Racisme et antiracisme chez Etienne Balibar

Les 14 et 15 mars 2013, la « Maison de l’Homme » de l’Université de Nice organisait un colloque intitulé «L’émancipation aujourd’hui. Théories et pratiques».

Comme on sait, Balibar a beaucoup écrit sur le racisme (notamment Race, Nation, Classe avec I.Wallerstein), dans une perspective qui est explicitement celle d’une philosophie de l’émancipation. Je procéderai en trois temps : (1) j’exposerai ce qui me semble être le cœur de la philosophie (« topique ») politique de Balibar ; (2) j’évoquerai ensuite, à la lumière de cette topique, les apories de l’antiracisme contemporain; (3) je reviendrai ensuite sur la question « théorique » des fondements anthropologiques du racisme.

Je partirai d’un texte essentiel de Balibar, paru dans la Crainte des masses (1997), intitulé « Trois concepts de la politique : Emancipation, Transformation, Civilité »[1] – texte qui contient en germe ce qui deviendra une quinzaine d’années plus tard Violence et civilité [2]. Comme on va le voir, ce texte permet de relier directement la question de l’émancipation à celle du racisme.

Balibar soutient qu’on ne peut penser adéquatement le politique qu’en articulant entre eux trois concepts : l’émancipation, la transformation et la civilité.

L’émancipation est la figure éthique de l’autonomie de la politique, c’est-à-dire de la politique en tant qu’elle est l’affirmation de l’autonomie des sujets. Celle-ci ne peut être, selon Balibar, qu’une reconnaissance réciproque puisque, écrit-il, « il n’y a d’autonomie de la politique que dans la mesure où les sujets sont les uns pour les autres la source et la référence ultime de l’émancipation »[3]. On reconnaît ici la proposition de l’égaliberté qui énonce que l’égale liberté des sujets est inconditionnée, puisqu’on ne saurait concevoir une liberté reposant sur quelque discrimination, privilège ou inégalité de conditions.

La lutte contre le racisme trouve ici une première formulation, celle qui consiste à exiger que l’égalité des droits soit effectivement réalisée, entre Blancs et Noirs aux USA, entre immigrés et autochtones en France ou en Belgique, etc. ; à revendiquer la régularisation administrative de travailleurs « sans-papiers » ou le droit de vote pour les résidents étrangers. Une telle politique d’émancipation consiste donc, essentiellement, en un « combat contre le déni de citoyenneté »[4].

Mais la politique ne se joue pas seulement au niveau de l’émancipation subjective, de l’autonomie ;  car la politique a toujours lieu dans certaines conditions matérielles qui lui préexistent. C’est Marx qui est ici convoqué sans surprise : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions toujours déjà données et héritées du passé »[5] – conditions objectives en quoi consiste, pour Balibar, « l’autre » de la politique, son hétéronomie constitutive. Ici, la pratique politique ne prend pas la forme d’une émancipation des sujets, mais d’une transformation interne des conditions matérielles de la société. Chez Marx, cette transformation prend la forme dialectique de la contradiction ; mais Balibar prend soin d’ouvrir le jeu, notamment en direction de la biopolitique de Foucault et d’un « devenir contingent des résistances » opposé au « devenir nécessaire de la liberté » de Marx [6].

Conséquence sur la question du racisme : celui-ci n’est pas seulement une forme de déni de citoyenneté ; il résulte aussi de certaines conditions socio-économiques ou biopolitiques mutilées – thèse bien connue au sein du mouvement antiraciste, et qui débouche sur l’idée qu’on ne peut dissocier la lutte contre le racisme d’un projet de transformation globale de la société.

Mais Balibar exclut toute idée d’une détermination en dernière instance du politique par ses conditions matérielles, car il ajoute une troisième figure du politique, celle de l’imaginaire des identités et des appartenances. Ce troisième plan de la topique, il le définit comme « la condition des conditions », ou encore comme « l’autre de l’autre » de la politique, soit encore comme « l’hétéronomie de l’hétéronomie » de la politique [7]. Ici se joue la question de l’identité des sujets, du processus imaginaire par lequel ils vont s’identifier à tel groupe, fonction ou rôle. Une identité (ou plutôt une identification) est toujours une construction risquée qui dépend de « la possibilité de symboliser les rôles de soi et d’autrui »[8], donc de l’existence d’institutions symboliques capables de « réduire, sans la supprimer, la multiplicité, la complexité, la conflictualité des identifications et des appartenances »[9]. Or précisément, quand ces institutions font défaut, l’individu risque, soit de s’accrocher à une identité unique et univoque, exclusive, soit de flotter de façon indéterminée entre tous les rôles, toutes les identifications – pour finir par osciller d’un pôle à l’autre (« être absolument un » ou « n’être personne ») ; et c’est cette oscillation brutale qui engendre des formes extrêmes de violence dont le racisme offre les exemples les plus énigmatiques (meurtres anomiques, viols ethniques, pogroms, génocides).

Une troisième forme de lutte contre le racisme se dessine ici, qui ne se joue ni au niveau de l’émancipation politique ni au niveau de la transformation sociale, mais au niveau de ce que Balibar appelle la civilité. La civilité, c’est la capacité d’une société et de ses acteurs d’éviter la montée aux extrêmes de la violence en préservant la possibilité de la politique. La civilité n’est donc pas la politique, ni même la condition de la politique, mais (si l’on suit la logique de la démonstration) la condition de la condition de la politique : la cité (civitas), l’espace civique, mais aussi les mœurs (la Sittlichkeit de Hegel ; la civilisation comme ethos). La civilité consiste, non pas à supprimer la violence, mais à en écarter les extrémités, de façon « à donner de l’espace (public, privé) pour la politique (émancipation, transformation) »[10]. Sous cet angle, le racisme représente sans doute l’incivilité par excellence.

Balibar suggère donc qu’une revendication égalitaire risque toujours de se retourner en son contraire (en revendication identitaire ou corporatiste) si elle ne pose pas la question de la transformation globale de la société ; et qu’un tel projet de transformation peut lui-même s’avérer catastrophique s’il ne s’interroge pas sur les effets de civilité et d’incivilité qu’il produit sur l’identité des sujets. Mais inversement, on voit que la civilité ne fait pas une politique, puisqu’elle n’est rien d’autre que l’ouverture des acteurs à la question de l’émancipation politique (« subjective ») et à celle de la transformation sociale (« objective »).

Je fais l’hypothèse que ce qui caractérise la scène de l’antiracisme aujourd’hui, c’est un grand trouble au sujet de la civilité même, c’est-à-dire au sujet de l’identité.

L’antiracisme « canal historique » des années 50-70 était « civil », totalement orienté vers les enjeux de l’émancipation et de la transformation de la société (combat pour l’égalité civique, anticolonialisme, etc.). Avec le reflux de ces enjeux à partir des années 80 (ce qu’on appelle paresseusement « la postmodernité »), l’antiracisme est devenu « incivil ». On voit très bien que le débat autour des migrations, de l’intégration ou des banlieues, reste bloqué sur cette question identitaire, comme s’il n’y avait plus d’espace pour la politique, plus d’ouverture des acteurs à la question de l’émancipation politique comme à celle de la transformation sociale [11].

La conséquence de cette incivilité généralisée, c’est la division du mouvement antiraciste, ces dernières années :

–       d’un côté, une tendance « républicaine » ou « universaliste » représentée par « SOS-Racisme », la LICRA ou encore « Ni Putes Ni Soumises » ;

–       d’un autre côté, une tendance « multiculturaliste » ou « post-colonialiste », représentée par le MRAP et, dans une version plus radicale, « les Indigènes de la République ».

Schématiquement, on peut dire que la première tendance (« républicaine ») parle le langage de l’émancipation, et la seconde (« post-colonialiste »), le langage de la transformation. Mais en vérité, il ne s’agit plus que de langages fonctionnant avant comme des marqueurs identitaires. D’ailleurs, la question de l’identité culturelle, de l’interculturalité, de la civilisation (« choc » ou « dialogue ») surdétermine l’opposition entre les deux courants :

–       du côté républicain, on défend une position de principe « color-blind » qui consiste à dire que lutter contre le racisme, c’est mettre entre parenthèses toute différence ethnoculturelle pour ne considérer chaque individu que comme un humain-citoyen égal à tout autre en dignité et en droit. La conséquence est une opposition de principe aux statistiques ethniques ou aux politiques de discriminations positives, ou encore un attachement à la neutralité de l’Etat et de l’école « émancipatrice » ;

–       du côté multiculturaliste, on soutient la position « color-conscious » qui consiste à dire que lutter contre le racisme, c’est reconnaître les différences ethnoculturelles. L’Etat est invité à corriger les discriminations dont sont victimes les minorités, en prenant en compte leurs spécificités et en facilitant leur visibilité dans l’espace public.

Ce dialogue devient un dialogue de sourds quand chacun accuse son adversaire de détourner les valeurs universalistes pour faire le lit du racisme. Les « républicains » pointent les dérives communautaristes du multiculturalisme, qui ne peut mener, selon eux, qu’à une forme de racisme différencialiste. Inversement, les multiculturalistes accusent le « républicanisme » de nier les différences et, ce faisant, de légitimer l’ethnocentrisme, donc le racisme larvé de la société dominante.

Le comble de l’incivilité est atteint quand racisme et antiracisme finissent par se confondre. Ainsi Marine Le Pen ou des groupes comme « Bloc Identitaire » ou « Riposte laïque », qui prétendent faire rempart à ce qu’ils fantasment comme l’islamisation de l’Europe, non plus au nom des racines chrétiennes ou aryennes de l’Occident, mais au nom de l’égalité femme/homme, de la laïcité, des droits des homosexuels, ou encore de la liberté d’expression menacée par la dictature du « politiquement correct ». Bref, c’est au nom même de l’émancipation que le néo-populisme s’exprime. Instrumentalisation grossière, dira-t-on. Mais qu’exprime Elisabeth Badinter quand elle proclame : « aujourd’hui en France, en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité » ? On voit aujourd’hui nombre de militants féministes, laïques ou libertaires convaincus que leur combat est un combat de civilisation des Lumières contre l’islam fantasmé comme civilisation communautariste, intégriste, et finalement raciste. Inversement, du côté de l’antiracisme radical, celui des Indigènes de la République, on constate aussi une essentialisation des catégories culturelles, comme si les « Français de souche » (« souchiens »), alliés aux « sionistes » (pure euphémisation pour désigner les Juifs) étaient des adversaires ethniquement identifiés de l’universel et de la démocratie. On a donc, d’un côté, un racisme qui se réclame de l’antiracisme, et de l’autre côté un antiracisme qui engendre son propre racisme.

Selon moi, cette incivilité croissante de l’antiracisme trouve ses racines dans le tournant des années 80-90, avec le démantèlement de l’Etat social et la mise au pas du mouvement ouvrier. Il ne faut jamais oublier que les concepts de « non-discrimination » et « d’égalité de traitement » s’imposent partout en Europe (notamment dans les législations européennes et nationales) au moment où le néolibéralisme décrète obsolète toute idée d’une transformation (même progressive, social-démocrate) de la société. Le sociologue François Dubet montre très bien comment l’on est passé d’un modèle de « l’égalité des places », dominant pendant les « Trente Glorieuses » (réduction de l’écart entre les positions sociales extrêmes et sécurisation des moins favorisés), à un modèle de « l’égalité des chances », qui accepte le principe de la compétition pour les meilleures places, mais postule qu’elle doit être une compétition équitable – modèle qui énonce également que les systèmes sociaux, comme les écosystèmes biologiques, sont d’autant plus performants qu’ils sont diversifiés.  Promouvoir la diversité de sexe, de culture, de religion, etc., dans l’ensemble de la pyramide sociale permettrait à la société de maximiser ses possibilités d’adaptation et d’innovation dans un monde en constante mutation. Une telle conception va progressivement s’imposer, en même temps qu’une politique migratoire de plus en plus restrictive, qui fonctionne en fait comme un véritable mécanisme de sélection naturelle de la force de travail. Au final, on voit que l’idéologie libérale de la diversité culturelle et la rhétorique belliqueuse de « l’immigration zéro » contribuent solidairement au darwinisme social qui est la nature profonde du néolibéralisme.

Quelle conséquence pour la lutte antiraciste ? En passant de la représentation de la société en termes d’inégalités et de classes à une représentation en termes de discriminations et d’identités, le néolibéralisme a en fait coupé la lutte antiraciste du lien « naturel » qui existait jusque-là entre émancipation et transformation (pour reprendre la topique de Balibar). « Républicains » et « multiculturalistes » ne s’opposent que superficiellement, car ils entérinent en vérité la mise à l’écart de toute idée de transformation sociale, de toute contestation anti-systémique de la société qui engendre le racisme. Le racisme étant ainsi séparé des conditions qui le rendent possible, il devient de fait une simple question juridico-morale : à la fois un point de droit (c’est-à-dire une discrimination) et une figure morale (celle de l’intolérance, de « la peur de l’autre », etc).

Dès 1987, dans Race, Nation, classe, Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein expliquaient qu’on ne pouvait réduire la lutte contre le racisme à une simple défense de l’universalisme (ce que font, en définitive, républicains et multiculturalistes), tout simplement parce que racisme et universalisme ne sont pas en extériorité, mais entretiennent des liens de complémentarité idéologique. Ce point est surtout développé par Wallerstein, mais Balibar y adhère pleinement. Dans la topique de Balibar, les analyses de Wallerstein relèvent du « niveau 2 », celui de l’hétéronomie du politique, des conditions matérielles du politique.

La thèse centrale de Wallerstein est que l’économie-monde dans laquelle nous vivons a pour moteur l’accumulation incessante du capital, mais que cette accumulation n’est possible, sur le plan socio-historique, qu’au prix d’une division axiale du travail au niveau planétaire, entre centres et périphéries, reliés par des relations d’échange inégal : il s’agit d’attirer les flux (capitaux, marchandises, êtres humains) les plus rentables vers le centre du système, et d’orienter les flux moins rentables vers les périphéries [12]. « Le racisme, dit Wallerstein, est la formule magique favorisant la réalisation de tels objectifs »[13], car il permet d’ethniciser la force de travail, et ainsi de naturaliser la position périphérique des populations condamnées aux salaires les plus bas et aux rôles les moins gratifiants[14]. Contrairement à ce que l’on croit, « le racisme vise à garder les gens à l’intérieur du système de travail, et non pas à les en expulser »[15].

Entre racisme et universalisme, le rapport est donc de complémentarité. Pour que la dynamique capitaliste fonctionne, il faut à la fois de l’égalité théorique et des inégalités structurelles, de l’universalisme et du racisme : de l’universalisme pour énoncer l’égalité théorique des hommes et poser le mérite comme seul critère de division sociale, et du racisme pour justifier leur inégalité structurelle[16]. Quand on se situe au niveau des conditions de la politique, on s’aperçoit que racisme et universalisme contribuent donc à la fonctionnalité du système capitaliste, le racisme créant les différences internes dont le système capitaliste a besoin pour fonctionner, et l’universalisme venant s’opposer au racisme et au sexisme « de crainte qu’ils n’aillent trop loin », ou jouant un rôle de « frein à des nihilistes (comme les nazis) qui pourraient détruire le système de l’intérieur »[17]. Conséquence : la lutte contre le racisme ne se satisfait pas d’un universalisme de façade qui maintient la dichotomie centre/périphérie ; il est indissociable d’un projet de transformation de la société qui abolit cette dichotomie.

Balibar ne contredit pas Wallerstein sur ce point, bien évidemment, mais complique la question en faisant valoir que les conditions matérielles qui déterminent le racisme sont elles-mêmes conditionnées (ou « surdéterminées ») par ce que Balibar appelle « l’imaginarisation du symbolique », soit la production par le sujet d’identités et d’appartenances fantasmées comme exclusives,  provoquant chez lui une violence spécifique, irréductible à la violence « économique » [18]. Voici un passage essentiel :

« Marx a fondamentalement ignoré l’autre scène de la politique, celle de l’appartenance communautaire, de même que Spinoza a fondamentalement ignoré le caractère irréductible de l’antagonisme économique. Chacun d’eux a fondamentalement ignoré la cause absente dont il perçoit les effets, en tant qu’excès de la violence sur la rationalité politique. En sorte que la condition qui toujours encore lui échappe est d’une certaine façon celle que l’autre lui désigne : économie pour l’idéologie, idéologie pour l’économie. De fait, si l’économie a bien été (et est toujours) l’autre de la politique (et par conséquent le lieu même de sa réalité, de ses causes et de ses effets), l’idéologie ne cesse de se manifester comme l’autre de cet autre, et donc comme la réalité (ou la « matière ») même de cette réalité » [19].

Economie et idéologie ne se confondent donc pas, et engendre chacune une forme spécifique de violence – violence ultra-objective dans une série, violence ultra-subjective dans l’autre : « la première exige le traitement en masse des êtres humains comme choses, résidus sans utilité, tandis que la seconde exige une représentation d’individus et de groupes comme incarnations du mal »[20]. Balibar convoque conjointement, pour penser la violence ultra-objective, le concept d’homme jetable forgé par Bertrand Ogilvie (la production par la société moderne de populations-poubelles) ; et pour penser la violence ultra-subjective, les travaux du psychanalyste Fehti Benslama sur la production fantasmatique de l’étranger comme cet autre très familier, encollé à moi et qu’il s’agit d’extirper de moi, avec une rage purificatrice destructrice et même autodestructrice. Balibar insiste beaucoup sur le fait que les délires de l’identité collective ne se confondent pas avec l’élimination des hommes jetables, mais que les deux phénomènes « tendent à fusionner conjoncturellement aux limites de l’institution politique » [21].

Or le racisme, explique-t-il, « recouvre à la fois l’un et l’autre phénomène » [22]. Je voudrais ici, en m’appuyant sur Balibar, aller un peu plus loin que lui dans la caractérisation philosophique du racisme. On peut dire, me semble-t-il, que le racisme commence dès que l’autre est pour moi en trop, de trop ; dès qu’il est perçu et traité par moi comme surnuméraire, pas à sa place. Le racisme n’est donc pas, comme on le dit souvent, la peur de l’étranger, de l’inconnu. Après tout, il est naturel et légitime d’avoir peur de l’inconnu. Il s’agit plutôt d’une angoisse de désintégration qui me fait percevoir l’autre comme un corps étranger dans mon propre corps – un corps étranger qu’il me faut effacer ou extirper pour retrouver mon identité ou mon intégrité.

Un homme en trop, pas à sa place, un corps étranger, c’est donc d’abord quelqu’un que je ne veux pas voir, que je vais effacer de ma représentation, rendre invisible, réduire à l’état de chose insignifiante voire même irreprésentable. Mais c’est aussi, contradictoirement, quelqu’un que je repère partout, que je me surreprésente sur le mode de l’invasion, de l’encombrement. Le raciste est hanté par ce qu’il voudrait voir disparaître. L’antisémite voit des Juifs partout; l’islamophobe est obsédé par les minarets, le hallal ou les foulards. Le racisme oscille entre la dénégation qui réduit l’autre à l’état d’objet jetable (violence ultra-objective décrite par Ogilvie), et l’obsession qui l’érige en figure du barbare qui va me détruire (violence ultra-subjective de Benslama).

N’est-ce pas ce que nous vivons actuellement, à travers les deux formes majeures de racisme que sont le racisme « anti-immigrés » et le racisme « antimusulmans » ?

–        dénégation du migrant, qui est celui qu’on ne veut pas voir, qu’on réduit à l’état de chose inutile ou insignifiante. On ne veut pas voir la réalité migratoire, ni les enjeux qu’elle pose  ;

–        focalisation, obnubilation sur l’islam, qui fait percevoir le musulman comme un envahisseur, une menace pour notre « civilisation », à travers le mythe de l’islamisation de l’Europe.

Par rapport à Wallerstein, l’inflexion est décisive. A une analyse fonctionnaliste des rapports entre centre et périphérie du système-monde capitaliste, Balibar ajoute l’hypothèse d’un excès du système sur lui-même produisant, à la périphérie de la périphérie, des surnuméraires, des hommes superflus, en trop, sur lesquels s’exerce la violence la plus extrême [23].

En même temps, Balibar évite soigneusement toute hypostase anthropologique ou ontologique de ces surnuméraires et des formes de violence qu’ils subissent. Il dit très clairement s’interdire « de recourir à une problématique du mal »[24], comme c’est le cas, par exemple, de la théorie du « bouc-émissaire » de Girard. Je ne crois pas non plus qu’on puisse trouver de convergences avec la théorie de l’homo sacer d’Agamben. La force de Balibar, c’est de poser la question du symbolique, du racisme comme symptôme d’une crise du symbolique, mais sans jamais isoler le symbolique du politique (émancipation) et de l’économique (transformation), sans jamais hypostasier l’Ordre Symbolique (comme le fait un certain lacanisme qui ne peut mener qu’à des politiques réactionnaires) [25].

Certes, le racisme relève bien, selon Balibar, de ces tentatives « d’éradiquer le symbolique lui-même »[26], « d’éliminer de toute trace d’altérité et donc de toute multiplicité interne, de toute différance du soi », au point que « (la menace de) tout mélange, commerce, métissage est fantasmatiquement perçue comme pire que la mort » [27]. Mais en même temps, cette ultra-violence n’a aucune consistance propre par rapport aux séries objective et subjective qui constituent les deux faces du politique, et qui ne cessent en fait de passer continûment l’une dans l’autre (l’économique dans l’idéologique et l’idéologique dans l’économique) : « s’il nous faut maintenir que les formes de la violence ultra-objective et ultra-subjective ne se confondent ni conceptuellement ni pratiquement, et qu’aucune en ce sens n’est la raison ou la cause ultime de l’autre, « déterminante en dernière instance », il n’en faut pas moins reconnaître que toute une série de phénomènes dans notre expérience historique, en particulier le racisme lorsqu’il coïncide avec le déchaînement d’une violence inconvertible, superposent les deux formes ou circulent entre elles »[28].

Balibar propose en fait de voir les transferts de violence d’un plan à l’autre comme une surface de Möbius : « les manifestations ou phénomènes de la violence « ultra-subjective » (commandées par l’obsession de l’identité) et celles de la violence « ultra-objective » (résultat de la réduction d’êtres humains au statut de choses inutiles, donc superflues ou « en trop ») peuvent continûment passer les unes dans les autres, tout en restant essentiellement hétérogènes. Inconvertibles, chacun dans son ordre, les excès de la « souveraineté » et ceux de la « marchandisation » (les renversements de la constitution des communautés et ceux du commerce et de l’universalisation des échanges) le sont plus encore, peut-être, du fait qu’ils ne cessent de se surdéterminer »[29].

Je laisse ici de côté la question passionnante mais compliquée de l’ontologie qui est impliquée par cette métaphore de la « bande Moëbius ». Selon moi, elle n’est certainement pas sans rapport avec le parallélisme de l’esprit et du corps chez Spinoza, où là aussi les deux séries restent hétérogènes, tout en exprimant la même puissance (ou impuissance) d’exister[30]. Il me semble que le structuralisme est peut-être aussi impliqué, en ce qu’il établit qu’entre deux séries signifiante et signifiée (matérielle et imaginaire), il existe toujours un élément « flottant », « x », toujours en excès dans une série quand il manque dans l’autre (case vide et objet surnuméraire)[31].

Mais je m’en tiens à l’essentiel : la violence raciste n’existe pas en soi, elle résulte d’une dynamique négative, régressive d’ensemble (la surdétermination réciproque de l’exploitation économique par les obsessions identitaires et vice et versa); inversement, la civilité est la tentative d’interrompre cette dynamique destructrice, de réinstituer un temps et un lieu du politique qui permette de disjoindre délires identitaires et désastres économiques[32], de « faire le vide dans un espace historique surdéterminé (et surinvesti par des formes préexistantes) »[33].

On peut donc « traduire » le schéma de pensée de Balibar de la façon suivante : plus une société, sur le plan matériel, parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique (Freud), de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire. A l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications compensatoires.

C’est ce que montre l’histoire depuis 1945.

Pendant les « Trente Glorieuses », on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée de l’individualisme dans l’ordre symbolique, imaginaire (libération sexuelle, déclin du nationalisme et des religions). Le racisme a alors mécaniquement régressé, avec la décolonisation et les luttes pour l’égalité civique. A partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et le démantèlement de l’Etat social ; ce qui a créé chez les individus une demande compulsive de collectif– débouchant sur le national-populisme et le communautarisme [34].

Le mouvement antiraciste lui-même n’échappe pas à cette dynamique passionnelle négative, à cette incivilité constitutive, comme je l’ai indiqué tout à l’heure.

Je propose donc de refonder l’antiracisme sur la civilité telle que l’entend Balibar. Cela signifie à la fois la production de la plus grande cohésion sociale, et la promotion des singularités et des différences. C’est ici que la civilité retrouve l’émancipation, l’autonomie du politique, sous la forme du dissensus qui, dans la dimension matérielle, formule toujours une demande d’intégration et de participation au monde commun, mais dans la dimension symbolique, en un processu de désidentification, de déconstruction de la cohérence toujours imaginaire d’une communauté ou d’une ethnie. Il n’y a pas contradiction à ce que le dissensus « culturel » soit désintégrateur (d’une identité), alors que le dissensus social est intégrateur (au sein d’un monde commun). Car dans les deux cas, c’est le même être-au-monde, la même civilité primordiale de l’existence qui s’affirme. Face à la fiction du partage identitaire entre « nous » et « eux », la subjectivité fait valoir que l’être-au-monde est nécessairement pluriel, métissé, étranger à lui-même ; face aux inégalités sociopolitiques, que le même être-au-monde est puissance égalitaire, inclusion de tous dans un même espace commun. C’est d’un même mouvement que le sujet se projette dans un monde commun à venir et s’arrache aux frontières nationalitaires ou ethnicistes.

Le mainstream antiraciste, c’est le pluralisme actif, la neutralité inclusive, le libéralisme culturel. Pourtant, quand on regarde l’histoire de l’antiracisme, on voit qu’elle est indissociable d’un combat pour le droit à la citoyenneté universelle : le droit de ne pas être considéré comme « différent », comme un être en trop, pas à sa place ; le droit de vivre avec les autres dans un même espace de normes et de valeurs. Je suis d’ailleurs convaincu que le principal problème, aujourd’hui, n’est pas que les « autres » (« migrants », « immigrés » ou « minorités ») ne veulent pas s’assimiler à nos normes et nos valeurs, mais que « nous » ne savons plus quelles sont « nos » normes et « nos » valeurs. Si je peux me permettre le paradoxe : nous ne sommes pas assez ethnocentriques.



[1] Etienne Balibar, « Trois concepts de la politique : Emancipation, Transformation, Civilité » in La Crainte des masses, Galilée, 1997.

[2] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010.

[3] Etienne Balibar, « Trois concepts de la politique : Emancipation, Transformation, Civilité » in La Crainte des masses, Galilée, 1997, p.22.

[4] Ibid., p.24. L’histoire de ce combat, répète Balibar, « n’est pas tant l’histoire de la revendication de droits ignorés, que celle de la lutte réelle pour la jouissance de droits déjà déclarés » (ibid.)

[5] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

[6] Etienne Balibar, « Trois concepts de la politique : Emancipation, Transformation, Civilité » in La Crainte des masses, Galilée, 1997, p.35-36.

[7] Ibid., p.19.

[8] Ibid., p.45.

[9] Ibid., p.47.

[10] Ibid., p.47.

[11] Ce blocage sur la question identitaire prend des formes diverses selon les pays : débat sur l’identité nationale en France, Assises de l’interculturalité en Belgique, remise en cause du multiculturalisme en Allemagne ou aux Pays-Bas, crise des « accommodements raisonnables » au Québec, etc..

[12] Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, La Découverte, 1985 ; Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des système-monde, La Découverte, 2006.

[13] Ibid., p.48. Selon Wallerstein, la race, la nation et l’ethnie jouent un rôle précis dans cette dynamique de concentration du capital et de dispersion de la force de travail – chaque catégorie correspondant à un trait structural de l’économie-monde capitaliste. Les races légitiment la division axiale du travail au niveau global, entre le Nord et le Sud ; les nations structurent les Etats comme acteurs au niveau régional ; les ethnies, enfin, regroupent des « foyers domestiques » au niveau local, dans les interstices des nations et des races (p.95 sq.). Schématiquement, on peut dire que dans ce système intégré de catégories « ethniques » (au sens large), le nationalisme sert à amortir la lutte des classes en créant, à l’intérieur de l’Etat-Nation, un espace politique où les classes peuvent négocier et trouver des compromis, tandis que l’impérialisme sert au contraire à accélérer la dynamique centrifuge en « racisant » les positions inégales du centre et des périphéries au sein du marché mondial.

[14] « A tel segment de la force de travail (les Noirs, les Arabes, etc.), (le racisme) justifie que soit attribuée une rémunération de loin inférieure à celle que le critère méritocratique pourrait jamais justifier »  Ibid., p.50.

[15] Ibid. Le sexisme, ajoute-t-il, « vise la même chose » : assigner les femmes à l’espace domestique, et proclamer que leur travail à la maison n’en est pas un, et qu’il n’a donc pas à être rémunéré (Ibid., p.51).

[16] Ibid., p.42 sq.

[17] Ibid., p.305.

[18] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.31.

[19] Ibid., p.32.

[20] Ibid., p.86.

[21] Ibid., p.15.

[22] Ibid., p.86.

[23] Telle est également la thèse d’André Tosel dans Un monde en abîme. Ces « surnuméraires », « hommes superflus » ou « populations-poubelles » révèleraient le devenir profond de la mondialisation capitaliste, qui serait de tout liquider, tout fluer, jusqu’à ce que les masses subalternes, totalement insécurisées, n’aient même plus la force de résister au pouvoir « central » et finissent par se déchirer et se haïr. Ainsi, le système-monde capitaliste ne serait pas un monde, certes inégal, mais intégré et fonctionnel, mais un monde à la dérive, un « monde en abîme » : « Là est la question ontologique de la mondialisation : fait-elle encore (un) monde ? A terme n’est-elle que la liquéfaction et la liquidation du monde ? Ne met-elle pas le monde en abîme ? Que serait un monde en abîme ? Qui pourrait l’habiter sans s’y abîmer, sans abîmer irréversiblement son humanité ? ». André Tosel, Un monde en abîme. Essai sur la mondialisation capitaliste, Kimé, 2008, p.71.

[24] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.15.

[25] Le racisme : pas une forme de haine désymbolisatrice tapie au cœur même du processus symbolique ’hypothèse freudienne de la « pulsion de mort » fournit la matrice théorique générale). Or, quand le sujet est ainsi conçu comme un être toujours près de sombrer dans une désymbolisation et un désordre primordiaux, il ne peut en découler qu’une politique « réactionnaire » – une politique de répression civilisatrice, de préservation de l’Ordre Symbolique lui-même Ainsi tel intellectuel, effrayé par les émeutes des banlieues en 2005, évoque « un mouvement de foule caractérisé par une régression au stade primitif, ne connaissant ni interdit, ni foi, ni loi, galvanisé par le double sentiment de haine et d’impunité, agissant sous l’emprise d’un fanatisme quelconque et considérant l’action d’incendier et de détruire comme une fin en soi »  Mezzi Haddad, Violence anomique et violence atavique, in R.Draï et J.-F. Mattéi, La République brûle-t-elle ?, Editions Michalon, 2006, p.42.

[26] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.95.

[27] Ibid., p.97.

[28] Ibid.,p.109.

[29] Ibid., p.115.

[30] L’esprit n’agit pas sur le corps, pas plus que le corps sur l’esprit. Le rapport n’est pas de causalité ni d’interaction mais d’expression : l’esprit et le corps expriment la même puissance d’exister, le même désir. Ce désir s’actualise soit comme accroissement soit comme diminution de la puissance subjective concrète – puissance de vie, de travail et de langage. Quand cette puissance augmente, elle est vécue par l’esprit comme joie, c’est-à-dire affirmation de la vie et de la pensée ; quand cette puissance diminue, elle est vécue comme tristesse, c’est-à-dire réduction de la vie et de la pensée. Les passions joyeuses réalisent l’essence même du désir, qui est l’effort affirmatif de la subjectivité complète, totale, se déployant dans toutes ses dimensions. Les passions tristes expriment le mouvement contraire, la réduction de la puissance d’exister, la séparation de la subjectivité d’avec certaines de ses dimensions existentielles fondamentales. La polarité entre passions tristes et passions joyeuses peut nous permettre de comprendre, plus que l’opposition entre pulsions de mort et pulsions de vie, les affects politiques contemporains, et les formes de conflit qu’ils expriment. La dynamique passionnelle des conflits identitaires est tendanciellement triste au sens de Spinoza, car elle n’exprime que partiellement, donc inadéquatement et négativement, notre puissance subjective, tandis que la dynamique des conflits sociaux est tendanciellement joyeuse, car elle exprime totalement, donc adéquatement et positivement, la puissance de vie, de travail et de langage du sujet.

[31] Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p.55-56 ; p.83.

[32] Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.148.

[33] Ibid., p.116.

[34] Je redoute donc l’accélération de cette dynamique négative dont je parlais en commençant : quand la société se désagrège, les individus surinvestissent dans des identités fantasmées et exclusives. Le risque demain, c’est que la société majoritaire rejette de plus en plus les populations immigrées comme surnuméraires, menaçantes, et ces populations regardent elles-mêmes les autres groupes sous un prisme racial (c’est toute la question du racisme « anti-Blancs » ou de la montée, chez les jeunes issus de l’immigration, de l’antisémitisme et de l’homophobie).

 

18 janvier 2014|Articles & Conférences|