Conférence-débat avec Françoise Tulkens, Vice-Présidente de la Cour européenne des droits de l’homme, le 19 septembre 2013 à l’Université Libre de Bruxelles, dans le cadre de la Rentrée Académique 2013 : « Quels défis pour les droits de l’homme aujourd’hui ? 60 ans de Convention européenne des droits de l’homme ». Le texte de la conférence a paru dans la Revue Trimestrielle des Droits de l’Homme (98/2014), 2014.
Le cadeau qui m’est fait (car c’en est réellement un) de participer à cette conférence-débat est tout de même, par certains côtés, un cadeau empoisonné. Je porte sur les droits de l’homme, que nous sommes ici pour célébrer, un regard assez critique, et sur tout ce qui se présente comme une forme de « droit naturel », un regard plus critique encore. En m’invitant, Guy Haarscher me met dans la situation, à la fois excitante et inconfortable, de devoir jouer le rôle du « mauvais coucheur » de service, d’instigateur de polémique, face à Françoise Tulkens dont j’admire le parcours et avec qui j’entretiens les rapports les plus amicaux.
Mais je ne vais pas m’esquiver. La critique des droits de l’homme doit être faite et renouvelée. Mes observations seront massives – je m’en excuse auprès des « professionnels » des droits fondamentaux – juristes ou philosophes. Elles portent sur les rapports entre droits de l’homme et politique, ou si l’on veut entre homme et citoyen.
La critique la plus fondamentale faite aux droits de l’homme, c’est le primat conféré aux droits individuels sur les liens d’appartenance civique et communautaire, la promotion de l’individu à laquelle ils conduiraient au détriment du bien commun. Cette critique est aussi vieille que les droits de l’homme eux-mêmes. Mais avec le triomphe du néolibéralisme, de l’hyper-individualisme, de la société de consommation, cette critique touche le noyau même de notre culture. Dans le contexte intellectuel continental, on la trouve sous deux variantes principales – l’une héritée de Freud, l’autre de Marx.
Dans la filiation de Freud via Jacques Lacan, la prolifération des droits individuels est identifiée à une croissance non maîtrisée de nos désirs résultant du déclin inexorable du Père symbolique, du « grand Autre ». Selon Pierre Legendre, l’Etat ne joue plus aujourd’hui son rôle de garant du droit civil qui inscrit chacun de nous dans une filiation, une généalogie. Les droits comme prérogatives naturelles des individus étant coupés du droit comme institution, plus rien ne viendrait « interdire » les fantasmes de « l’ego-roi » et séparer le sujet d’avec lui-même. Notre civilisation serait celle de la dé-Référence, et de la dés-institution ((P.LEGENDRE, Sur la question dogmatique en Occident, Fayard, 1999.)). Sous des formes diverses ((A. SUPIOT, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Seuil, 2005 ; R-D. DUFOUR, L’art de réduire les têtes : sur la nouvelle servitude de l’homme libéré à l’ère du capitalisme total, Denoël, 2003 ; L’individu qui vient … après le libéralisme, Denoël, 2011. Aux yeux de Dufour, l’Occident est passé de l’antique nécessité du contrôle des passions (« connais-toi toi-même » = « connais tes limites ») à l’injonction de les libérer (« Tu libèreras tes pulsions et tu chercheras une jouissance sans limite ! »). La modernité nous a fait basculer d’un coup du sujet « névrotique », soumis au « surmoi » culpabilisant des grands récits religieux, au sujet « narcissique » incapable de limiter et de maîtriser ses pulsions.)), cette « anthropologie catholique du Père » domine aujourd’hui les discussions sur les jeunes, la sexualité ou les nouvelles technologies médicales –où l’on dénonce à-tout-va la « perte des pères et des repères », la tyrannie du « moi » voulant satisfaire tous ses fantasmes, le déni de la « différence » à l’origine du mariage homosexuel, des mères-porteuses, du clonage, etc. Nombre de juristes, psychologues, travailleurs sociaux, ont avalisé ce diagnostic lacanien de la déglingue de « l’Ordre symbolique » …
Dans une filiation marxiste, les droits de l’homme sont également critiqués comme l’outil d’une gouvernance globale opérant directement sur les sujets humains, dans l’intérêt exclusif des détenteurs du capital. Cette gouvernance, le théoricien néo-communiste Antonio Negri l’appelle « Empire », et par quoi il entend, non pas l’impérialisme (soit la domination de l’Occident sur le monde, dépassée) mais un appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, sans frontière ni centre, qui s’appuie sur toute une série d’institutions supranationales (Fond Monétaire International, Organisation Mondiale du Commerce, mais aussi Cour de Justice de Luxembourg, Cour pénale internationale, et Cour européenne des droits de l’homme)((A.NEGRI et M.HARDT, Empire, 2000.)). Celle-ci ferait donc partie d’un vaste mouvement de cosmopolitisation de la justice, d’internationalisation des litiges liés à l’extension des échanges globaux (flux financiers, migrations) et des risques globaux (terrorisme, crimes de guerre, environnement). Elle serait l’un des bras armés de la « cosmopolice » contemporaine. Certes, Negri ne plaide pas pour un recentrage du vivre-ensemble sur les Etats-Nation, mais pour une insurrection des « multitudes ». Pour un autre néo-communiste devenu une star médiatique, Alain Badiou, les droits de l’homme relèvent d’une idéologie victimaire – elle réduit l’être humain à son être-victime, à sa substructure animale d’être vivant (droit de n’être offensé ni dans sa vie, ni dans son corps, son identité sexuelle ou raciale)((A.BADIOU, L’éthique. Essai sur la conscience du Mal, Hatier, 1993.)).
Ces critiques (qu’elles s’appuient sur Freud ou Marx, ou les deux) vont dans le même sens : les droits de l’homme, c’est la perte du sens du collectif, le déni de l’être communautaire de l’homme (Marx)((Dans le célèbre essai « À propos de la Question juive », Marx soutient que la liberté proclamée dans la Déclaration n’est rien d’autre que la liberté « négative » du propriétaire, la liberté « de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté ». Car, poursuit-il, « l’application pratique du droit de liberté, c’est le droit de propriété privée. Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société » (Œuvres, III Philosophie, Pléiade, 1982, p.367). Le prolétaire, qui n’est propriétaire de rien sinon de son corps (= sa force de travail), n’a que la « liberté » d’accepter d’être traité comme une marchandise. Plus tard, dans Le Capital, il réitérera cette critique : « la sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Egalité, Propriété et Bentham !» (Œuvres, Economie I, Pléiade, 1965 p.726).)) et/ou des rapports socio-affectifs ancrés dans les institutions (Freud).
Je ne crois pas que ces critiques soient pertinentes. Il est tout simplement faux, je pense, de dire que les droits de l’homme ne relient pas les hommes. Deux arguments peuvent être avancés en faveur de la dimension intrinsèquement politique des droits de l’homme.
Tout d’abord, même s’il est vrai que les droits de l’homme sont des droits individuels au sens où le porteur de ces droits est l’individu en tant qu’individu (et non plus, comme dans les sociétés pré-modernes, en tant que membre de telle communauté, ou en fonction de son statut ou de sa caste), le combat pour les droits de l’homme, lui, est collectif. Les droits ne sont jamais acquis mais conquis, arrachés. Les droits de l’homme unissent des acteurs qui se mobilisent ensemble. La Cour européenne des droits de l’homme n’aurait pas l’autorité qui est la sienne si n’existait la vitalité du tissu associatif ou militant qui tous les jours, en Europe, travaille en faveur des droits de l’homme. Nous voyons d’ailleurs combien le combat pour les droits « individuels » est un vecteur puissant de sociabilité démocratique dans des pays, comme la Russie ou la Chine, où la démocratie est balbutiante, pour ne pas dire inexistante. Dans ces pays, une communauté civique, démocratique existe grâce aux militants des droits de l’homme (intellectuels qui militent pour la liberté d’expression, militants lesbigay, féministes, etc.).
Ensuite, comme l’avait déjà montré Claude Lefort dans les années quatre-vingt, la liberté consacrée par les droits de l’homme n’est pas, comme le prétend Marx, la liberté « de l’homme séparé de l’homme et de la communauté », mais une liberté de rapports : liberté d’expression, d’opinion, d’entreprise, soit le droit de l’homme de sortir de soi-même et de se lier aux autres, sans être confiné dans le carcan des statuts et des ordres((Cl.LEFORT, Droits de l’homme et politique, in L’invention démocratique, Fayard, 1981.)). Historiquement, faut-il le rappeler, l’émergence des droits de l’homme au XVIIIe siècle est contemporaine de l’invention de nouvelles formes de sociabilité et de civilité : sociétés littéraires ou savantes, revues, salons, loges maçonniques, où les rapports entre individus ne sont plus médiés par le statut social ou l’appartenance religieuse, mais institués au sein d’un espace public d’égale prise de parole et de débat.
Le risque n’est donc certainement pas que les droits de l’homme ne relient pas les hommes entre eux. Au contraire, dirais-je, le risque est qu’ils les relient au sens fort, au sens de la religio (selon une étymologie du reste contestée : religare = relier). Le risque, c’est que les droits de l’homme deviennent une forme de religion qui nous rassemble, comme s’ils étaient le sanctuaire d’une morale dont nous serions dépositaires, et que nous aurions à célébrer et à préserver. Voilà pourquoi je disais en commençant que la solennité de cette manifestation me mettait quelque peu en porte à faux avec mon propre discours.
Je ne voudrais pas, par ce biais, relancer l’interminable querelle autour du droit naturel (d’autant qu’avec la Cour européenne des droits de l’homme, nous sommes bel et bien dans l’ordre du droit positif) ; mais enfin la question sous-jacente à toutes les discussions sur ce sujet, c’est quand même de savoir si quelque universel s’impose à tous, aux Etats comme aux individus.
J’accorde volontiers à la rhétorique lacanienne qu’il y a chez l’humain nécessité anthropologique du tiers, de la Référence. Pour que deux sujets humains (un « je » et un « tu ») fassent « société », il faut en effet, entre eux, un « il », un espace-tiers. Sinon, il n’y a que des « je-tu » encollés l’un à l’autre, donc de la rivalité et de la concurrence, comme dans la dialectique du « Maître et de l’Esclave » de Hegel ou « l’état de nature » de Hobbes. On peut alors faire l’étude de toutes les Références que l’humanité s’est inventées à travers l’histoire. D’abord les Esprits et les Ancêtres, puis Dieu ou les Dieux dans les sociétés dites théologico-politiques, où la justice est soumise au régime de l’hétéronomie (la loi vient d’un Autre). Avec la modernité, la Référence devient l’Homme lui-même. C’est lui qui se donne ses propres lois. En s’émancipant de la volonté des Dieux, il entre dans le régime de l’autonomie. La question de la justice se confond dorénavant avec celle de la liberté.
J’ai toujours pensé que ce tournant de la modernité perdait sa force émancipatrice quand il ne consistait qu’en une substitution de centre à centre, comme si l’Homme ne faisait que prendre la place de Dieu comme Référence de tout système de pouvoir et de tout rapport social((E.DELRUELLE, L’humanisme inutile et incertain. Une critique des droits de l’homme, Labor, 1996. J’ai réitéré cette critique récemment dans « Humanisme pratique et antihumanisme théorique, in Espace de Libertés, avril 2012.)). Au contraire, les droits de l’homme opèrent une rupture d’un autre ordre, qui consiste à déconstruire (ce qui ne veut pas dire détruire) toute Référence, toute verticalité, tout ordre social fixe. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’ordre, que tout est indifférencié, comme le prétend la vulgate lacanienne, mais que toutes les différences que nous constatons dans la société (entre propriétaire et travailleur, homme et femme, père et enfant, maître et élève, gouvernant et gouverné, ainsi que toutes les formes de division sociale du travail) sont indéfiniment renégociables, transformables. Ces différences, autrement dit, sont inassignables une fois pour toutes. Ce qu’il y a de sacré dans les droits de l’homme, c’est que rien n’est sacré ; la seule chose qui ne soit pas discutable, c’est que tout est discutable.
L’enjeu, pour moi, c’est de cultiver cette dimension conflictuelle, aporétique, cette dimension d’indétermination des droits de l’homme, et éviter qu’ils ne deviennent une sorte de sacré de substitution, une manière de sanctuariser les droits dits universels.
Mais en quoi consiste dès lors l’universalisme des droits de l’homme ? Pour répondre à cette question, je voudrais activer une distinction proposée par Balibar entre universalisme extensif et universalisme intensif (( http://www.cerclegramsci.org/archives/balibar.htm Etienne Balibar, « Quel universalisme aujourd’hui ? » (1993))).
L’universalisme extensif est précisément celui dont la forme a été inventée par les grandes religions « universelles ». Il se propose de rassembler les individus et les peuples autour d’un symbole (divin) et d’un message qui doivent faire lien entre des hommes de différentes provenances ou catégories sociales, en dépassant les frontières de race, de classe, d’ethnie, etc. Cet universalisme suppose une autorité spirituelle capable d’imposer à différents pouvoirs politiques un code de règles communes. Le christianisme, l’islam, le bouddhisme sont autant d’universalismes extensifs – l’Eglise catholique ayant certainement porté au plus haut point de sophistication et d’efficacité l’articulation entre un symbole (Jésus), un message (les Evangiles), un code (le droit canon) et une autorité spirituelle (le Pape).
A partir du XVIIIe siècle, ce modèle d’universalisme extensif a été adopté par les grandes idéologies « laïques » : les grands récits du progrès, dont le communisme (qui a tant emprunté, consciemment ou non, au christianisme).
Aujourd’hui que le théologico-politique s’est apparemment effondré, comme du reste le régime communiste, et que l’idéologie du progrès est mise à mal par les inégalités et les désastres environnementaux, ce sont les droits de l’homme qui jouent le rôle d’universalisme extensif. L’autorité juridique et morale acquise par la Cour de Strasbourg en est la preuve.
Cet universalisme-là, il faut en faire la critique, car il comporte une dimension d’hégémonie : c’est un universalisme de conversion, indissociable de rapports de domination, comme on l’a vu au cours du siècle dernier avec les opérations humanitaires-militaires de l’Occident à travers le monde.
Mais il y a un autre type d’universalisme, intensif. Ici, l’universel consiste à réclamer une égalité de droit chaque fois qu’une discrimination, une inégalité ou une exclusion est constatée. Ce n’est pas un universalisme hégémonique mais critique, politique, qui part d’une situation concrète de non-liberté et de non-égalité, et qui cherche (1) le respect du droit au niveau individuel (le droit est reconnu ; on en demande l’application), (2) la transformation de la société au niveau collectif (le droit n’est pas reconnu ; on exige qu’il le soit), (3) de nouvelles formes de vie au niveau subjectif (sur base de droits reconnus, on expérimente de nouveaux modes d’être).
La base philosophique de cette distinction entre universalismes extensif et intensif se trouve sans doute dans l’opposition établie par Kant entre jugement déterminant et jugement réfléchissant((E.KANT, Critique de la faculté de juger (1791), trad. A.Renaut, Garnier-Flammarion, 2000.)). Dans le jugement déterminant, la « Loi », l’universel est donné (Bible, Coran, droits de l’homme, etc.) et l’on cherche à en étendre la juridiction sur le plus grand nombre possible de cas ; dans le jugement réfléchissant, à l’inverse, c’est le cas qui est donné, et l’on cherche l’universel, soit la « Loi », la « proposition » qui pourra honorer l’occurrence. A la question « y a-t-il des valeurs universelles ? », il faut donc répondre par une autre question : « exposez-moi le cas, on cherchera l’universel ensemble ».
La distinction entre les deux universalismes est transcendantale. Dans la réalité empirique, ils se croisent constamment. La Déclaration de 1789 est incontestablement un universel intensif en ce qu’elle proclame l’égalité contre le despotisme et les privilèges (universalisme intensif) ; mais elle a aussi servi de justification à l’empire colonial français (universalisme extensif). Au XIVe siècle, les Evangiles confortaient l’hégémonie de l’Eglise (universalisme extensif), mais a aussi nourri la résistance franciscaine qui est à l’origine de la modernité (universalisme intensif). Il en est de même pour le Manifeste communiste, et pour … la Convention européenne des droits de l’homme.
Je plaide donc pour une approche politique des droits de l’homme, qui ne dissocie pas l’homme du citoyen, ni l’égalité de la liberté. Car c’est ici que réside la véritable « révolution » des droits de l’homme, et qui la distingue décisivement de ce que nous ont légué Athènes et Jérusalem. Athènes a inventé la citoyenneté, a institué le droit à la citoyenneté. Mais ce droit n’était pas universel, on le sait, puisqu’il excluait les étrangers, les femmes et les esclaves. L’égalité de droits (isonomia) était circonscrite au petit nombre des individus mâles, propriétaires et autochtones (10% de la population athénienne). A Jérusalem, à l’inverse, Saint Paul délivre au nom du Christ un message d’universalité et d’égalité de tous les êtres humains, par-delà leur appartenance à une classe, une communauté, un statut : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ» (Epître aux Galates, 3.28). Mais c’est une universalité et une égalité purement spirituelles, déconnectées de toute citoyenneté, puisqu’elles ne sont effectives que dans le corps mystique du Christ. Les inégalités terrestres, ainsi que toutes les formes temporelles de domination, sont de ce fait légitimées (« Rendez à César … ») comme autant d’épreuves que l’homme doit endurer avant d’accéder au Royaume de Dieu. On a donc d’un côté une citoyenneté sans universalité (Athènes), et de l’autre une universalité sans citoyenneté (Jérusalem) …
La Déclaration, elle, conjoint les deux, elle fait de la citoyenneté un droit universel, et de chaque humain, un citoyen effectif. Dans cette optique, il faut considérer les droits de l’homme comme un outil concret qui sert à mettre la société en question, à l’interroger radicalement.
Je voudrais un instant faire référence à mon expérience à la direction du Centre pour l’égalité des chances (2007-2013). Quel est l’intérêt d’une telle institution publique indépendante de lutte contre les discriminations et de défense des droits fondamentaux des étrangers ? Il ne réside pas tant, je crois, dans ses deux missions explicites, soit l’action judiciaire (en définitive fort rare) et les campagnes de sensibilisation (sans grands effets), que dans son rôle politique au meilleur sens du terme : être un thermomètre des tensions qui traversent la société ; mettre à l’agenda public un certain nombre de thématiques, en empêchant ceux que j’appelle les « agités du bocal » de monopoliser l’espace public. C’est ce que j’ai essayé de faire pendant mon mandat : partir des questions spécifiques de discriminations ou d’atteintes aux droits fondamentaux des migrants pour remonter jusqu’aux questions de politique générale : politique migratoire, politique d’intégration et de cohésion sociale, lutte contre les inégalités.
De même, quand on parcourt les « fiches thématiques » sur le site de la Cour de Strasbourg, on voit combien cette juridiction est un véritable miroir des tensions, des souffrances, des divisions qui traversent notre société : discriminations, conditions de détention, traitement des prisonniers, protection de la vie privée, discours de haine, liberté de religion, liberté syndicale, environnement, santé, expulsions et extraditions, protection des mineurs, droit du travail, migrations, traite des êtres humains, etc..
Je ne crois pas que la Cour européenne soit capable d’améliorer structurellement l’état de notre société, et je ne crois pas non plus que cela soit son but. Mais elle met le doigt là où cela fait mal. A nous ensuite, comme citoyens, de renouer les fils et faire une lecture politique de tout ce qu’elle nous donne à voir : tel est l’universalisme intensif. A l’inverse, si l’on prend les arrêts de la Cour comme autant de sentences sur la dignité ou la nature de l’homme, alors on en fait une sorte de sanctuaire : on tombe alors dans l’universalisme extensif.
Qu’on me permette, en conclusion, de pointer les enjeux cruciaux pour les années à venir en termes de droits humains : la question des migrations (avec celles, connexes, des Roms et de la traite des êtres humains) ; la question de l’enfermement (en particulier le cas de la détention des malades mentaux dans les ailes psychiatriques des prisons, qui représentent 10% de la population carcérale – soit plus de 1000 personnes). Nous vivons dans une société qui n’a jamais été aussi riche, mais dont la dynamique centrifuge expulse un nombre toujours croissant d’individus à la périphérie de la périphérie du système social, produisant ce que le psychanalyste Bertrand Ogilvie appelle des « hommes jetables »((B.OGILVIE, L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Amsterdam, 2012.)) – hommes en trop, inutiles, « hommes superflus », aurait dit Hannah Arendt.
Le problème fondamental de notre civilisation n’est pas que le sujet soit « trop libre », qu’il aurait « trop de droits », mais qu’il est en passe de devenir « jetable », surnuméraire. Ce dont les individus ont besoin, ce n’est pas un « Ordre symbolique » pour limiter leurs pulsions, mais un espace politique pour leur permettre de développer leur puissance d’exister et d’inventer de nouvelles formes de vie.
Ce qu’on appelle raison ou progrès, c’est l’effort des sujets humains pour se libérer de l’emprise des pouvoirs (guerriers, prêtres, marchands – mais aussi juristes, technocrates, etc.) sur l’espace-tiers qui nous permet de vivre ensemble. C’est un travail de libération et d’émancipation sans fin, car un pouvoir sera toujours évincé au profit d’un autre, à qui il faudra à son tour rappeler qu’il n’est pas « propriétaire » du Tiers symbolique, mais seulement son occupant provisoire((Ce qui nous empêche de « croire » à la raison et au progrès comme à un « grand récit » linéaire, c’est qu’on a vu surgir toutes sortes d’acteurs « oubliés » par ce « grand récit » – prolétaires, femmes, colonisés, fous, etc. Nous avons appris qu’il n’y avait pas une émancipation générale de l’humanité, mais des émancipations toujours partielles, parfois concurrentes. Nous avons aussi découvert que la raison n’était pas toujours vectrice de libération, mais aussi instrument de domination et d’aliénation ; qu’Eros et Thanatos travaillaient toujours de concert, et que parfois, c’était Thatanos qui faisait travailler Eros à son service. Face à ce constat, nous devons certes faire la critique de la modernité, mais nous devons la faire au nom même de ses principes, au nom même de la liberté.)).
En démocratie, le lieu du pouvoir, comme l’a bien montré Claude Lefort, est un lieu vide, au sens où il est interdit aux gouvernants de s’approprier, de s’incorporer le pouvoir. Les mécanismes de l’exercice du pouvoir demeurent, mais le lieu symbolique du pouvoir comme Référence s’avère quant à lui infigurable, indéterminé. Autrement dit, « la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement de la Loi, du Pouvoir et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale »((Cl.LEFORT, Essais sur le politique, Seuil, 1986, p.29.)). Le lieu vide du pouvoir ouvre un espace public de compétition et de débat qui est sans terme et sans garant. Paradoxe de la démocratie, écrit encore Lefort : « l’aménagement d’une scène politique, sur laquelle se produit cette compétition, fait apparaître la division, d’une manière générale, comme constitutive de l’unité même de la société. Ou, en d’autres termes, la légitimation du conflit purement politique contient le principe d’une légitimité du conflit social sous toutes ses formes »((Ibid, p.28.)).
Ces choses sont bien connues. Mais il est toujours utile de les rappeler à une occasion comme celle-ci. Elles peuvent se résumer d’une formule lapidaire : ce n’est pas le juridique qui conditionne le politique, mais le politique qui conditionne le juridique.