Les 11 et 12 avril 2013, le « Mouvement Ouvrier Chrétien » organisait sa 91e Semaine sociale sur le thème « Egaux et différents. Diversité ethno-culturelle et justice sociale ». Les organisateurs me demandèrent d’en faire la conférence inaugurale. En voici le texte, publié ensuite dans Les « hors-séries » de Politique, n°HS22, octobre 2013.
Ces 6 dernières années, j’ai mis ma carrière d’enseignant et de chercheur en sourdine, pour codiriger le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Cette expérience très riche a été dominée par une thématique : le racisme. J’ai pu vivre de l’intérieur la lutte antiraciste, en comprendre concrètement les enjeux mais aussi les impasses. Je voudrais partager avec vous cette expérience, au moment où mon mandat s’approche de son terme (juin 2013) et où je m’apprête à retrouver ma charge à temps plein de philosophie politique à l’ULg.
Mon message tient en trois points :
1) Ce que j’appelle ici le « racisme nouveau » ou néoracisme, c’est un racisme apparu vers les années 80, qui ne cible plus des races au sens biologique du terme, mais des communautés culturelles. Un « racisme sans races », « différencialiste », dont l’enjeu n’est plus de fonder la supériorité d’un groupe ethnique, mais de préserver l’identité d’une culture face à d’autres considérées comme menaçantes ;
2) Ce n’est pas seulement le racisme qui est devenu différencialiste ou culturaliste, c’est le mouvement antiraciste lui-même. Le mouvement antiraciste est aujourd’hui en crise, profondément divisé (en Belgique comme en France) en deux courants : un courant « universaliste » et un courant « multiculturaliste ». Or je pense que ces deux courants ont intériorisé les schémas de pensée identitaires et culturalistes du racisme nouveau, avec comme résultat catastrophique que le racisme est aujourd’hui en train de se répandre jusque dans les milieux les plus progressistes (les Partis démocratiques, les courants féministe, lesbigay, le milieu laïque) – tous pris au piège de ce que j’appelle aussi le racisme interculturel.
3) le résultat de cette crise de l’antiracisme, c’est qu’elle masque aujourd’hui LE défi central pour nos sociétés : le défi migratoire, lui-même lié à celui de la « globalisation ». Les migrations peuvent être une chance pour un pays comme la Belgique ; mais pour les médias, les politiques et donc la population, c’est un fléau, qui en amènerait un autre, l’islam, qui agit actuellement comme un véritable abcès de fixation qui nous empêche de voir les vrais problèmes.
Il faut d’abord expliquer comment on en est arrivés là. Car à première vue, il peut paraître étonnant de parler de crise de l’antiracisme, puisque depuis une vingtaine d’années, partout en Europe, le racisme est officiellement interdit et combattu, à travers les législations anti-discrimination (lois de 1981, de 2003 puis 2007, Décrets de 2008, 2009) et la création d’institutions publiques comme le Centre en Belgique (1993), ou la HALDE en France (2005). Mais il faut bien voir les limites de ces outils normatifs, et surtout le contexte politique global dans lequel ils ont été créés, qui est celui du néolibéralisme.
Commençons par les limites. Qu’est-ce que le racisme, au regard de la législation ? Trois phénomènes distincts :
1) des discriminations proprement dites : refuser un emploi, un logement, l’accès à une école ou à un restaurant, etc., à une personne ou un groupe de personnes en raison de sa prétendue race, son origine, son ascendance, sa nationalité. La discrimination n’est jamais permise, sauf « exigence professionnelle déterminante », ce qui est rarissime (v° le cas d’école : l’acteur qui doit jouer le rôle de Nelson Mandela). Comportements innombrables, quotidiens, dont nous ne connaissons que la face émergée de l’iceberg ;
2) des crimes de haine (Mohamed Merah à Toulouse, ou Hans Van Temsche à Anvers en 2006); mais aussi (moins dramatiques mais plus fréquents) des délits de haine : harcèlements, insultes, agressions, incivilités ;
3) des discours de haine : des paroles, écrits ou images qui incitent à la haine, à la violence ou à la discrimination. On se rappelle la condamnation du Vlaams Blok (à l’instigation du Centre). C’est sur Internet que les hate speeches se développent de manière virale (sur les forums de discussion, les blogs, Facebook, Twitter). Internet est devenu une de nos premières sources de plaintes et de signalements.
Il y a de grandes différences juridiques entre ces trois phénomènes, mais ils ont un point commun: dans tous les cas, nous avons affaire à des actes (c’est d’ailleurs ce qui permet leur qualification juridique). Car même un discours de haine est un acte. Inciter à la haine, c’est faire quelque chose, poser un acte – un acte de langage, ce qu’on appelle un « performatif » : si je dis « mort aux Juifs », ou « pas d’Arabes dans mon entreprise », je n’exprime pas une « opinion » à propos des Juifs ou des Arabes, je fais quelque chose : il s’agit donc bien d’un acte (pénalement répréhensible dans les deux cas). Avec les législations anti-discrimination, on ne s’attaque donc qu’aux manifestations extérieures et individuelles du racisme. D’où le 2e volet, « pédagogique », de l’antiracisme : le travail de sensibilisation (spots télévisés, fardes scolaires, plans et labels de diversité, modules de E-learning, formations de DRH, de fonctionnaires, de policiers). C’est la théorie des deux faces de la médaille : pour lutter contre le racisme, il faut à la fois combattre les discriminations (aspect répressif) et promouvoir la diversité (aspect positif).
Mais la promotion de la diversité est aussi inefficace que les rares actions judiciaires intentées, car elle aussi n’agit qu’en surface, sur les individus comme entités psychologiques isolées. Les dispositifs antiracistes ciblent les individus, mais ne touchent pas aux relations, aux structures sociales qui rendent possible le racisme. Or si l’on se situe à ce niveau d’analyse, celui de l’organisation même de la société, on s’aperçoit que depuis 30 ans, tout concourt à la recrudescence du racisme.
Quand apparaissent en effet les concepts de « non-discrimination » et « d’égalité de traitement » ? Vers les années 80-90, c’est-à-dire au moment où le néolibéralisme décrète l’Etat social obsolète et entame la mise au pas du mouvement ouvrier. Sur le plan idéologique, on est alors passé, comme le dit le sociologue François Dubet, du modèle de « l’égalité des places », dominant pendant les « Trente Glorieuses » (réduction de l’écart entre les positions sociales extrêmes et sécurisation des moins favorisés), à un modèle de « l’égalité des chances », qui lui accepte le principe de la compétition pour les meilleures places, mais postule qu’elle doit être une compétition équitable[1]. Modèle qui énonce également que les systèmes sociaux, comme les écosystèmes, sont d’autant plus performants qu’ils sont diversifiés. S’il y a 10% de Musulmans, 20% de lesbigays et 50% de femmes dans la société, la justice voudrait que l’on arrive à la même proportion de ces catégories à l’université, au parlement ou dans les conseils d’administration. Promouvoir la diversité de sexe, de culture, de religion, etc., dans l’ensemble de la pyramide sociale permettrait à la société de maximiser ses possibilités d’adaptation et d’innovation dans un monde en constante mutation.
Or, cette conception s’impose en même temps que les Etats européens décrètent « l’immigration zéro » et mettent sur pied une politique migratoire de plus en plus restrictive et brutale, qui fonctionne en fait comme un véritable mécanisme de sélection naturelle de la force de travail. On ne peut donc pas isoler l’idéologie libérale de la diversité culturelle de la rhétorique belliqueuse du « stop migratoire » : elles paraissent opposées, mais elles forment en fait un ensemble idéologique cohérent, qui est celui du darwinisme social : filtre aux frontières, relégation dans les banlieues et régulation par l’anti-discrimination.
Quelle conséquence pour la lutte antiraciste ? En passant de la représentation de la société en termes d’inégalités et de classes à une représentation en termes de discriminations et d’identités, le néolibéralisme a en fait coupé la lutte antiraciste du lien « naturel » qui existait jusque-là entre émancipation des individus et transformation de la société. Or, quand on met à l’écart toute idée de transformation sociale, toute contestation anti-systémique de la société, que reste-t-il ? Les cultures, les communautés. A partir des années 90, le mouvement antiraciste va se positionner autour de ces questions d’identité culturelle, d’interculturalité, de choc et/ou dialogue des civilisations, et va finir par se diviser très profondément :
– d’un côté, une tendance « républicaine » ou « universaliste » représentée en France par « SOS-Racisme », la LICRA et « Ni Putes Ni Soumises » ; en Belgique, le RAPPEL ;
– d’un autre côté, une tendance « multiculturaliste » ou « post-colonialiste », représentée en France par le MRAP ; chez nous, le MRAX ou le groupe Tayush ; dans une version plus radicale, « les Indigènes de la République » ; chez nous, le parti « Egalité ».
Les termes du débat entre les deux camps sont connus :
– du côté républicain, on défend une position de principe « color-blind » qui consiste à dire que lutter contre le racisme, c’est mettre entre parenthèses toute différence ethnoculturelle pour ne considérer les individus que dans leur abstraction de citoyens. La conséquence est une opposition de principe aux statistiques ethniques ou aux politiques de discriminations positives, ou encore un attachement à la neutralité de l’Etat et de l’école « émancipatrice ».
– du côté multiculturaliste, on soutient la position « color-conscious » qui consiste à dire que lutter contre le racisme, c’est reconnaître les différences ethnoculturelles. L’Etat est invité à corriger les discriminations dont sont victimes les minorités, en prenant en compte leurs spécificités et en facilitant leur visibilité dans l’espace public.
Chaque camp prétend incarner le véritable universalisme, accusant son adversaire de faire le lit du racisme :
– les « républicains » pointent la dérive communautariste du multiculturalisme, qui mène droit au racisme différencialiste ;
– inversement, les multiculturalistes accusent le « républicanisme » de nier les différences et, ce faisant, de légitimer l’ethnocentrisme, donc le racisme, de la société dominante.
Au final, racisme et antiracisme finissent par se confondre :
– Marine Le Pen ou des groupes comme « Bloc Identitaire » ou « Riposte laïque » prétendent faire rempart à une prétendue islamisation de l’Europe, non plus au nom des racines chrétiennes ou aryennes de l’Occident, mais au nom de l’égalité femme/homme, de la laïcité, des droits des homosexuels, de la liberté d’expression, au point qu’une intellectuelle de gauche comme Elisabeth Badinter a pu dire cette chose incroyable : « aujourd’hui en France, en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité ». C’est donc l’émancipation qui justifie aujourd’hui la chasse aux arabo-musulmans. Voilà qui explique que l’extrême-droite opère aujourd’hui depuis l’intérieur même des partis démocratiques, comme on le voit avec le Député bruxellois MR Alain Destexhe ;
– du côté de l’antiracisme postcolonial radical, celui des Indigènes de la République ou d’Egalité, on constate aussi une essentialisation des catégories culturelles, qui transforme les « Français de souche » (« souchiens » ou « raciniens »), alliés aux « sionistes » (en fait, les Juifs) en adversaires ethniquement identifiés de l’universel et de la démocratie.
Résultat : d’un côté, un racisme qui se réclame de l’antiracisme ; de l’autre côté, un antiracisme qui engendre son propre racisme. Deux culturalismes, en fait, deux négations de l’universalisme qui se réclament de l’universalisme même.
Dans cette tourmente, pour une institution comme le Centre pour l’égalité des chances, il y a deux options :
– ne pas se mêler de ce débat et se limiter à l’application de la législation anti-discrimination et à la promotion de la diversité. C’est la voie du droit-de-l’hommisme institutionnel et bureaucratique (rédaction de rapports, participation aux instances internationales, etc.) ;
– essayer de sortir l’antiracisme des impasses où il se trouve. Pour moi, cela signifie très concrètement : jouer un rôle politique, au meilleur sens du terme : être un thermomètre des tensions qui traversent la société ; mettre à l’agenda politique un certain nombre de thématiques, en empêchant ceux que j’appelle les « agités du bocal » de monopoliser l’espace public. C’est ce que j’ai essayé de faire pendant mon mandat depuis 2007 : partir des questions spécifiques de discrimination pour remonter jusqu’aux questions de politique générale : politique migratoire, politique d’intégration et de cohésion sociale, lutte contre les inégalités.
Dire que le racisme est une question politique avant d’être une question morale, c’est reconnaître que le racisme traverse l’ensemble de la société – ce qui ne veut pas dire que nous sommes tous racistes, mais que le racisme nous concerne tous, qu’il épouse toutes les dimensions du social et de l’existence – le désir, le travail, le langage, le pouvoir. D’où en définitive la question : qu’est-ce que le racisme ? Question abyssale. Je me limite à quelques balises et une hypothèse très générale.
Le racisme commence, je pense, dès que l’autre est pour moi en trop, de trop ; dès qu’il est perçu et traité comme surnuméraire, « pas à sa place ». Le racisme n’est donc pas, comme on le dit souvent, la peur de l’étranger, de l’inconnu. Après tout, il est naturel et légitime d’avoir peur de l’inconnu. Il s’agit plutôt d’une angoisse de désintégration qui me fait percevoir l’autre comme un corps étranger qu’il me faut effacer ou extirper pour retrouver mon identité ou mon intégrité.
Un homme en trop, un corps étranger, c’est d’abord quelqu’un que je ne veux pas voir, que je vais effacer de ma représentation, rendre invisible, réduire à l’état de chose insignifiante, voire irreprésentable. Mais c’est aussi, contradictoirement, quelqu’un que je repère partout, que je me surreprésente sur le mode de l’invasion, de l’encombrement. Le raciste est hanté par ce qu’il voudrait voir disparaître. L’antisémite voit des Juifs partout; l’islamophobe est incollable sur les minarets, le hallal ou les foulards. Le racisme oscille entre la dénégation qui réduit l’autre à l’état de chose invisible, et l’obsession qui l’érige en barbare qui va me détruire.
En spécifiant le racisme de cette manière, je m’oppose à deux idées reçues :
– l’idée selon laquelle le racisme serait un mécanisme « naturel », propre à certaines espèces animales, que les psychologues appellent « la préférence endogroupale ». Mais à l’évidence ce n’est pas le cas, puisque le racisme a pour effet de détruire de l’intérieur la communauté (sinon, pourquoi lutter contre ?). Il est donc bel et bien culturel, et non naturel. Il apparaît quand les liens sociaux se disloquent, quand la société est dominée une menace diffuse dont on va « inventer » les « responsables ». Sous cette forme, je crois même qu’il n’y a pas de racisme proprement dit avant la modernité. Le racisme commence avec les « chasses aux sorcières » aux 13e-14e, auxquelles succède très vite partout en Europe la persécution des hérétiques, des lépreux, des « sodomites », mais aussi des Juifs et(en Espagne) des Musulmans [2]« Chasse aux sorcières », et non pas « bouc-émissaire », qui un terme impropre pour parler du racisme[3] ;
– 2e idée reçue : le racisme est irrationnel, prélogique, négation de l’universel. Ici encore, faux. Tout racisme se présente à la fois comme savant et moral. Rappelons que la théorie biologique des races était professée au début du siècle dans les universités, et adoptée par l’immense majorité des intellectuels, y compris de gauche. De même aujourd’hui, le racisme antimusulman prend la forme des théories savantes du « choc des civilisations » (Huntington était Professeur à Harvard ; Bernard Lewis, à Princeton). La représentation d’un Occident démocratique et moderne, versus un islam théocratique, sexiste, arriéré, est le fruit d’un énorme travail conceptuel et idéologique.
Le racisme est donc une construction symbolique complexe, qui associe une dimension objective, matérielle (la domination économique et politique de certains groupes) et une dimension subjective, imaginaire (la stigmatisation des « autres » comme incarnation du Mal, de la barbarie). Pour comprendre le racisme sur le plan anthropologique, il faut donc (pour le dire d’une formule) combiner Marx (l’économique) et Freud (l’imaginaire). On observe alors la mécanique suivante : plus une société, sur le plan matériel (Marx) parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins les individus auront tendance, sur le plan symbolique (Freud), à se replier sur des identités de type nationaliste ou communautaire. A l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus les individus auront tendance, sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications compensatoires.
C’est ce que nous enseigne l’histoire depuis 1945. Pendant les « Trente Glorieuses », on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités) ; et de façon complémentaire, la montée de l’individualisme dans l’ordre symbolique, imaginaire (libération sexuelle, déclin du nationalisme et des religions). Le racisme a alors mécaniquement régressé, avec la décolonisation et les luttes pour l’égalité civique. A partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et le démantèlement de l’Etat social ; ce qui a créé chez les individus une demande compulsive de collectif– débouchant sur le national-populisme et le communautarisme.
Le système-monde capitaliste se caractérise par une division axiale entre centres et périphéries : le centre attire les flux (de capitaux, de marchandises, d’êtres humains, d’informations) les plus rentables vers lui, rejetant les flux moins rentables dans la périphérie, et les déchets (matériels et humains : les « inutiles au monde », les hommes « superflus ») dans des zones surnuméraires, des zones-poubelles. Or aujourd’hui, centres et périphéries sont de plus en plus polarisés (notre société est hyper-centrifuge) mais aussi de plus en plus entremêlés localement. Bruxelles, avec ses ghettos de riches (les fameux exilés fiscaux français) et ses ghettos de pauvres (20% de la population, essentiellement allochtone, vit sous le seuil de pauvreté), illustre cette dynamique centrifuge où les populations-poubelles sont gérées par ce qu’il faut bien appeler une déchetterie sociale – déchetterie dont le stade ultime est le dispositif carcéral (prisons, centres fermés, IPPJ). Déchetterie sociale qui est aussi une déchetterie ethnique englobant des populations hétérogènes (sans-papiers, demandeurs d’asile, jeunes de la 2e voire de la 3e génération d’immigration), mais toutes stigmatisées comme les « immigrés », et elles-mêmes identifiées aux « Musulmans ». Tel est le cliché du « choc des civilisations » qui nous fait croire que nous sommes engagés dans une même lutte contre les islamistes en Afghanistan ou au Mali, et contre les cantines hallal dans les banlieues. En retour, comment s’étonner que ces populations surnuméraires regardent elles-mêmes les autres groupes sous un prisme racial, se réfugiant dans des identités exclusives qui débouchent sur le racisme « anti-Blancs », l’antisémitisme et l’homophobie (comme on le voit à travers le succès de Dieudonné auprès des jeunes issus de l’immigration).
Face à ce racisme interculturel, il aurait fallu toute autre chose qu’un antiracisme interculturel. Telle fut pourtant la réponse des pouvoirs publics qui vont eux-mêmes progressivement culturaliser et surculturaliser les problèmes qui, à la base, étaient des problèmes de dynamiques sociales globales.
En 1993, le Commissariat Royal à la politique des immigrés (Paula D’Hondt et Bruno Vinikas) publiait un rapport en indiquant trois chantiers pour l’intégration des immigrés : l’emploi, l’enseignement et le logement. Non pas le foulard, la diversité, les valeurs de l’Occident, mais les trois piliers matériels de toute existence. A-t-on répondu à ces questions de cohésion et de justice sociales ? Non. Au contraire, on a démantelé l’Etat social. On a transformé les enjeux sociaux en conflits interculturels ; le 11-Septembre a fait le reste. En 2004-2005, la Commission du dialogue interculturel (dont j’étais le rapporteur) a encore privilégié les questions « classiques » d’intégration. Mais en 2009-2010, les Assises de l’interculturalité se sont focalisées sur le foulard, les accommodements raisonnables, les jours fériés, l’abatage rituel, les réfections d’hymen, etc., comme si c’était là que se situait le nœud du problème. Face au texte final, j’ai rédigé une note minoritaire où je regrettais « que le Rapport avalise la vision d’une société divisée entre une majorité culturellement dominante et des minorités insuffisamment reconnues, alors que c’est la polarité capital / travail qui reste structurellement déterminante pour expliquer les enjeux de notre société ».
Le problème du racisme reste donc entier. Jamais la dénégation et l’obsession de l’autre comme corps étranger n’ont produit d’effets aussi détestables sur la société :
– dénégation du migrant, qui est celui qu’on ne veut pas voir, qu’on réduit à l’état de chose inutile ou insignifiante ;
– focalisation, obnubilation sur l’islam, qui fait percevoir le musulman comme un envahisseur, une menace pour notre « civilisation ».
Et si le discours se focalise sur l’islam, c’est pour ne pas avoir à regarder la réalité migratoire en face. Lutter contre le racisme, ce n’est donc pas opposer nos bons sentiments de « tolérance » et d’« ouverture » aux « méchants » racistes, mais déconstruire l’imaginaire raciste, dissoudre ces dénégations et ces obsessions qui nous empêchent de voir les vrais problèmes de société, les vrais enjeux.
1er enjeu : les migrations. Elles vont continuer d’augmenter. Les migrants ne sont pas des étrangers qui passent des frontières pour trouver refuge chez nous, mais des travailleurs qui se déplacent là où ils peuvent à la recherche d’un avenir meilleur pour eux et leurs enfants. Dans une économie capitaliste globalisée, la force de travail circule, puisqu’elle est une marchandise comme une autre. Les politiques mentent, qui font croire que l’on pourrait diminuer les flux migratoires à coup d’expulsions, car ils savent très bien que ces opérations de basse police sont sans effet significatif sur ces flux. En Belgique, le solde migratoire est de 80 000 personnes, soit chaque année l’équivalent d’une ville comme Verviers. Moins d’un quart d’entre eux sont Musulmans. La plupart sont des ressortissants européens (65%), originaires des nouveaux pays membres d’Europe centrale, qui bénéficient de la libre circulation. Le processus est donc irréversible.
Le défi pour la Belgique, c’est d’intégrer ces 80 000 migrants annuels, pour en faire une chance pour la Belgique. A cette fin, il faut des politiques d’intégration cohérentes, ambitieuses qui ciblent (1) les primo-arrivants (je me suis notamment prononcé clairement, depuis des années, pour un contrat d’intégration obligatoire), mais aussi (2) la société d’accueil, car ce n’est pas l’Etat qui intègre les immigrés, c’est la société toute entière. Or actuellement, en Belgique, c’est un échec. Tous les rapports internationaux montrent que la Belgique est un des pays où les immigrés (1ère et 2e générations) sont les moins bien intégrés des pays développés (en termes d’accès à l’emploi, à l’enseignement, aux soins de santé, de logement, de seuil de pauvreté, etc.).
2e enjeu : l’islam. Il y a aujourd’hui un mythe raciste qui a pénétré jusqu’au cœur des milieux progressistes et laïques : le mythe de l’islamisation de l’Europe[4]. Nous serions en proie à une triple invasion démographique (via le regroupement familial et une natalité galopante), culturelle (prolifération virale des mosquées, foulards, niqabs) et politique (propagation du salafisme). Plus de 40% des Européens pensent que les musulmans représentent une menace pour l’identité de leur pays ; près de 50% sont opposés au port du foulard en rue et à la construction de mosquées !
Il est facile de démontrer, point par point, que cette islamophobie (au sens propre) est infondée, et qu’on se trompe d’enjeux. Quels sont les vrais chantiers ?
– 1er chantier : aider les Musulmans progressistes à construire un islam d’ Europe, pour éviter la constitution d’un islam en Europe – un islam « importé », souvent fondamentaliste ;
– 2e chantier : le patriarcat. Quels sont les problèmes dits « interculturels », dont les médias nous rebattent les oreilles ? Le foulard ; le refus de servir sous l’autorité d’une femme ; les mariages arrangés ; les horaires différenciés dans les piscines ; les tests de virginité et réfections d’hymen, le sexisme et l’homophobie, etc. : soit tous problèmes qui ne sont pas imputables à l’islam comme tel, mais à la persistance du « patriarcat », c’est-à-dire d’une organisation de la sociabilité primaire fondée sur la domination masculine et l’hétéronormativité. Pas de caricature, toutefois : « notre » société majoritaire n’a toujours pas réalisé l’égalité femme/homme (qu’on songe à l’écart salarial ou aux violences conjugales), ni vaincu l’homophobie ; inversement, les droits des femmes et des lesbigays progressent dans les diasporas immigrées. Il n’en demeure pas moins que la forme la plus concrète de repli identitaire aujourd’hui, dans ces diasporas, c’est la reconstruction, par les jeunes générations elles-mêmes, de modes de parenté et de sociabilité patriarcaux. Défi autrement plus sérieux que l’organisation des rites religieux ou le port du foulard ou de la burqa …
– 3e chantier : la précarité et l’exclusion dans lesquelles sont abandonnés les jeunes issus de l’immigration, en particulier les jeunes hommes. Encore un bel exemple d’obnubilation-dénégation : on se focalise sur les jeunes femmes qui veulent porter le foulard à l’école ou au travail, mais on ne parle jamais de leurs frères qui parfois n’ont ni diplôme ni travail, qui sont en situation de complet décrochage au point de devenir inintégrables sur le marché de l’emploi. C’est une vraie bombe à retardement, qui risque de déboucher sur des émeutes que l’on qualifiera d’ethniques, alors qu’elles seront sociales.
Et tout est lié : si le patriarcat se maintient dans nos mégapoles, c’est aussi parce que, pour les familles rejetées dans la périphérie de la périphérie sociale, la seule façon de compenser le chômage et la précarité, c’est de perpétuer les mécanismes de production et de solidarité propres aux familles élargies. Et c’est peut-être aussi un patriarcat en décomposition-recomposition qui explique l’éducation différenciée des filles et des garçons, en partie responsable des problèmes de délinquance auxquels on les assimile.
On m’objectera : faut-il renoncer à l’universel, s’il est compromis avec le racisme ? Bien sûr que je ne renonce pas à l’universel, c’est-à-dire à nos idéaux d’autonomie, d’émancipation individuelle et collective, d’égalité femme/homme. Bien sûr qu’on doit pouvoir combattre le dogmatisme, le sexisme, l’homophobie qui existent dans l’islam comme dans toutes les religions. Mais l’universalisme, ce n’est pas un bloc culturel, comme s’il y avait d’un côté des cultures de l’autonomie, constitutivement ouvertes à l’esprit critique, et de l’autre des cultures de l’hétéronomie, dépendantes des transcendances et des dogmes. Cette représentation culturaliste, essentialiste, est potentiellement raciste. L’universel n’est pas un bloc mais une dynamique. Il y a des germes d’autonomie dans toutes les cultures et chez tous les individus, y compris en islam, de même qu’il y a des forces d’hétéronomie et d’aliénation au cœur même de la modernité occidentale. Qui ne voit l’alliance objective du néolibéralisme qui livre les populations à la dévastation, et des néo-conservatismes qui inondent les mêmes populations de certitudes toutes faites ?
Que l’universel soit non pas un bloc mais une dynamique, cela signifie aussi qu’il n’est pas quelque chose d’abstrait, de surplombant (ça, c’est une vision encore « théologique » de l’universel, qui perdure chez de nombreux laïques) ; l’universel est quelque chose de concret. Quand on me demande ce qu’est l’universel, je réponds invariablement : soumettez-moi un problème, un cas, et nous chercherons l’universel ensemble. Quelle question concrète vous posez-vous ? Les mutilations sexuelles ? La régularisation des sans-papiers ? Les licenciements chez Mittal ? Le mariage pour tous ? Etc. Paradoxalement, parler adéquatement de l’universel, c’est réfléchir des situations concrètes, en cherchant à partir de ces situations la dynamique qui émancipe des individus singuliers. Je crois donc en un universel concret, indissociable de la réalité du monde et de sa complexité, et qui n’exclut personne de sa dynamique historique.
[1] François Dubet, Les places et les chances. Repenser la justice sociale, Seuil, 2010.
[2] Robert. I. Moore, La persécution. Sa formation en Europe, Paris, les Belles-Lettres, 1991.
[3] Le mécanisme du bouc-émissaire, tel qu’il a été théorisé par René Girard, consiste à concentrer sur une victime expiatoire la violence latente dans la société. Il s’agit d’un rite sacrificiel, de nature religieuse, qui dote la victime (ou son substitut animal) d’une aura sacrée, ce qui n’est évidemment pas le cas des victimes de racisme.
[4] Raphaël Liogier, Le mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective, Seuil, 2012.