Jean-Marc Triffaux, psychiatre et Professeur de psychologie médicale à l’Université de Liège, m’a demandé de traiter de la question du narcissisme devant des psychiatres, psychanalystes et psychologues. La conférence a eu lieu le 24 octobre 2013. Elle était organisée par la firme pharmaceutique Lundbeck.
Le thème que je vais aborder ce soir relève de ce qu’on appelle « l’exercice imposé ». Jean-Marc Triffaux, en m’invitant dans le cadre de ces conférences, m’a proposé d’aborder la question du narcissisme comme figure du malêtre de l’individu contemporain/ postmoderne. Dans mes travaux, je n’utilise jamais la notion de « narcissisme », pas plus d’ailleurs que celles de « postmodernité » ni de « malêtre ». Je ne sais trop comment nous en sommes arrivés, au fil de nos amicales discussions préparatoires, à cet intitulé ; mais il est là, et je ne vais pas me dérober.
Il est un fait que cette notion de narcissisme est omniprésente aujourd’hui. Elle fait partie de ces concepts que la psychanalyse a réussi à exporter dans les sciences sociales, la philosophie, mais aussi dans les médias et dans le « grand public » – qui ont tous fini par se l’approprier sous la forme généralement assertive de l’évidence que nous vivons dans une culture du narcissisme, que les individus postmodernes sont décidemment de plus en plus narcissiques.
Mon métier, c’est la philosophie. La philosophie, c’est la critique – c’est-à-dire (depuis Kant au moins) : examiner la validité des concepts. C’est cela, le « tribunal de la raison ». En l’espèce, la critique prend une double forme :
– une critique épistémologique, avec une 1ère question : « quelle est la validité de cette figure de Narcisse quand elle est transférée de la psychanalyse dans le champ social ou culturel ? » ;
– une critique politique ensuite, avec une 2e question : « est-il vrai que notre société est dominée par le narcissisme ? ». A cette question de fond (la plus importante), ma réponse sera négative : nous vivons, je crois, autre chose que le triomphe de Narcisse ; mais alors, quoi ?
« De quoi le triomphe de Narcisse est-il le nom ? »
Le livre qui a fait date, c’est La Culture du narcissisme du sociologue américain Christopher Lasch, en 1979. Sa thèse : la collusion entre le fonctionnement du capitalisme et l’esprit libertaire issu de Mai 68[1]. La condition du capitalisme avancé, ce serait paradoxalement la contestation permanente des valeurs bourgeoises. L’individu narcissique décrit par Lasch est un sujet flottant, « superficiellement détendu et tolérant », mais en fait profondément anxieux[2], qui vit dans l’instant, ayant perdu la notion d’appartenir à une « succession de générations qui nées dans le passé s’étendent vers le futur »[3]. Cet individu est le produit d’un « paternalisme sans père » qui déresponsabilise parents, profs, etc., et qui abandonne finalement les individus à eux-mêmes [4]. Le chapitre le plus convaincant de Christopher Lasch est celui où il montre que si, du temps de Freud, la pathologie dominante était l’hystérie et la névrose obsessionnelle, de nos jours c’est le pré-schizophrène, et aussi « ces malades dont le cas est indéterminé, présentant non pas des symptômes bien définis, mais un mécontentement diffus, une insatisfaction existentielle vague » [5]. Alors que LE problème pointé dans Malaise dans la civilisation (1929) était l’excès d’autocontrôle du sujet névrotique, la dominante psychopathologique aujourd’hui se trouverait du côté d’une carence de limites conduisant les sujets à des comportements de type plutôt psychotique.
Quelques années plus tard (1983), le sociologue français Gilles Lipovetsky va reprendre l’essentiel du diagnostic de Lasch dans L’ère du vide : désinvestissement de la sphère publique, perte de sens des grandes institutions collectives, débouchant à la fois sur une régulation « cool » des rapports humains (tolérance, hédonisme, libération sexuelle, humour) mais aussi sur toujours plus de concurrence, de compétition, et sur une montée aux extrêmes (addictions, anarchies alimentaires, etc.). « Avoir des relations interindividuelles sans attachement profond, ne pas se sentir vulnérable, développer son indépendance affective, vivre seul, tel serait le profil de Narcisse ».
Ces analyses ont une trentaine d’années. Ce qui est intéressant, c’est que non seulement elles perdurent, mais qu’elles ont pris une signification politique spécifique. Ce n’est pas un hasard si La culture du narcissisme a été réédité et préfacé en 2006 par Jean-Claude Michéa, un intellectuel qui dénonce de livre en livre la fuite en avant de la civilisation libérale mais surtout l’aveuglement de la gauche qui s’obstinerait à croire aux Lumières, à la libération des mœurs, au progrès, au cosmopolitisme, alors que ceux-ci ne seraient que les instruments de l’individualisme destructeur complice de la domination capitaliste[6].
Diagnostic assez similaire chez Robert-Dany Dufour. Depuis que le grand récit biblique et son Décalogue se sont effondrés, nous serions tombés sous la coupe du « divin marché » (le titre d’un de ses livres) et d’un nouveau décalogue dont le 1er Commandement énonce : « Tu libèreras tes pulsions et tu chercheras une jouissance sans limite ! ». Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus aucun interdit ne vient limiter ce que les Grecs appelaient la « plénoexie » (« le désir sans fin d’avoir toujours plus »).
Dans le contexte intellectuel français, la montée du narcissisme est le plus souvent envisagée sous un prisme lacanien, comme effondrement de « l’ordre symbolique », lui-même résultat du déclin de l’image paternelle. Vu l’obscurité des textes de Lacan, ce sont des intermédiaires zélés qui ont opéré le transfert de cette triple thématique (montée du narcissisme = effondrement de l’ordre symbolique = déclin du Père) vers la sociologie et la philosophie : Elisabeth Roudinesco, Jean-Claude Milner, Irène Théry ou encore, dans un domaine que je connais mieux (le droit et l’anthropologie), Pierre Legendre. Selon le diagnostic infiniment ressassé de livre en livre par Legendre, l’Etat, sous la pression des Marchés et de la Techno-science, a abandonné sa fonction anthropologique d’institution du sujet. Aujourd’hui, plus rien ne viendrait « interdire » (« dire entre ») les fantasmes de « l’ego-roi ». Notre civilisation serait celle de la dé-Référence, et de la dés-institution – et donc, à nouveau, du triomphe de Narcisse.
Ce qui est interpellant, c’est qu’un tel diagnostic n’est nullement porté par des réactionnaires, mais par des intellectuels « de gauche » qui identifient purement et simplement culture du narcissisme et triomphe du capitalisme. C’est tout de même là l’indice d’un étonnant retournement idéologique.
Car depuis la Révolution Française, les rôles étaient clairs : les détenteurs du pouvoir tenaient le discours du « sacré » et des limites (l’idée qu’il y a des choses auxquelles on ne touche pas), et les progressistes, le discours de l’historicité (l’idée selon laquelle l’homme peut indéfiniment tout transformer et se transformer). Depuis les années 80 (l’ouvrage de Lasch en témoigne), inversion des rôles. Le discours dominant, celui qu’on entend dans la bouche des chefs d’entreprise, des responsables politiques ou d’institutions comme l’Union européenne, c’est celui du progrès, de l’historicité, de l’adaptabilité des individus à leur environnement (« il faut moderniser, réformer, s’adapter »). En réaction, ce sont les partisans historiques de l’émancipation (syndicalistes, responsables politiques et intellectuels de gauche) qui tiennent aujourd’hui le discours la préservation des repères et des limites : (« il faut défendre les droits acquis » ; « il y a des choses sacrées auxquelles on ne touche pas »). Ceux qui sont censés résister et contester ont abandonné le discours de l’historicité et de la plasticité humaines au profit du discours du sacré, de l’ordre immuable de la société. Evidemment, ils ne s’appuient pas sur la théologie ni la métaphysique, mais sur la psychanalyse et l’anthropologie (revisitée) pour délivrer un message en fait foncièrement « naturaliste » – ce message c’est : « il y a une bonne nature symbolique de l’humain, que l’individu narcissique est en train de pervertir »…
Un tel message pose un double problème (je le disais en commençant) :
– un problème épistémologique : est-il légitime d’employer une notion psychanalytique pour décrire une réalité sociologique ?
– un problème politique : quelles sont en définitive les conséquences idéologiques et politiques de cette dénonciation du narcissisme ?
Premier point : l’exportation de la figure de Narcisse dans le champ socio-politique.
Si je « vous » entends bien (psychiatres, psychanalystes et psychologues), vous êtes de plus en plus confrontés dans votre clinique à des sujets carencés du point de vue de leur narcissisme – personnalités instables aux comportements impulsifs ou compulsifs (dépenses excessives, mises à l’épreuve de l’entourage, conduites dangereuses, automutilations, toxicomanie, alcoolisme, etc.) ; ou encore patients type « borderline » ou « bipolaire » (termes techniques qui ont également envahi les magazines et le langage courant).
Ce constat, je pourrais lui donner crédit en disant, par exemple, que parmi les plus gros budgets au niveau mondial, on trouve les dépenses de publicité (plus de 700 milliards $), celles d’armement (2.000 milliards $), l’économie des stupéfiants (600 milliards $), c’est-à-dire des budgets colossaux dont l’objectif est de gérer … notre « malêtre » : peur, angoisse, addiction. Si je ne craignais de paraître discourtois à l’égard de la firme qui organise cet événement, on pourrait ajouter à ces chiffres le marché mondial des antidépresseurs : 20 milliards $. Alors qu’en comparaison, on estime qu’il suffirait de 50 milliards $ pour garantir à chaque humain sur terre d’avoir accès aux besoins de base – eau, nourriture, logement, soins de santé.
Mais ma question est la suivante : qu’est-ce qui nous autorise à passer d’un diagnostic portant sur les individus (borderline, bi-polaire, etc.) à un autre portant sur les relations organisées et institutionnalisées entre eux – c’est-à-dire un diagnostic sur la société dans son ensemble ?
Remontons un instant à la source : Freud[7]. Le narcissisme possède chez lui une signification beaucoup plus précise et complexe que chez les intellectuels précités[8]. Pour le dire de façon tranchée : chez Freud, le narcissisme n’est pas une réalité mais un concept – il n’appartient pas au champ empirique, mais à ce que nous, philosophes, appelons le champ transcendantal, celui des conditions de possibilité de l’expérience –que Freud appelle métapsychologie. Je ne vais pas vous faire l’affront de vous exposer la théorie freudienne du narcissisme, mais rappelons tout de même:
1) le narcissisme ressortit à la balance des investissements libidinaux entre le Moi et les objets : plus la libido est investie dans le Moi, moins elle investit l’objet – la forme paroxystique de ce désinvestissement objectal se trouvant dans « le fantasme de fin du monde, chez le paranoïaque »;
2) le narcissisme ne se limite pas au registre de la psychopathologie : l’investissement libidinal du Moi est une donnée primitive et permanente conditionnant l’existence même du Moi (« narcissisme primaire »). Quand le poète a une rage de dents, dit Freud, « son âme se resserre au trou noir de la molaire » (= il ne pense plus qu’à lui) ;
3) le narcissisme n’est pas le fait d’une monade psychique, mais se déploie sur fond de dynamique relationnelle du sujet à autrui (le narcissisme se nourrit d’identifications – au père, à la mère, etc.) et à lui-même (dédoublement du Moi et du Surmoi).
Il ressort de ceci que le narcissisme est certes une perversion, mais constitutive du sujet et de son identité. Freud nous dit tranquillement, en quelque sorte, que nous sommes tous des pervers, des détraqués, c’est-à-dire (en termes plus polis) qu’il n’y a pas de bonne nature du sujet, que celui-ci est toujours-déjà clivé, décentré. Au demeurant (2e rappel élémentaire), dans ses textes sur la culture, Freud ne dit pas que le problème de notre civilisation, c’est le narcissisme, mais le conflit entre Eros et Thanatos (pulsions de vie versus pulsions de mort). Je n’ignore pas le lien entre narcissisme et pulsion de mort (Narcisse meurt de n’aimer que sa propre image), mais on ne peut pas non plus réduire l’un à l’autre (la composante érotique du narcissisme étant primordiale).
Enfin, il est strictement impossible de circonscrire le narcissisme à un nombre déterminé de profils sociaux. Selon Lipovetsky, le Narcisse postmoderne est flottant, sans fixation ni repère ; mais tout le monde voit qu’il peut aussi s’incarner dans une personnalité cramponnée à ses verroteries identitaires. Narcisse, c’est l’entrepreneur performant et imbu de lui-même ; mais c’est aussi le travailleur surendetté et dépressif. Etc.
Bref, on a beau retourner la question dans tous les sens : le narcissisme étant une condition de la constitution psychique du sujet, il n’y a pas de sens à en faire la caractéristique d’une société particulière – la nôtre en l’occurrence. Il y a des sujets narcissiques (et en fait, tout sujet est narcissique), mais il n’y a pas de culture du narcissisme.
Il faut donc poser la question autrement : qu’est-ce qui, dans notre culture, favorise la production de sujets narcissiques et/ou narcissiquement blessés ? Qu’est-ce qui peut expliquer, au niveau des conditions sociales et politiques, certains troubles psychiques que vous diagnostiquez comme relevant du narcissisme ?
La réponse suggérée par nombre d’intellectuels, c’est (on l’a vu) : « si le narcissisme progresse, c’est parce qu’il y a carence de l’ordre symbolique – déficit d’institution, de référence structurante pour l’individu. Celui-ci ne trouverait plus dans son environnement social ce qui devrait lui tenir lieu de Père symbolique ».
Je le dis tout net (après l’avoir laissé entendre) : je ne crois pas du tout à la thèse de l’effondrement de l’ordre symbolique, pour deux bonnes et simples raisons
1) « l’ordre symbolique », au singulier, comme structure atemporelle, cela n’existe pas ;
2) derrière les appels à la restauration dudit ordre symbolique, on trouve toujours la même chose, à savoir : des appels à la restauration de l’ordre tout court – de l’autorité des professeurs ; du caractère structurant de la peine (chez les criminologues) ; + opposition au mariage pour tous, aux PMA, à l’euthanasie ; grande peur de la génomique et du clonage etc. Tout cela au nom de la nécessité anthropologique d’un Père symbolique incarné par/dans les institutions sociales.
Si le problème n’est pas là, où est-il ? Ce qui est en effet déstructuré au niveau des conditions sociales et politiques, aujourd’hui, c’est le Tiers, la référence qui fait médiation entre moi et l’autre et entre moi et moi-même. Je ne conteste nullement la nécessité, pour tout sujet, de devoir se situer dans un espace symbolique. Dès qu’un sujet parle, il dit nécessairement « je » à un « tu » à propos d’un « il », en présence ou en l’absence d’un « il ». Sans cette troisième personne, ce « il », ce tiers, les hommes seraient réduits au rapport en miroir « je »/ « tu », qui est la formule de tout rapport rivalitaire, et au rapport « je »/ « je » (formule du narcissisme). Sans tiers, pas de symbolisation, pas de socialité : on est dans la « dialectique du maître et de l’esclave » (Hegel) ou « l’état de nature » (Hobbes) (= la guerre de tous contre tous). On peut dire qu’il y a espace symbolique à partir du moment où un tiers est construit et mis en scène par une communauté d’individus parlants.
Par contre, ce que je conteste, c’est que cet espace soit nécessairement structuré sous la forme verticale du Père. L’assimilation opérée par Lacan (et aussi par Freud) entre le Symbolique comme réalité anthropologique et le Père comme figure de l’inconscient est, du point de vue de l’anthropologie et de la philosophie politiques, une aberration. Je ne vais pas instruire ici le procès de ce que Michel Tort a appelé le « dogme paternel » en psychanalyse – mais je crois qu’il a fondamentalement raison de dire que « le Père » (de Freud et Lacan) est une construction historique, chrétienne sinon catholique, et qu’il ne faut pas déduire de la fin d’un père (celui du patriarcat occidental) à la fin du Père. Ce n’est pas mon problème.
Pour moi, l’ordre symbolique n’existe pas, mais il y a des ordres symboliques, dont la variabilité historique est infinie. La philosophie politique, c’est l’étude de tous les tiers symboliques qui se sont succédé à travers l’histoire – Esprits, Dieux, Etat, Parti, Peuple, Race, etc. Mais précisément, cette histoire est toujours une histoire politique, car ces Tiers sont toujours des fictions (nationalitaires, communautaires, économiques, etc.) inventées et instrumentalisées par certains hommes pour en dominer d’autres. Derrière le « il », le tiers, on retrouve à nouveau des « je » et des « tu » concrets pris dans la matérialité des rapports de force et des rapports de pouvoir.
Ce que nous devons penser, c’est le rapport entre cette matérialité des rapports sociaux « extérieurs » et la construction psychique « intérieure » du sujet. Vieille histoire des rapports entre Marx et Freud, entre infrastructure et inconscient, entre dimensions objective et subjective de l’existence. Et le problème ne peut se résoudre, je crois, qu’en termes de dynamiques historiques et politiques (et aussi de dynamiques personnelles). Je crois qu’on peut décrire cette dynamique de la façon suivante.
Plus une société, sur le plan matériel (Marx), parvient à assurer la cohésion sociale en son sein, en resserrant les écarts entre les classes et les groupes, moins l’individu aura besoin, sur le plan symbolique (Freud), de référents identitaires de type nationaliste ou communautaire. A l’inverse, moins une société forme un monde commun, car désagrégée par la concurrence et les inégalités, et plus l’individu aura tendance, pour se constituer un « monde » sur le plan symbolique, à se tourner vers des identifications figées (Freud « narcissisme des petites différences »).
C’est ce que montre l’histoire récente. Pendant la période 45-75 (« Trente Glorieuses »), on a vu la promotion du collectif dans l’ordre matériel (sécurisation de l’existence, réduction des inégalités), mais aussi, de façon complémentaire, la montée de l’individualisme dans l’ordre symbolique (libération sexuelle, déclin du nationalisme, des religions, du racisme). A partir des années 80, l’offensive néolibérale inverse la dynamique : dans les rapports matériels, c’est l’individualisme qui prime, avec la mise en concurrence des travailleurs et le démantèlement de l’Etat social ; ce qui crée chez les individus une demande compulsive de collectif – national-populisme, communautarisme.
Si nous voulons essayer de comprendre pourquoi tant d’individus sont peu sûrs de soi, il faut donc regarder du côté de la dynamique historique imposée par le néolibéralisme depuis les années 80.
Ce que j’appelle ici néolibéralisme, ce n’est pas le libéralisme de John Locke et d’Adam Smith, basé sur les individus et la « main invisible » qui les conduirait vers la prospérité générale. Le « credo » du néolibéralisme, ce n’est pas la main invisible mais (explicitement) la sélection naturelle de Darwin. Selon Hayek (le principal théoricien du néolibéralisme), les sociétés progressent parce qu’elles sélectionnent les comportements les plus performants (et élimine les moins performants) en mettant les individus en concurrence permanente les uns avec les autres. L’individu est transformé en « entrepreneur de lui-même, étant à lui-même son propre capital »[9]. Cette notion parfaitement barbare de « capital humain » s’est étendue partout, jusqu’à l’éducation (comment faire fructifier le « capital humain » de l’enfant) et même la génétique (comment améliorer le « capital génétique » de la société).
Or, comme ce sujet entrepreneur de lui-même n’existe pas en soi, il faut le fabriquer, grâce à toutes sortes de mécanismes d’incitation, de contrôle et d’évaluation. D’où une autre grande différence entre libéralisme et néolibéralisme : là où le libéralisme cherche à limiter l’intervention des pouvoirs (à commencer par celui de l’Etat) sur les individus et la société, les théoriciens néolibéraux assument que l’Etat doit intervenir, autoritairement s’il le faut, pour généraliser à l’ensemble de la société l’esprit d’entreprise et les règles de la concurrence.
Double intervention de l’Etat :
1) il doit créer les conditions les plus favorables pour attirer les capitaux, notamment en baissant au maximum la fiscalité, les protections sociales et les « rigidités administratives ». Les droits nationaux deviennent des produits en compétition, entre lesquels les investisseurs font du « law shopping » ;
2) il doit gérer les déchets humains de la compétition économique : les inutiles, improductifs, incapables. La tendance (très claire aux Etats-Unis) est à criminaliser la pauvreté, à rapprocher les fonctions « assistantielle » et « pénitentielle » de l’Etat – contrôle et sanction des prestataires sociaux d’un côté, incarcération des « rebuts » de l’autre (même quand ils n’ont commis aucun délit – je songe aux 1.100 malades mentaux qui se trouvent aujourd’hui en prison – 10% de la population carcérale).
Le résultat de cette sélection naturelle institutionnalisée, c’est une division axiale entre le centre du système, où sont attirés les flux (de capitaux, d’humains, d’informations) les plus rentables, la périphérie, où sont dirigés les flux moins rentables, et à la périphérie de la périphérie, des zones-poubelles où sont rejetés les flux indésirables – les insolvables, surnuméraires, superflus.
J’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi, aux yeux de tant d’intellectuels, le problème n°1 de notre civilisation, ce serait la liberté excessive du sujet, et la solution à ce problème, une dose d’autorité morale qu’il s’agirait de lui « introjecter », comme si le capitalisme triomphait parce que le sujet serait devenu incapable de s’autolimiter. A mes yeux, le problème n°1 de notre civilisation n’est pas le sujet « trop libre », mais l’homme devenu « jetable », selon la très juste expression de Bertrand Ogilvie. Si beaucoup de sujets sombrent dans la dépression, l’angoisse, les comportements impulsifs et compulsifs, ce n’est pas parce qu’ils n’arrivent plus à maîtriser leurs désirs, mais parce qu’ils se sentent devenir des déchets en puissance.
Observons les trois grands axes anthropologiques : travail, langage, désir :
– sur l’axe du travail, ce qui m’inquiète, ce n’est pas la pulsion de consommation, mais l’exploitation de la force de travail physique (et psychique), la transformation de l’humain en matière première jetable ;
– sur l’axe du savoir, non pas le laxisme envers les jeunes, mais la logique de la compétition scolaire (universitaire) au détriment de l’égalité et des « humanités »;
– sur l’axe du désir, non pas le fait que les manipulations du vivant satisfassent les fantasmes débridés des individus, mais qu’elles conduisent à la marchandisation des corps (locations d’utérus, ventes d’organes) ; tout comme dans le domaine de la sexualité, la prostitution ou la pornographie sont répréhensibles, non comme débordement de jouissance, mais parce qu’elles reposent sur l’exploitation sexuelle.
Et si l’on me fait remarquer que les deux piliers de tout ordre symbolique, la famille et l’école, sont mal en point, je constate que ce sont surtout deux champs sociaux où l’écart entre centre et périphérie de la société est le plus grand. Les familles monoparentales et les filières scolaires de relégation sont le quasi-monopole des classes inférieures.
Le problème de ces populations n’est pas qu’elles manquent de « pères et de repères » symboliques, mais qu’elles se trouvent expulsées à la périphérie du système social. Quant au surendettement qui touchent ces populations « superflues » et « surnuméraires », il n’est pas fondamentalement la conséquence d’un comportement « irresponsable » des individus, mais d’un rapport de force imposé par le pouvoir financier aux ménages et aux Etats. La dette est un phénomène politique. L’homme endetté, c’est l’entrepreneur de soi qui a échoué, et qui perd de ce fait, face au cynisme de son créancier, toute dignité et toute confiance en soi, contraint d’accepter n’importe quel boulot, de subir contrôles, sanctions et humiliations.
De quoi le triomphe de Narcisse est-il le nom, demandais-je au début ? Ma réponse est donc : de l’angoisse de devenir des hommes jetables. Nous connaissons actuellement une mutation psychique et culturelle fondamentale en Occident, avec la perte de ce que Immanuel Wallerstein appelle « l’optimisme des opprimés », c’est-à-dire la croyance que « nos enfants vivront mieux que nous ». Si nombre de sujets surinvestissent leur libido sur leur propre moi (instant présent), n’est-ce pas qu’ils ne trouvent plus d’objets, de tiers, d’espaces qui ne soient mutilés et instrumentalisés par la logique de la concurrence ? Ce dont l’individu postmoderne a besoin, ce n’est dès lors pas un « ordre symbolique » pour limiter ses pulsions, mais un espace politique pour lui permettre de développer sa puissance d’exister et d’inventer de nouvelles formes de vie – bref pour lui permettre d’être plus libre.
Nous ne devons en aucun cas transiger sur l’idée de liberté, mais sans doute devons-nous libérer la liberté de l’hypothèque néolibérale qui pèse aujourd’hui sur elle, en rappelant que la liberté n’est pas une prérogative individuelle, une propriété du sujet en concurrence avec la liberté d’autrui ; mais au contraire que la liberté est toujours relationnelle, ou si l’on veut symbolique ; que nous ne sommes jamais libres tout seuls mais toujours en relation avec les autres – ce que signifie exactement, selon moi, la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité » – qui n’additionne nullement trois idéaux indépendants, mais qui les identifie : la liberté, c’est l’égalité ; et la liberté-égalité, c’est la fraternité (dont la forme politique peut se dire : civilité).
Ce sera ma conclusion : liberté, égalité, civilité.
Liberté-égalité : ce que Balibar appelle d’un mot-valise : égaliberté. La liberté est nécessairement égalité, car si je suis libre d’être le maître d’autrui, alors lui n’est pas libre, et la liberté est assujettissement (ce qui est contradictoire) ; inversement, l’égalité est la négation de tout assujettissement, donc l’affirmation de la liberté. Contre la philosophie (néo)libérale, il faut dire que la liberté n’est pas une prérogative individuelle, mais une relation à autrui. D’ailleurs, il n’y a pas d’exemples historiques de restrictions des libertés sans inégalités sociales, ni d’inégalités sans restrictions des libertés. Aucun. Les régimes de dictature (soviétique ou autre) où les libertés sont bafouées, sont toujours des sociétés de privilèges. Inversement, les sociétés où les inégalités sont les plus fortes, comme aux Etats-Unis ou en Chine (deux exemples contrastés), sont aussi les plus sécuritaires, celles aussi où la liberté syndicale ou le droit de grève sont les moins reconnus.
C’est pourquoi il n’y a pas contradiction entre le combat pour plus d’égalité et le combat pour plus de liberté. Plus la cohésion sociale est garantie dans les rapports matériels entre individus, moins ceux-ci, pour se construire, s’aliéneront dans des schèmes identificatoires et communautaires, plus ils pourront librement » jouer avec des identités multiples et métissées.
Liberté et fraternité : civilité.
La civilité renvoie à deux choses : à l’exercice de la citoyenneté, d’une part, c’est-à-dire à la constitution d’une sphère de socialité indépendante des attachements familiaux et des intérêts économiques ; à un comportement quotidien, d’autre part – politesse, courtoisie, attention aux autres – qui révèle une capacité de respecter également tout autrui dans sa singularité.
Les règles de la civilité sont apparues avec la civilisation urbaine (14e-16e), au moment où les individus s’émancipent de leurs « encastrements » traditionnels dans des statuts ou des communautés. Dans la société médiévale, les relations étaient codifiées par les différences de statut et de caste. Mais à partir du moment où, suite à l’égalisation des conditions, vous vous trouvez face à un individu dont vous ignorez le « rang » ou même l’identité, il faut d’autres modes de socialisation, basés sur le respect, l’attention envers toute personne, indépendamment de son statut social ou de sa position de pouvoir. La civilité est donc la capacité de se lier avec des individus qui ne font pas partie de mon cercle « naturel » de socialisation ; c’est aussi la capacité de sortir de celui-ci, de s’extraire des rapports familiaux ou purement marchands, pour se reconnaître mutuellement comme concitoyens.
Si l’on appelle incivilité le manque de respect à l’égard de l’espace commun, qui se traduit par des comportements anodins, mais qui, sous certaines conditions, peut dégénérer en comportements ultra-violents (meurtres, massacres, guerres), nous sommes bel et bien dans une période de profonde incivilité : incivilité liée à l’argent et au profit (cupidité, corruption, fraude, cynisme) et incivilité liée aux identités : racisme et sexisme – du propos « pour rire » à l’incitation à la haine.
Transposée dans le contexte historique qui est le nôtre, je définirais la civilité comme l’attitude qui vise à interrompre la dynamique centrifuge, à ne jamais traiter aucun être humain comme un surnuméraire, et à ne pas rester soi-même collé à sa communauté, son identité.
« Liberté, égalité, civilité » n’est pas un programme politique. Ce n’est qu’un antidote moral au supposé triomphe de Narcisse.
[1] Christopher Lasch, La culture du narcissisme (1979), Flammarion, 2006.
[2] Ibid., p.23.
[3] Ibid., p.31.
[4] Ibid., p.306.
[5] Ibid., 73.
[6] Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002 (rééd. Flammarion 2006).
[7] Pour introduire le narcissisme » (1914)
[8] Sur ce point, je suis Jean-Franklin Narodetzki, « La thèse du narcissisme. De l’usage des concepts psychanalytiques dans le champ sociologique », in Le Débat, n°55, mars – avril 1990.
[9] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, p.332.