, c’est mettre en œuvre une faculté d’inventer à partir d’automatismes reçus, que l’on a d’autant mieux intériorisés que l’on est capable de les dés-automatiser »[3]. Prenons le cas du trompettiste de jazz Miles Davis : il a intériorisé, incorporé les automatismes au point qu’il fusionne avec son instrument, c’est-à-dire que ses organes endo-somatiques (sa bouche, ses doigts) ne font plus qu’un avec cet organe exo-somatique qu’est la trompette. Mais il devient virtuose quand il invente une bifurcation, quelque chose qui est au-delà de l’automatisme, de l’interprétation. Quand il interprète Autumn leaves (Les feuille mortes), il reproduit le morceau à la perfection, et en même temps il le réinvente complètement. C’est pourquoi Miles Davis n’est pas André Rieux. Nous ne sommes pas Miles Davis, mais comme lui, nous éprouvons du plaisir au travail quand nous arrivons à mettre nos automatismes acquis au service de cette désautomatisation, quand nous entrons dans un processus (même très modeste) de création, d’innovation.

 

On le voit donc : le travail n’est pas l’emploi, et c’est pourquoi le sens du travail est toujours au-delà de la mesure comptable de l’emploi : le salaire. Le sens, c’est quoi ? Il y a trois « sens » au mot sens : la sensation, la signification, la direction. Et aucun de ces trois « sens » n’est en fait monnayable :

  • le sens, c’est la sensation (les cinq sens, le somatique) : c’est le plaisir tactile, physique ou psychologique, que nous prenons à exercer notre métier. Évidemment, l’océanographe qui est passionné de plongée, l’acteur qui joue sur scène, prennent plus facilement plaisir que le maton ou la prostituée. Les sensations physiques, quotidiennes, jouent un rôle très important, souvent négligé par les organisations ;
  • le sens, c’est ensuite la signification : le sens d’un mot, c’est ce qu’il veut dire dans un ensemble (une phrase, un texte). La signification du travail, c’est le fait que mon job s’intègre, s’emboîte à celui des autres. A contrario, nous nous sommes tous retrouvés un jour mal à l’aise dans une réunion où l’on parle de dossiers auxquels on ne comprend rien, à propos desquels on n’a rien à dire, rien à apporter ;
  • le sens, c’est enfin la direction, le but : on revient ici à la question de l’utilité sociale. À quoi sert ce que je fais, ce que mon entreprise, mon organisation fait ?

 

Une connaissance, qui dirigeait une grosse organisation (dans le secteur non marchand), a été mise au « placard » il y a quelques années, avec une très belle augmentation de salaire : elle est en pleine dépression. Inversement, il y a cette anecdote racontée par un psychologue du travail : il observe un employé d’une des grandes organisations mutuellistes, dont le boulot consiste, seul dans son bureau, à trier des enveloppes. Le psy le croit malheureux, et lui dit : « ça ne doit pas être drôle tous les jours pour vous » ; mais l’employé se retourne et répond sèchement : « mais vous savez, la Sécurité sociale, c’est une grande idée ! ». Le sens comme direction, comme but permettait à cet employé de compenser le déficit de sens comme signification et comme sensation …

 

Trois niveaux de sens (sensation, signification, direction), donc : à chacun de ces niveaux, nous essayons de trouver du plaisir – qui est toujours un équilibre entre la répétition des mêmes automatismes (ce qui est nécessaire, rassurant, mais génère l’ennui, l’abrutissement) et l’improvisation face à des imprévus, des situations nouvelles (ce qui peut être stimulant, mais aussi psychiquement épuisant).

 

Voilà qui permet d’identifier la souffrance au travail. Je vais suivre une typologie très simple du psychologue du travail Christophe Dejours. Il distingue ainsi deux formes de souffrance, qu’il appelle aliénation :

  • l’aliénation sociale : le fait de ne pas être reconnu : je fais bien mon job, mais je n’ai aucune gratification, ni matérielle (j’ai un salaire médiocre) ni symbolique (personne, ni la hiérarchie ni mes collègues, ne me disent jamais que je travaille bien). C’est le motif le plus connu et le plus courant de souffrance au travail. À l’extrême de la non-reconnaissance, il y a l’humiliation et le harcèlement ;
  • mais il y a aussi l’aliénation culturelle : je suis reconnu, tout le monde est même très soudé dans l’organisation, mais je suis contraint de mal travailler, pour respecter des objectifs de production irréalistes. Je suis obligé de bâcler mon travail, au mépris des règles de l’art, de la qualité voire des normes de sécurité. C’est le syndrome du Comité central du Parti qui a perdu tout contact avec la base (c’est ainsi que l’URSS s’est effondrée, de l’intérieur : les plans quinquennaux décidés en haut lieu étaient coupés de la réalité, tout le monde le savait, mais faisait semblant de les respecter). C’est l’état-major militaire qui ne comprend plus ce qui se passe sur le champ de bataille. Ou les managers qui prennent leurs décisions sur base de rapports d’activité qui sont faux, construits à partir de distorsions à tous les étages de l’organisation, en fonction de la seule image de l’entreprise[4]. C’est l’électricien qui n’a plus le temps de faire un beau tableau électrique, encore moins d’inventer une solution originale, ce qui n’est pas encore dramatique, mais qui peut le devenir si l’employé est obligé de mentir, ou d’abuser les clients, par exemple en leur faisant acheter des trucs inutiles.

 

Il y a donc deux types de souffrance au travail : (1) le manque de reconnaissance, le sentiment d’être inutile, de ne servir à rien, dans notre rapport aux autres ; et (2) la perte de lien avec le réel, dans notre rapport au monde. Quand les deux formes d’aliénation se conjuguent, c’est le rapport à soi qui est atteint : on commence à douter se soi, à penser qu’on est nul, ou qu’on devient fou, et la souffrance psychique peut devenir maximale : burn out, dépression, jusqu’au suicide.

 

Or ce que je voudrais montrer maintenant, c’est que nous sommes dans une économie qui génère de plus en plus ce type de souffrance, qui transforme les travailleurs en automates stressés, agressifs, donc non-créatifs et finalement non-productifs, alors même que la création de richesses, aujourd’hui, repose essentiellement sur la capacité d’inventer, d’innover, de se dés-automatiser.

L’économie « hyperindustrielle » et le plaisir au travail

On a coutume de dire que nous sommes entrés (depuis vingt, trente ans déjà) dans une économie « postindustrielle ». Il vaudrait sans doute mieux dire « hyperindustrielle », car on n’a jamais produit autant d’objets industriels (de tôles ondulées, de téléphones, de vêtements, etc.). Mais ce qui est vrai, c’est que la création de richesses se trouve moins dans la fabrication « matérielle » d’un objet (par exemple : la gélule d’un médicament ou la production d’électricité) que dans sa conception en amont (la découvert de la molécule ou le concept des énergies vertes) et dans sa commercialisation en aval (le marketing, la vente, le F2F, etc.). Bref, la création de valeur se trouve dans la production immatérielle.

 

Dans la production industrielle (disons : au XIXe et XXe), la plus-value était réalisée par le patron en coordonnant sur un même site (l’usine), de la façon la plus efficace possible, le travail de centaines d’ouvriers, de techniciens et d’ingénieurs. La division du travail était poussée à l’extrême, pour automatiser au maximum la production. C’est le taylorisme, immortalisé (mais surtout : moqué, critiqué !) par Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes. La crise de 29 et la guerre 40-45 vont obliger les dirigeants économiques et politiques à changer de système social. Un compromis social sera passé entre les forces du capital et les forces du travail : la production industrielle capitaliste se poursuit, mais une part de la croissance est dorénavant affectée à l’augmentation du niveau de vie et à la protection des travailleurs. La sécurité sociale est en effet « une grande idée ». La dureté des conditions de vie et de travail était donc compensée par une grande sécurité d’existence, ainsi que la conviction que « demain sera meilleur », que « nos enfants vivront mieux que nous ».

 

Tout a changé. Dans la production hyperindustrielle, la fabrication matérielle est assez secondaire, car robotisée. La plus-value est réalisée par l’entrepreneur en stimulant l’innovation, la recherche, l’esprit d’équipe. Le site de production n’est plus localisé dans l’usine : il se trouve éclaté grâce aux TIC. À l’usine se substitue le réseau urbain où se trouve l’entreprise, qui cherche à s’implanter dans de ce qu’on appelle les « villes créatives », où se concentrent chercheurs, artistes, créatifs, etc. En ce sens, il est en effet rationnel pour les entreprises de vouloir se « libérer » (et libérer leurs collaborateurs) des contraintes du management, du contrôle, de la hiérarchie qui les empêchent de créer, de prendre des initiatives, de faire preuve de curiosité, de transversalité, etc.

 

Fort bien. Mais notre économie n’est pas seulement immatérielle ou cognitive ; elle est aussi hyperfinanciarisée. La financiarisation, c’est très concret : c’est un mécanisme de ponction de la richesse des entreprises via la maximisation de la rentabilité pour générer, non pas du profit, mais de la rente. C’est ici que le capitalisme actuel est, à mon sens, complètement dysfonctionnel. Dans l’économie d’aujourd’hui, on s’enrichit davantage par la rente que par le profit (le salaire, même élevé, permettant très rarement de s’enrichir).

 

Quelle est la différence ? Le profit, c’est la plus-value que l’entrepreneur retire du processus de production qu’il organise en tant qu’inventeur d’un produit et/ou manager (« libéré » ou non) ; personnellement, je trouve le profit légitime, car il résulte lui-même d’un vrai travail (à condition qu’il ne soit pas le résultat d’une surexploitation, et qu’il contribue à la solidarité via la fiscalité). Tandis que la rente, c’est ce que vous retirez du seul fait de posséder un patrimoine (un parc immobilier, un portefeuille d’actions ou obligations, etc.), via un mécanisme financier. Le personnage important, ici, c’est le trader. Évidemment, le trader « travaille » aussi, si l’on veut, mais pas pour l’entreprise elle-même ; il ne produit aucune valeur, il ne fait que la capter, sans vision à long terme.

 

C’est la différence entre Eugène Shueller, créateur de l’Oréal et qui en a retiré environ 1 milliard € de profit, et sa fille Liliane Bettencourt, qui n’a jamais travaillé une heure de sa vie, dont le seul « mérite » est d’être l’héritière de son père, et qui retire de cet héritage une rente annuelle de 400 millions € (sa fortune étant estimée à 40 milliards $). Ou entre Johan Colruyt, fondateur des magasins du même nom, et Albert Frère, pur prédateur financier.

 

Dans Le capital au XXIe siècle, l’économiste Thomas Piketty montre que nous revenons au monde de Balzac, à l’âge des héritiers et des rentiers qui extraient une plus-value supérieure à la croissance économique. La rente tourne aujourd’hui autour des 5-10%, alors que la croissance n’est que de 1-2% (formule r > g) [5]. Système qui, en plus d’être moralement contestable (des gens qui s’enrichissent fabuleusement en dormant), est dysfonctionnel, car il est un frein à la consommation des ménages et à l’investissement. Il est même de plus en plus une extorsion de richesse aux ménages et aux États (notamment via le surendettement privé et public) – extorsion qui est destructrice du capitalisme lui-même, puisqu’elle dévore de ce qui fait la force du capitalisme, à savoir la création de richesses.

 

Le capitalisme néolibéral est donc un mécanisme de capture de la valeur – mécanisme qui est extérieur à la production elle-même, mais qui a tout de même des conséquences directes sur la production, donc sur les individus : c’est que, au nom de la rentabilité maximale (une entreprise ne doit pas seulement être rentable, dégager du profit, mais elle doit faire plus de profit que l’actionnaire ne pourrait en trouver en plaçant son capital ailleurs), ce système met les entreprises et les individus qui y travaillent en situation de concurrence, de compétition, de jetabilité potentielle. Donc de guerre de tous contre tous, et par conséquent de stress et de grande souffrance. Même si toute l’économie n’est pas dans la dépendance directe de cette logique (la majorité des entreprises, et bien sûr les services publics, ne sont pas sous la coupe directe d’investisseurs boursiers ou financiers), l’ensemble de l’économie est quand même affecté par cette logique, celle du darwinisme social : cette logique consiste en une « sélection naturelle » des individus et des entreprises les plus rentables à court terme. Ce capitalisme prédateur est fondamentalement différent du capitalisme entrepreneurial – on peut même dire qu’il lui est opposé.

 

Les plus âgés disent souvent qu’avant, les gens avaient plus le goût de l’effort, du travail, que les jeunes d’aujourd’hui. Mais c’est oublier que pendant la période industrielle, notre courageux travailleur avait la sécurité de l’emploi ; qu’un seul salaire suffisait pour faire vivre un ménage (c’est-à-dire que les femmes restaient à la maison) ; et qu’il avait la quasi-certitude que demain sera meilleur, que ses enfants feraient des études. Un ouvrier pouvait raisonnablement espérer que ses enfants deviendraient employés, et ses petits-enfants, cadres. Cette sécurité existentielle et cette vision optimiste de l’avenir se sont effondrées, si bien que les individus se retrouvent aujourd’hui dans ce qu’on appelle un « double-bind » : d’un côté, on leur dit « soyez autonome, créatif, sympathique » ; mais d’un autre côté, on leur dit « soyez plus créatif, plus rentable que votre collègue, sinon vous serez viré ». Toute la perversité du système tient dans ce « soyez plus », dans la mise en compétition de tous contre tous. Car il est évident que quelqu’un qui arrive au boulot la peur au ventre ne sera pas autonome, créatif et sympathique !

 

Et le risque de se faire virer sera d’autant plus grand qu’à l’avenir, l’emploi va continuer à se raréfier, dans des proportions telles qu’on peut se demander si nous ne vivons pas actuellement la fin de la société salariale. Nous n’avons pas encore pris la mesure des conséquences de l’automatisation et de la numérisation de la production. Cette conséquence, c’est la destruction de la majorité des emplois qui existent aujourd’hui[6].

 

En soi, la robotisation et la numérisation, c’est un progrès. On doit se réjouir que demain, les robots remplacent le travail dans les mines, le nettoyage des égouts ou le transport routier. Mais les applications de l’intelligence artificielle automatisées et interconnectées créeront beaucoup moins d’emplois qu’elles n’en supprimeront. Certes, il faudra des ingénieurs et des techniciens pour créer ces robots. Mais par définition, si l’on invente un robot, c’est pour qu’il remplace trois, quatre, dix emplois. Tous les secteurs seront concernés, de la caissière de supermarché au chirurgien, du conducteur de bus au Professeur d’Université, du magasinier au pilote d’avion, de la femme d’ouvrage au notaire – et j’en passe …

 

La défense de l’emploi, c’est la grande hypocrisie de nos dirigeants politiques, patronaux et syndicaux, qui savent tous très bien qu’à long terme, c’est un combat perdu d’avance. L’emploi comme activité rémunérée par un salaire va, non pas disparaître, mais perdre sa centralité. Est-ce une catastrophe ? Oui, si nous persistons à confondre travail et emploi, et si la mainmise de la finance sur l’économie se poursuit. Non, si nous inventons de nouvelles formes de revenu et de travail. L’automatisation est une chance formidable pour l’humanité, à condition de déconnecter le travail de la forme « emploi ».

 

Le capitalisme financier et prédateur actuellement dominant a intérêt à préserver la forme « emploi ». Pourquoi ? Parce que l’emploi, demain, sera non plus un outil « d’exploitation » des travailleurs, mais de sélection des individus les plus rentables et (surtout) les plus dociles. C’est à ces compétiteurs conformistes qu’on réservera les rares emplois encore disponibles. L’automatisation risque alors de se refermer comme un piège : il n’y aura plus d’innovation ; mais nous serons nous-mêmes transformés en automates, en machines dociles affectées à l’entretien des machines. Nous serons jetables, comme les outils. Le sentiment d’être jetable, d’être utilisé puis poubellisé, est déjà ce que ressentent beaucoup de gens. Mais cette dynamique est autodestructrice, car elle finira par tarir ce qui à la source de la richesse : la créativité de ceux qui ont le temps et le droit d’inventer, de se former ; ainsi que la coopération informelle de ceux qui échangent, discutent, se challengent, etc.

 

Pour stimuler cette créativité et cette coopération, il faudrait une économie davantage tournée vers le long terme (ce que seule, à mon avis, peut faire une économie mixte), pour pouvoir investir dans des secteurs socialement utiles : les énergies renouvelables, la recherche, ou encore tout le secteur des soins (la dépendance des personnes âgées, par exemple, est un défi gigantesque). Dans le secteur du care, ou celui de la création, les robots ne remplaceront jamais les hommes.

 

Mais il faudra alors instituer d’autres types de revenus que le salaire. Certains plaident pour une « allocation universelle » qui serait versée à tous de manière inconditionnelle et qui permettrait de vivre plus ou moins correctement, et que chacun pourrait compléter, s’il le souhaite, par un salaire ou d’autres formes de revenu (il existe à peu près autant de versions de l’allocation universelle que d’économistes, des libéraux aux communistes).

 

Je préfère pour ma part la formule du « revenu collaboratif »[7] : l’emploi reste la source de revenus de référence, mais tout individu qui perd son boulot ou qui veut le quitter (temporairement ou définitivement) aura droit à un revenu pour lui permettre de se former, se réorienter, réaliser des projets associatifs, créatifs, etc., bref développer ses « capacités ». C’est, si vous voulez, le modèle des intermittents du spectacle, ou celui que nous universitaires connaissons bien, « l’année sabbatique ». Ainsi serait rémunéré tout le « travail » indirect, souvent collaboratif, que nous effectuons quand nous nous formons ou nous engageons pour une cause, quand nous voyageons, discutons, créons, etc. L’automatisation est alors une chance : elle nous libère des tâches automatisées, dorénavant exécutées par des robots, pour nous permettre de vraiment travailler, c’est-à-dire de faire ce qui nous procure le plus de plaisir : nous dés-automatiser, développer des savoirs-faire (techniques), des savoirs-vivre (paroles, informations) et des savoirs-penser (spiritualités, philosophies) originaux et épanouissants. Quand nous y songeons, cette utopie est à portée de la main. Mais si le travail reste enfermé dans la forme emploi, et que celui-ci devient de plus en plus rare, alors nous courrons à la catastrophe …

 

Le choix n’est donc pas entre automatiser et dés-automatiser, mais entre une automatisation pour augmenter la concurrence entre tous, ou pour nous permettre de nous épanouir au travail. C’est toute la différence entre une société de compétiteurs, qui sont des représentants plus ou moins performants d’un même moule, et une société de créateurs, qui sont des singularités dans un rapport d’émulation. Je n’ai pas de doute sur la voie qu’il faut emprunter. Mais j’en ai beaucoup, je dois l’avouer, sur les chances d’y arriver dans un avenir plus ou moins proche …

[1] Entre autres, Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil (1998), 2009 ; Travail, usure mentale, Bayard, 2015.

[2] André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Technique et langage ; Le geste et la parole. La mémoire et les rythmes, Albin Michel, 1965.

[3] Bernard Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail ! Entretien avec Ariel Kyrou, Mille et Une Nuits, 2015, p.61.

[4] Christophe Dejours, « Résistance et défense. Entretien avec Domique Lhuillier », Nouvelle revue de psychosociologie, 225-234 (disponible sur www.cairn.info).

[5] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Le Seuil, 2013.

[6] Bernard Stiegler, La Société automatique : 1. L’avenir du travail, Fayard, 2015 ; L’emploi est mort, vive le travail! Entretien avec Ariel Kyrou, Fayard/Mille et une Nuits, 2015.

[7] Je suis à nouveau Bernard Stiegler, L’emploi est mort, vive le travail! Entretien avec Ariel Kyrou, Fayard/Mille et une Nuits, 2015.

11 janvier 2016|Articles & Conférences|