Vers un Patriot Act à l’américaine ?

Suite aux mesures sécuritaires prises par le gouvernement belge, un entretien dans le journal Le Soir publié le 20 novembre 2015.

Edouard Delruelle « On est loin d’un Patriot Act   à l’américaine, mais… »  

Entretien réalisé par PHILIPPE DE BOECK

Des associations de droits de l’Homme, des juristes et des philosophes redoutent des mesures spéciales pas très démocratiques prises dans la foulée des attentats de Paris. Jeudi, les gouvernements belge et français ont annoncé une flopée de décisions pour lutter contre le terrorisme djihadiste. Une dérive à l’américaine dangereuse pour nos libertés fondamentales ?

Edouard Delruelle répond.

 

Faut-il craindre des Patriot Act à la belge ou à la française ?

Il faut raison garder, nous sommes dans quelque chose qui n’a pas la même ampleur et qui ne fait pas peser les mêmes risques sur les libertés. Les Etats-Unis avaient aussi beaucoup plus de moyens pour toucher aux libertés en dehors de leurs frontières. On l’a vu avec les excès de la NSA. Ce qui ne sera pas le cas des mesures annoncées en Belgique ou en France.

 

Inquiétant quand même ?

Je n’ai rien contre des mesures temporaires. Tout le monde voit bien que nous sommes dans une situation d’urgence. On peut comprendre que la France ait décrété l’état d’urgence avec tout ce que cela implique. En Belgique, je note d’ailleurs que l’opposition la plus radicale du PTB est très mesurée là-dessus. Davantage de militaires dans les rues, des contrôles aux frontières, la prolongation de la garde à vue, des perquisitions, etc., pas de problème avec ça. Même chose quand on renforce la Sûreté de l’Etat, nous avons besoin de services de renseignement à la hauteur.

 

On ne parle pas de pouvoirs spéciaux. Rassurant ?

Tout à fait et on est toujours dans le cadre de lois votées par le parlement. Il faudra sans doute analyser chacune des mesures dans ses moindres détails pour voir ce qui pose problème pour les libertés individuelles et les droits de la défense d’une part ; et d’autre part sur la liberté d’expression. La mesure qui vise à priver de liberté les combattants revenant de Syrie sera-t-elle encadrée par une décision de justice ? Si oui, c’est plus acceptable que sans. Pareil pour le bracelet électronique pour personnes fichées : il faut voir quel dispositif légal encadrera la mesure. Pareil aussi pour les expulsions de prédicateurs. Les lois actuelles sur l’incitation à la haine ou l’apologie du terrorisme suffisent-elles ? Je me pose la même question pour les sites internet et les lieux de culte prêchant la haine.

Pour l’instant, nous n’avons pas de détails là-dessus. En matière de liberté, le diable est dans les détails. Pour un site internet, par exemple, je ne vois pas très bien ce que le gouvernement belge pourrait faire s’il est hébergé à l’étranger ; si ce n’est de demander à la société qui exploite le serveur de le bloquer. Si le site est belge – comme c’était le cas de « Sharia for Belgium » – nous avons déjà l’attirail juridique nécessaire.

 

Et l’enregistrement des données pour les passagers ?

Il ne faudrait pas que, sous couvert de lutte antiterroriste, on mette en place des mécanismes de contrôle et de surveillance systématique de l’ensemble des citoyens à long terme. Sans oublier la transmission de ces informations aux Etats-Unis, par exemple, dont nous savons qu’ils peuvent en faire un mauvais usage avec les excès de la NSA. C’est le deuxième gros point d’attention que l’on doit avoir par rapport à ces mesures.

Mais ce n’est quand même pas très bon pour la démocratie…

Je suis vraiment très inquiet de l’évolution du monde et de nos démocraties, que ce soit sur le plan économique, environnemental, des libertés individuelles et de la sécurité. Cela dit, je ne pense pas que l’on va basculer et sortir de la démocratie.

 

Le retour des années de plomb ?

Peut-être, mais je ne crois pas que les islamistes arriveront à leurs fins. On leur attribue trop de pouvoir et on surestime leur capacité de nuire alors que Daesh est dans de graves difficultés pour le moment. Je pense également qu’on n’en aura pas fini de sitôt avec le terrorisme… Je vois plutôt le terrorisme islamiste comme le signe d’une crise du monde musulman plutôt que comme une affirmation conquérante. Il faut être davantage confiant en notre mode de vie, nos institutions, nos propres valeurs et nos propres capacités à résister. Nos sociétés sont beaucoup plus fortes que celle que tente d’édifier Daesh. Je crains surtout la « dé-démocratisation ».

 

C’est-à-dire ?

Un détricotage de l’intérieur par grignotage. Voilà des mesures sécuritaires qui, sous prétexte de la lutte antiterrorisme, attentent à un certain nombre de libertés. La pénalisation de la pauvreté et les sanctions de personnes qui vivent dans la précarité aussi. On peut y ajouter la délégitimation des mouvements sociaux, les débats sur les excès du droit de grève, etc. Tout cela concourt à une « dé-démocratisation ». On trouve aujourd’hui sans aucun problème 400 millions d’euros pour la sécurité et la lutte contre le terrorisme, je ne vois pas pourquoi on ne trouverait pas 400 millions pour lutter contre la pauvreté et la précarité des jeunes à Bruxelles… Les deux sont liés, non ? Et ce, d’autant plus que le plan du gouvernement ne parle pas du tout, pour le moment du moins, de mesures visant à favoriser l’émergence d’un islam d’Europe ou de lutte contre les discriminations. Le combat de Daesh est avant tout idéologique, il ne faut pas négliger cet aspect.

 

Bref, on est loin d’un Patriot Act à l’américaine. La France est plus dans une logique de vengeance d’Etat. Quand j’entends Valls ou Hollande, j’ai l’impression d’entendre George W. Bush.

11 janvier 2016|Accueil, Chroniques & Opinions|