Préface à l’ouvrage d’Hassan Jarfi, « Le couloir du deuil »

Ce jeudi 6 février 2014 est créée la Fondation Ihsane Jarfi, du nom de ce jeune homosexuel mort sous les coups de quatre individus le 1er mai 2011. La Fondation a entre autres pour objet l’assistance aux victimes d’agressions discriminatoires et homophobes et le soutien à des campagnes de sensibilisation visant le grand public. Je suis honoré que M.Hassan Jarfi m’ait demandé d’en être un des membres fondateurs. Honoré qu’il m’ait aussi sollicité, il y a un an, pour rédiger la préface du livre qu’il a écrit en mémoire de son fils, « Le couloir du deuil », édité chez Luc Pire  en 2013.

Hassan Jarfi a écrit un tombeau pour son fils Ihsane. En littérature, « tombeau » désigne un poème en hommage à un défunt. Ce tombeau est un livre de douleur et de douceur. Un livre de colère et de dialogue. Une méditation sur ce qui nous échappe.

Un livre de douleur. Celle d’un père qui a perdu son fils dans les conditions atroces que l’on sait. Cette douleur insupportable est présente de la première à la dernière page, et elle devient la nôtre. Par petites touches, elle fait écho à d’autres souffrances, qu’Hassan Jarfi a dû affronter durant sa vie : la pauvreté dans son enfance, le déracinement, l’intolérance. Toutes ces douleurs se croisent et se répondent l’une l’autre, en un exil sans fin dont Ihsane est l’origine et l’horizon.

Un livre de douceur. Sous l’existence blessée perce malgré tout la douceur de vivre, de penser, de rêver. Pointent à tout instant la raison sensible de la tradition soufie (à laquelle Hassan Jarfi appartient), mais aussi la poésie. On croise des grands-mères jeteuses de sort, des djinns qui surveillent les canalisations d’eau. Une poule blanche apparaît en rêve au jeune casablancais pour lui annoncer son départ pour l’étranger. Le père voit son fils au milieu des âmes et des oiseaux. Les oiseaux sont d’ailleurs partout présents, comme s’ils délivraient Hassan Jarfi de la pesanteur du monde. Cette douceur est une forme de sagesse. Un antidote à tout ce qui est extrême ou excessif. Curieusement, c’est nous, lecteurs, qui sortons comme apaisés …

Un livre de colère. Une colère sans haine, mais brûlante. « Ma tolérance, ma religion, le fait que je sois papa d’un garçon gay me pousse à agir. Je suis en colère. Ihsane ne me sera pas rendu. Alors je dois maîtriser cette colère et l’orienter positivement ». Tout est dit. Aux assassins d’Ihsane, il n’adresse pas un mot. C’est à la justice de faire son travail. Le Centre pour l’égalité des chances, institution publique indépendante de lutte contre les discriminations, s’est constitué partie civile auprès de la famille, afin que le motif d’homophobie, d’autres peut-être (origine, religion ?), soit pris en compte lors du procès. Mais n’est-ce pas réduire Ihsane à son orientation sexuelle, en faire une icône « gay »? Au contraire. Ceux qui l’ont réduit à son homosexualité, ce sont ses assassins ! L’homophobie, c’est précisément ne voir en l’autre qu’un « homo ». Or, insiste justement son père, Ihsane était aussi – avant tout – fils, frère, ami, croyant, collègue, voisin, etc. Lui rendre justice, c’est lui faire recouvrer la multiplicité de ses identités.

Un livre de dialogue. Il faut montrer aux semeurs de haine que la parole, le partage, le croisement des cultures sont plus forts. Hassan Jarfi ne disserte pas abstraitement sur le dialogue des cultures ; il évoque sa propre expérience de vie, entre cultures berbère (son père) et arabe (sa mère), entre cultures marocaine et européenne, entre islam et judaïsme, islam et modernité, etc. Un islam d’ Europe, démocratique, respectueux de tous, y compris des homosexuels, est possible ; il est en marche. A condition que l’Europe elle-même ne sombre pas dans l’islamophobie… Il est urgent d’y travailler tous ensemble : qui entendra ce message ?

Une méditation sur ce qui nous échappe. Hassan Jarfi s’interroge sur l’homosexualité de son fils. Pour le Musulman qu’il est, cela reste un mystère. Naît-on homosexuel ou le devient-on ? Mais alors par quelles influences ? Et si c’était une sorte de djinn femelle hantant le corps de certains hommes ? Pendant qu’Hassan Jarfi nous livre avec pudeur et franchise ses interrogations, nous mesurons le chemin de tolérance parcouru vers le fils chéri, et nous devinons combien ce fut difficile. Dirais-je que pour moi aussi, l’homosexualité est un mystère ? Mais l’hétérosexualité, la bisexualité, tout autant ! N’est-ce pas le désir lui-même qui est un mystère ? Une société de tolérance, c’est une société qui accepte de ne pas trancher ces questions, et qui permet à chacun de vivre selon « l’obscur objet de son désir », pourvu que ce soit dans le consentement et le respect de l’autre.

Ce qui nous échappe d’une toute autre manière, c’est le meurtre d’Ihsane lui-même. Certes, la violence est partout présente dans notre société – vols, harcèlements, délinquance, xénophobie, licenciements, chômage, guerres, terrorisme, etc. Mais le plus souvent, il y a une « explication », soit par la « raison » (calcul, intérêt) soit par la « passion » (vengeance, fanatisme). Mais la violence qu’a subie Ihsane est une violence gratuite, sans « raison » ni « passion ». Une violence sans adresse. Le philosophe que je suis est démuni. Comment des individus peuvent-ils en arriver à un tel point de désocialisation et de déshumanisation ? Est-ce cela que les religions et les morales appellent le Mal ?

Le martyre d’Ihsane Jarfi met notre société face à deux questions abyssales : celle du désir et celle de la violence. Ce désir qui nous met si mal à l’aise, surtout quand il sort des « normes ». Cette violence qui surgit à tout instant, sous forme d’une barbarie sans nom. Questions qui hantent le triple « couloir » d’Hassan Jarfi (couloir de « rêve », de « peine » et de « tortures »). Questions qui nous hantent tous.

Toutefois, que ces questions demeurent des énigmes sur le plan philosophique, ne signifie pas qu’on ne puisse, comme citoyens, les affronter. La seule réponse, à la mesure de notre finitude humaine, c’est la démocratie : à la question du désir et de la sexualité, elle répond par la tolérance et l’égalité de traitement ; à la question de la violence, même extrême, elle répond par la justice et l’Etat de droit. Espérons qu’elle ne nous déçoive pas.

 

5 février 2014|Chroniques & Opinions|