Qu’est-ce que la philosophie politique ?

Le 11 mai 2015, la Société Belge de Philosophie organisait à l’Université de Namur une table-ronde sur le thème « Qu’est-ce que la philosophie politique ? » avec Jean-Marc Ferry, Philippe van Parijs, Florence Caeymaex et moi-même. Ceci est le texte de mon intervention.

Pour ma part, je ne peux pas dissocier la façon dont je conçois la tâche de la philosophie politique de la situation politique présente, de l’actualité qui me constitue. C’est le politique qui commande à la philosophie les « objets » ou les « thèmes », toujours évolutifs, qu’il s’agit pour elle de penser. Je ne peux donc pas davantage dissocier ma pratique de la philosophie politique de l’histoire dont j’ai été le témoin et dans laquelle (comme n’importe qui d’entre nous) je me trouve impliqué comme acteur social.

Or, pour la génération de ceux qui, comme moi, ont débuté leurs études au tout début des années 80 (à l’époque où l’URSS restait hégémonique, en même temps que totalement discréditée, et où débutaient partout les politiques néolibérales), il n’était précisément question que du grand retour de la « philosophie politique ». La redécouverte de « l’Etat de droit », des « droits de l’homme », de la « démocratie », de « l’humanisme », coïncidait avec une bruyante mise en congé du marxisme, des sciences sociales et du structuralisme (qui avaient, eux, dominé les décennies 60 et 70). Dans cette résurrection proclamée de la philosophie politique, j’essayai pour ma part, à l’époque, de faire le départ entre ce qui relevait d’une insupportable police de la pensée (dont La Pensée 68 de Luc Ferry & Alain Renaut, en 1985, fut le triste étendard[1]), d’une part, et ce qui relevait d’une légitime rénovation de la dimension proprement normative de la philosophie, d’autre part. Après tout, poser à nouveaux frais la question critique « quid juris ? », la question de la justice (de ce qui devrait être par opposition à ce qui est) faisait sens, alors que les philosophies de l’histoire héritées de Hegel et de Marx se trouvaient en complète décomposition. Les pensées de Rawls et de Habermas devinrent les moteurs de ce recentrage normatif de la philosophie politique – Philippe Van Parijs et Jean-Marc Ferry jouant un rôle important dans ce recentrage normatif de la philosophie politique, le premier avec Qu’est-ce qu’une société juste ?, le second avec sa somme (toujours inégalée) Habermas. L’éthique de la communication [2].

Je dois dire, néanmoins, que je résistai à ce recentrage normatif qui me semblait présenter un risque symétrique à celui du marxisme : alors que celui-ci avait réduit la philosophie politique à la philosophie de l’histoire et à l’analyse des structures sociales « objectives », le « retour à Kant » et aux philosophies du contrat social réduisait à mes yeux indûment la philosophie politique à la philosophie morale, mettant le philosophe dans une posture moralisatrice, crypto-judiciaire, qui me semblait dénaturer le sens même de ce que devait être la philosophie politique. C’est pourquoi je me suis tourné vers des auteurs comme Claude Lefort, Hannah Arendt ou Jean-François Lyotard, qui exploraient le politique, non à l’aune de quelque modèle de justice, mais comme espace indéterminé de conflits et de débats « sans terme et sans garant » (selon une expression de Lefort).

 

Par rapport aux années 1980, la situation des années 2000 fait contraste. C’est le néolibéralisme qui est aujourd’hui au banc des accusés, tandis que le marxisme refait surface sous de nouvelles formes, et qu’un besoin de radicalité critique se fait nettement sentir, tant sur le plan théorique que pratique. Des auteurs sur lesquels ma génération n’aurait pas pu travailler, en tout cas pas bâtir une carrière scientifique (Foucault, Althusser, Deleuze) sont aujourd’hui devenus des sujets de recherche légitimes. Notre Unité de Recherches MAP-ULg s’est d’ailleurs spécialisée dans l’étude de la philosophie politique française contemporaine, élargie aux courants « néo-marxistes », « francfortois », « postcoloniaux », féministes, etc., qui tentent aujourd’hui de réarmer la critique sociale et philosophique.

 

Pour moi qui suis de loin l’« ancien » au sein de l’équipe du MAP, ce retour à des auteurs (cf. ceux cités plus haut) ou des thématiques (la dialectique, les structures, le symbolique, etc.) qui avaient été évincées au moment même où j’y avais été initié a quelque chose à la fois de libérateur et de déroutant – de libérateur car je persiste à penser qu’il y a dans le structuralisme, le marxisme et les philosophies de la différence un potentiel critique qui doit être exploité pour comprendre le monde d’aujourd’hui ; mais de déroutant aussi car Foucault, Deleuze ou Althusser sont réinvestis par la jeune génération de philosophes de façon complètement nouvelle, que je qualifierais de « postmoderne » : alors que ma génération voyait chez eux une manière de sortir des formes vermoulues de marxisme, de pluraliser le politique afin de le réinvestir, les jeunes philosophes y cherchent plutôt, me semble-t-il, des lignes de résistance ou de fuite à cette même politique qu’ils n’ont, eux, connue que sous régime néolibéral.

 

J’ai toujours été frappé par le fait que nombre de philosophes politiques (jeunes ou vieux) n’aiment pas la politique concrète, empirique, qu’ils s’y intéressent au final assez peu, ou n’en parlent qu’avec dégoût, comme si la politique réelle n’était pas à la hauteur de l’idée qu’ils se font d’elle. Réflexe d’homo academicus ? Peut-être, en partie. Mais je soupçonne quelque chose de plus fondamental : une résistance (que je qualifierai « d’anti-machiavélienne ») à affronter ce que nous appelons les matérialités du politique (dont Florence Caeymaex parlera plus longuement) [3]. Pour ma part, je suis passionné par la politique, y compris par les jeux des partis, les rapports de force entre personnalités rivales ou entre clans – non pas que je considère que le politique s’y réduise, mais que nous ne pouvons pas comprendre les autres scènes du politique (école, centre fermé, prison, entreprises, multinationales, etc.) si nous ne comprenons pas la mécanique politique sous ses formes les plus banales et les plus quotidiennes. Il y a un machiavélisme premier et irréductible du politique qui rend vaine, selon moi, toute réflexion philosophique immédiatement normative ou utopique.

 

En d’autres termes, la première tâche du philosophe politique, selon moi, est de ne jamais couper le lien entre la réflexion théorique la plus exigeante (qui inclut la lecture des « grands » textes de Hobbes, Hegel, Sartre ou Foucault) et l’analyse de la politique dans ce qu’elle a de plus empirique et de plus trivial. Nous devons résister, autrement dit, à toute approche qui se donnerait a priori le politique comme une idéalité exempte de toute impureté, médiocrité ou corruption.

 

Voilà qui n’enlève rien à l’exigence d’universalité et d’émancipation qui définit la philosophie elle-même. Mais nous sommes toujours requis de réfléchir cette exigence en fonction de la situation présente, elle-même commandée par toutes sortes de conditions empiriques et contingentes. Autrement dit, la question sous-jacente à toute philosophie politique qui se veut philosophie critique, c’est de savoir comment articuler sa fonction compréhensive du passé et du présent et sa fonction normative de détermination de ce qui doit être, de ce qui est juste ou injuste. Car il n’est pas vrai que c’est l’un ou l’autre (compréhension de ce qui est ou énonciation de ce qui doit être ; Hegel ou Kant ; Foucault ou Rawls) : c’est l’un et l’autre. Mais il y a plusieurs manières d’articuler ces deux fonctions, plusieurs manières d’envisager la critique (au sens kantien du terme). Et précisément, la pensée de Kant montre un clivage interne dans la façon d’articuler fonction compréhensive et fonction normative. Je fais l’hypothèse que ce clivage interne à la critique kantienne traverse en réalité une très large part, sinon toute la philosophie politique moderne et contemporaine[4].

 

Ce clivage est bien connu, c’est même un locus classicus de notre métier d’enseignant : c’est ce qui sépare la « deuxième » et la « troisième » Critiques kantiennes, ou si l’on veut, le jugement déterminant et le jugement réfléchissant.

 

Dans la perspective de Critique de la raison pratique, le jugement est déterminant : l’universel est donné (sous la forme d’une Loi « vide » qui se donne comme l’horizon régulateur de mon action), et mon jugement cherche à déterminer les cas empiriques qui correspondent à cet universel. Telle est la démarche qui correspond à la philosophie politique normative : elle se donne un modèle de justice qu’il s’agit ensuite d’articuler à une certaine réalité historico-politique.

 

Dans la perspective de la Critique de la faculté de juger, par contre, le jugement est réfléchissant : le cas (l’événement, l’objet singulier) est donné, irréductible à toute catégorisation existante, et le jugement consiste alors à chercher l’universel qui permettra de le réfléchir, et, partant, de lui donner sens. Pour Kant, on le sait, cette configuration est celle qui correspond au jugement esthétique et téléologique – et le jugement politique en est précisément une modalité.

 

Un événement comme la Révolution française, sous l’angle du jugement déterminant (donc, chez Kant, de la Loi morale, ou de quelque théorie de la justice), est moralement et juridiquement inacceptable (l’exécution de Louis XVI est un « suicide de l’Etat », dit Kant). Par contre, si on l’envisage sous l’angle du jugement réfléchissant, cet événement trouve sens comme signe de la marche de l’histoire vers les Lumières en ce qu’il suscite « l’enthousiasme » des peuples européens tout entiers.

 

Tout cela est ultra-connu. Sur cette base, il y a bien deux façons assez hétérogènes d’envisager le politique :

 

  • soit, comme le suggère Balibar dans le passage longuement cité, on l’envisage à partir d’une Idée, « d’un telos qui oriente le progrès de l’humanité, dont on s’approche indéfiniment, mais qui ne peut jamais être inscrit comme tel dans la réalité, qui, par conséquent, échappe, qui est toujours encore à venir »[5]. L’élément dans lequel s’élabore cette téléologie du progrès de l’émancipation, c’es alors « l’élément de la moralité ou plus généralement l’élément normatif »[6] – élément certes irréductible, car il est impossible de ne pas dire « il faut », « jeTu dois », mais qui pose autant de problèmes qu’il n’en résout (moins sans doute du côté de l’élaboration du modèle normatif lui-même que de ce qui s’inscrit dans l’écart entre ce modèle et la réalité empirique) ;

 

  • soit on envisage le politique sous l’angle du sensus communis, de la réflexion élargie jusqu’au point de vue de l’autre, et alors là la question devient tout autre : non plus celle d’un telos pratique et historique orientant la pratique, mais d’une communauté à construire, d’une communication à établir pour pouvoir exprimer un sentiment qui ébranle mes opinions et mes certitudes, puisque provoqué par un événement historique jusque-là inédit. « Penser à la place de toute autre » est le seul critère de justesse (et non de justice) dès lors que les « lois » de la connaissance et de la morale font défaut[7].

 

Deux postérités politiques de Kant, donc : Rawls et Arendt ; Derrida et Lyotard. Et il me semble, très schématiquement, que Philippe Van Parijs et Jean-Marc Ferry se situent dans la postérité de la « deuxième » Critique, tandis que Florence et moi, dans le sillage de la « troisième ». Justice contre justesse, pourrait-on dire.

 

Une philosophie politique indexée sur la Critique du jugement, c’est donc une philosophie politique qui ne part pas d’un paradigme normatif pour évaluer l’événement, mais qui part de l’événement pour réfléchir l’universel. Comme je le disais en commençant, c’est l’histoire, c’est la ou le politique qui commandent les objets ou les thèmes qu’il s’agit de penser.

 

Par exemple, une thématique comme celle de l’allocation universelle (prônée tant par Jean-Marc Ferry que Philippe Van Parijs[8]) me semble relever de façon typique du paradigme normatif (« Deuxième » Critique), d’une certaine conception de la justice, d’un droit naturel si l’on veut, dont on déduit une politique qui devrait se faire. Alors que pour ma part j’aborde la question de l’Etat social selon un tout autre angle : je pars des mécanismes assurantiels existants, que j’analyse comme le produit d’un rapport de forces politique contingent entre capital et travail. « Le cas est donné », et je cherche l’universel qui me permet de réfléchir ce rapport de forces et ces mécanismes (l’allocation universelle ne me paraissant pas être, du reste, l’universel permettant de réfléchir ladite « crise » de l’Etat social).

 

Il faudrait entamer ici une discussion sur la postérité politique de la Critique de la faculté de juger, de Hegel et Schiller jusqu’à Lyotard, en passant par Arendt, Merleau et Lefort (via l’ontologie de la chair), Bourdieu, Rancière, etc. Le point fondamental, pour moi, c’est que le sensus communis ne conduit pas du tout, selon la lecture que j’en fais, à chercher les bases d’un consensus (c’est pourquoi je ne situe pas Habermas dans cette postérité), d’une reconnaissance ou intercompréhension réciproque, mais à activer au contraire un dissensus irréductible (un dissensus communis, dirais-je) [9]. En effet, ce qu’il s’agit de penser, de réfléchir, c’est quelque événement ou matérialité qui résiste précisément à toute rationalité épistémique instituée comme à tout modèle normatif – événement, matérialité qui nous impose de penser autrement, de faire l’expérience d’un décentrement, d’une division ou différence de soi à soi – et c’est cette division même qui fait communauté. C’est comme expérience partagée d’une indétermination dernière du sens que j’entends la maxime « penser en se mettant à la place de tout autre ».

 

Il faudrait montrer qu’une philosophie politique conditionnée et commandée par l’événement, le cas, le problème, n’est ni un pragmatisme (au sens de James ou Dewey)[10], ni un historicisme, puisqu’il s’agit toujours de penser cet événement sous l’horizon d’un universel, mais lui-même indéfiniment révisable, opérant par décalages successifs par rapport à la doxa, l’idéologie (pratique du décalage que l’on trouve déjà chez Spinoza à travers la théorie des genres de connaissances). Mais je me tiens aussi à l’écart des lectures trop heideggériennes qui hypostasient l’événement, car je ne crois pas qu’on puisse faire de la passibilité à l’événement le ressort d’une politique (sur ce point, je m’éloigne décisivement de Lyotard, en dépit de la dette immense que j’ai contractée à l’égard de sa pensée).

 

Ce qui reste néanmoins aporétique, voire énigmatique dans la « Troisième Critique », c’est ce commun, cette communauté, communication, ce communis qui émerge du sensus esthético-politique. Il y a une forte actualité philosophique de cette question, à travers la réactivation de l’idée du commun (Commonwealth chez Negri ; la somme récente de Dardot et Laval[11]) et de l’idée de communisme, à l’initiative de Badiou et Zizek (je songe au colloque de 2009 à Londres)[12]. Or précisément, je résiste très fortement à ces catégories du commun et de la communauté, qui me semblent encore porter la nostalgie d’un au-delà ou d’un en-deçà du politique, d’un mode d’être-ensemble « fraternel » qui échapperait aux conflits et aux rapports de force. Pour le dire très platement, je ne suis pas communiste, je suis socialiste – au sens où le social est selon moi irréductible, où aucune expérience du commun en tant que tel ne nous est accessible, même sous la forme « négative » d’une « histoire des vaincus », de « l’homo sacer », des « multitudes » ou des « devenirs-minoritaires ». Il y aurait ici à engager une discussion sur ce que Roberto Esposito appelle l’impolitique[13], soit ce moment de constitution de la communauté qui échappe à tout fondement théologique, sans se réduire pour autant à une simple technique ou positivité des institutions. Chez nombre de philosophes de la jeune génération, je perçois une tentation de déserter l’analyse concrète des rapports sociaux au profit de la recherche de quelque chose comme l’expérience de la pure communauté, d’une socialité d’exception, d’un sujet en propre du politique (qu’on l’appelle « multitudes », « sans-parts », ou tout simplement « peuple »). A l’inverse, je crois, avec Catherine Colliot-Thélène, qu’il nous faut désormais penser la démocratie « sans demos »[14].

 

Au fond, la résistance que j’éprouvais jadis à l’égard de la philosophie politique normative (le retour aux droits de l’homme, la théorie de la justice, etc.), est de même nature que celle que j’éprouve aujourd’hui à l’égard d’un certain communisme impolitique logé au cœur de certains néo-marxismes, néo-foucaldismes ou néo-deleuzismes. Dans les deux cas, ce qui me pose problème, c’est une pratique de la philosophie politique qui, tout simplement, s’éloigne du politique entendu comme jeu de conflits et de rapports de force toujours contingents et situés.

 

Si l’on me demande ce qu’est la philosophie politique, je répondrais donc qu’elle ne consiste pas à dire ce qui doit être, ni à rêver l’expérience d’une communauté première, mais à diagnostiquer ce qui ne va pas et/ou ce qui va mieux, c’est-à-dire à diagnostiquer les formes de vie mutilées et dégradées et les points de transformation qui permettent de les modifier. Pour poser un tel diagnostic, je crois qu’il faut se dégager à la fois de tout modèle préalable de justice et de tout attachement à quelque sujet collectif primordial ou originaire.

 

Cette conception de la philosophie politique directement indexée sur l’événement et la conjoncture entraîne toutes sortes de conséquences sur ma façon d’enseigner, mais surtout d’envisager les rapports entre « recherche » et « service à la société ». Pour le dire très schématiquement, il n’y a de philosophie politique, selon moi, que s’il y a sortie hors de la philosophie, expérience de thématiques non-philosophiques, irréductibles à ce que nous pouvons lire ou éprouver dans quelque texte ou théorie. Dans les divers engagements que j’ai eus jusqu’à présent, je me suis toujours retrouvé face à des problèmes qu’aucun paradigme philosophique ne me permetait de résoudre a priori – qu’il s’agisse de l’euthanasie (j’ai été Rapporteur de la Commission dont les travaux, en 1999, ont servi de base à la législation belge actuelle – « travail » qui reste la plus grande fierté de ma vie « citoyenne »), du dialogue interculturel (encore un Rapport, rédigé en 2005) ou du poste de Directeur du Centre pour l’égalité ces chances que j’ai occupé de 2007 à 2013. Dans tous les cas, ce qui m’a intéressé et motivé, c’est d’affronter des problèmes qui n’étaient pas subsumables a priori sous quelque modèle normatif, et qu’on ne pouvait donc que réfléchir au sens kantien. D’où des centaines d’heures passées, non pas à lire Rousseau, Kant ou Hegel, mais à auditionner, dialoguer, négocier avec des acteurs sociaux (victimes, témoins, militants, travailleurs sociaux, etc.).

 

Vu sous l’angle de la « Troisième Critique », un problème comme celui de l’euthanasie, ce n’est pas un choix normatif entre l’autonomie du patient et l’interdit du meurtre, mais des dizaines d’auditions (à huis-clos à l’époque) qui m’ont révélé que l’euthanasie est d’abord une réalité imposée par l’évolution des pratiques médicales, et que la question n’est absolument pas de savoir quelles sont les « valeurs » en jeu et si l’on est « pour » ou « contre », mais comment on l’encadre …

 

Vu sous l’angle de la « Troisième Critique », un problème comme celui des migrations, ce n’est pas un choix entre les modèles normatifs de la souveraineté et de l’hospitalité, entre Etat-Nation et droit cosmopolitique, mais d’abord des journées entières passées dans les Centres de détention avec les migrants en situation irrégulière, mais aussi avec les directions et les gardiens. A l’épreuve de cette réalité, on perçoit la fausseté des théories d’Agamben sur les « camps » comme révélateur du politique moderne. Négocier avec l’Office des étrangers une issue pour des sans-papiers menant une grève de la faim fut aussi une expérience « philosophique » cruciale pour moi. En 2007 et 2008, le Centre a en effet joué un rôle (informel et même secret) de médiation entre l’Office des Etrangers et des sans-papiers grévistes de la faim – soit deux violences brutes, la violence d’Etat d’un côté, la menace de (se donner la) mort de l’autre, mais expérience politiquement médiée, donc irréductible à celle des camps telle que décrite par Arendt dans Le Système totalitaire – et hypostasiée par Agamben.

 

Aujourd’hui encore, alors que j’ai retrouvé (à ma plus grande joie) mon poste d’enseignant-chercheur à temps plein, je considère comme vitale à ma démarche philosophique même l’expérience directe de la chose politique – que ce soit pour m’instruire de ce que vivent les travailleurs sociaux (ceux que Bourdieu appelait les « fantassins du social ») [15], ou pour travailler sur des dossiers concrets comme « expert » dans un cabine ministériel. J’assume totalement ces deux formes d’engagement presqu’antithétiques – « sur le terrain » d’un côté, proche du « sommet » de l’autre (bien que j’aie toujours refusé d’exercer le moindre mandat politique, ni même de figurer sur quelque liste électorale).

 

Voilà qui m’a aussi conduit à observer une certaine ligne de conduite dans mes prises de position publiques comme « intellectuel » (terme lui-même problématique). Pour reprendre la célèbre définition de Michel Foucault, je crois qu’il n’y a plus de sens à se définir comme « intellectuel universel » (sur le modèle d’un Sartre ou – cela montre de suite le pathétique de l’affaire – d’un BHL), et que nous sommes voués à être des « intellectuels spécifiques » – intervenant sur tel problème concret, singulier, que nous sommes requis d’étudier dans toute sa complexité[16].

 

C’est pourquoi, par exemple, je pétitionne très peu. Car de deux choses l’une :

  • soit je ne connais pas « spécifiquement » le sujet, bien que partageant l’horizon régulateur universel (disons : de liberté et d’égalité) qui oriente ladite pétition – mais je considère que l’adhésion à un idéal ne suffit pas à autoriser une prise de position (qui ne serait rien d’autre, précisément, qu’un effet d’autorité) ;
  • soit je connais « spécifiquement » le sujet, et je suis alors très souvent en désaccord pratique, politique, avec des revendications qui en effacent la complexité. Sur la question migratoire, par exemple, je considère comme politiquement inconséquent de revendiquer la fermeture pure et simple des centres de détention – car soit cela implique de renoncer à toute expulsion, donc d’accorder un titre de séjour à tout migrant qui en fait la demande, sans examen ni condition (ce qui me semble politiquement absurde), soit cela revient à plaider pour d’autres procédés d’expulsion (mais la seule alternative aux centres de détention, ce sont … les rafles !). Bien entendu, je considère comme moralement inacceptable d’enfermer des individus du seul fait qu’ils se trouvent en situation irrégulière sur un territoire (situation qui ne peut même pas être considérée à proprement parler comme un délit), mais la question migratoire ne peut être adéquatement pensée que sur un plan politique et même cosmopolitique – plan qui relève du jugement réfléchissant et non déterminant, derechef …

 

Pour conclure, je dirais donc que le rôle de la philosophie politique est d’aider les acteurs sociaux (singulièrement : nos étudiants) à modifier la perception qu’ils se font de leur existence dans la situation qui est la leur ; c’est de dégager une prise critique sur le monde qui nous entoure, ou pour le dire dans les termes de Foucault, de réfléchir le politique non pas dans les termes d’une « analytique de la vérité » (ou du telos moral) mais dans ceux d’une « ontologie de nous-mêmes », d’une « ontologie de l’actualité », sur le mode de la « réflexion historico-critique »[17], de la philosophie comme êthos politique à l’égard du réel.

[1] Luc Ferry & Alain Renaut, La Pensée 68. Essai sur l’anti-humanisme contemporain, Gallimard, 1985.

[2] Philippe Van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Le Seuil, 1991 ; Jean-Marc Ferry, Habermas. L’éthique de la communication, PUF, 1987.

[3] Mais je ne suis pas moins étonné de voir des philosophes de l’art si peu fréquenter les musées et les galeries ; des philosophes des sciences si peu passionnés par la physique, la chimie, la biologie telles qu’elles se pratiquent dans les laboratoires ; des philosophes de l’éducation n’avoir aucune expérience concrète de l’école, etc.

[4] Je suis ici une hypothèse d’Etienne Balibar, qu’il faut citer longuement : « De ce point de vue, ce qui m’intéresse le plus chez Kant, c’est une sorte de clivage interne à la philosophie kantienne que tous les commentateurs connaissent bien, et qu’on peut pour la simplicité de l’argument illustrer par la divergence entre le discours des deux dernières critiques, celui de la Critique de la raison pratique et celui de la Critique du jugement. Dans le détail nous savons bien sûr que les choses sont plus compliquées que ça, Kant n’est pas schizophrène, il n’a pas deux discours radicalement incommunicables. Mais enfin, le fait est qu’il a adopté deux points de vue successifs –je pense à tout le travail de la dernière génération: en France, en particulier celui de Lebrun, de Lyotard et de quelques autres l’a montré, mais Arendt aussi à sa façon et d’autres encore, à partir de préoccupations esthétiques. (…) C’est pourquoi d’ailleurs le retour aux questions posées par la Critique du jugement a eu des effets tellement spectaculaires dans la pensée politique continentale (…) – parce qu’il a brutalement renversé la perspective. Ce retour [aux thèmes de la Critique du jugement] est entré en contradiction avec une façon sans doute ossifiée et institutionnalisée (je pense y revenir) de comprendre l’héritage de Kant, donc avec le lien de Kant à l’idée révolutionnaire ou émancipatrice, héritée du mouvement révolutionnaire qui était essentiellement fondé non pas sur la Critique du jugement mais sur la Critique de la raison pratique. L’idée, le telos, dont on s’approche indéfiniment, qui oriente le progrès de l’humanité, mais qui ne peut jamais être inscrit comme tel dans la réalité, qui, par conséquent, échappe, qui est toujours encore à venir, tu vois à quoi je pense –ça c’est la Critique de la raison pratique! J’ai toujours dit à Derrida «au fond tu es kantien!» –«mais non, absolument pas», répondait-t-il, mais bon, il y a bien un élément commun! Et ce n’est absolument pas un hasard si la perspective dans laquelle s’élabore cette conception de l’idée ou cette téléologie du progrès de l’émancipation, du développement des libertés, on pourrait dire, est l’élément de la moralité ou plus généralement l’élément normatif. Il y a bien là une conception de l’universel à l’œuvre et il ne me vient pas à l’esprit une seule seconde de la récuser! Elle est liée à une idée juridique et plus profondément à une perspective normative dont je ne pense pas que la politique puisse faire l’économie, mais dont il est certain à mes yeux qu’elle soulève autant de problèmes qu’elle n’en résout et peut-être même des problèmes insurmontables, du point de vue des mouvements de contestation de l’ordre établi dans le monde d’aujourd’hui. Alors que (…) ce qui caractérise le sens commun tel que le décrit Kant dans la Critique du jugement, c’est qu’il n’est pas un telos. Il n’est pas une idée. Il est de l’ordre –je brode un peu– d’une pratique, d’une communication et d’une esthétique au sens large que des gens comme Jacques Rancière ou d’autres donnent à ce terme (…) : le champ de la constitution des modes d’appréhension du même et de l’autre qui fait que des individus et des groupes fondamentalement hétérogènes sont susceptibles de se reconnaître, ou éventuellement de s’exclure. Il y a bien là un universel ou un mouvement d’universalisation à l’œuvre, mais il se constate après coup. C’est pourquoi la référence à la pratique dans la définition du sens commun est tellement importante à mes yeux » (« Entretien avec et entre Etienne Balibar et Ernesto Laclau », Collège international de Philosophie | Rue Descartes 2010/1 – n° 67, pp.78-99).

[5] « Entretien avec et entre Etienne Balibar et Ernesto Laclau », Collège international de Philosophie, Rue Descartes, 2010/1 – n° 67, p.78-99.

[6] Ibid.

[7] Jean-François Lyotard et Jean-Loup Thébaud, Au juste, Christian Bourgois, 1979.

[8] Jean-Marc Ferry, L’Allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf,1995 ; Philippe Van Parijs, L’allocation universelle, La Découverte, 2005.

[9] Dissenssus est le nom de la revue scientifique éditée par le MAP-ULg.

[10] Pour le pragmatisme, penser une chose revient à identifier l’ensemble de ses implications pratiques, tandis que pour le sensus communis tel que je l’envisage, il s’agit au contraire de penser ce qui, de la chose, échappe à toute implication, ce qui résiste à toute appréhension pratique ou théorique – ce que nous appelons sa matérialité.

[11] Michael Hardt et Toni Negri, Commonwealth, Belknap Press of Harvard University Press, 2010 ; Pierre Dardot & Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014.

[12] Badiou/Zizek, L’idée de communisme, Lignes, 2010.

[13] Roberto Esposito, Les catégories de l’impolitique, trad. de Nadine Le Lirzin, Seuil, 2005. Balibar résume excellemment ce qu’est l’impolitique selon Esposito : « ce moment de constitution de la communauté où la violence et l’amour, l’ordre et la justice, ou la force et la loi apparaissent comme indiscernables ». « La question impolitique est celle du négatif ou du néant qui se loge au cœur de la politique, dès lors que sont suspendus ou détruits les absolues substantiels auxquels s’ordonnaient la hiérarchie des valeurs et les projets d’organisation (le Bien commun, le plan divin, la volonté du peuple), sans que pour autant la transcendance du problème de l’autorité, ou de la justice, ou du sacrifice, puisse être purement et simplement abolie au profit de la positivité des institutions et des procédures de fabrication du consensus » (Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2010, p.170 sq.).

[14] Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans « demos », PUF, 2011.

[15] A titre d’illustration : cette année 2014-2015, j’ai donné des formations à des travailleurs sociaux de Bruxelles ; j’ai participé à des colloques organisés par les Maisons Médicales (sur les troubles mentaux chez les personnes précarisées) ; par les Centres Psycho-Médico-Sociaux des écoles ; par la Ligue de l’Enseignement ; par la « Plateforme antiracisme » (qui tente de réunifier le mouvement antiraciste) ; par des enseignants et des étudiants infirmiers en milieu psychiatrique.

[16] « Entretien avec Michel Foucault », in Dits Ecrits, n°192.

[17] Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières, in Dits et écrits (textes n°339 et n°351), Quarto-Gallimard, (1994) 2001.

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