Texte d’une conférence sur le multiculturalisme donnée au Kaaitheater à Bruxelles en 2010.
Dans la période économiquement, socialement et politiquement difficile que nous traversons, les mêmes termes semblent revenir sans arrêt dans les débats médiatiques : dette souveraine, agences de notation, mesures d’économie, austérité, relance, chômage, pauvreté, fermetures, délocalisations, exclusion, racisme, islamophobie, dégradation, violence, insécurité, malaise, crise, etc.. Bref, rien d’enthousiasmant pour un être humain normalement constitué, qu’il habite en ville, en périphérie ou à la campagne.
Les difficultés économiques, sociales, politiques et environnementales se donnent à voir avec une acuité particulière en milieu urbain où vit une majorité croissante de la population. A cet égard, la Belgique arrive en tête des pays les plus urbanisés au monde avec ses 97% de population vivant en ville. Prenons l’exemple de la capitale du pays, Bruxelles. Ce laboratoire multiculturel urbain se caractérise par de nombreux traits qui sont des avatars des difficultés évoquées plus haut. Bruxelles est une ville très riche et en même temps très pauvre. Le nombre des sans-abris a largement augmenté au cours des dernières années tout comme celui des réfugiées fiscaux nantis ne provenance exemple de France. Le taux de chômage, en particulier des jeunes, dont une fraction importante est d’origine immigrée, est très élevé et il ne semble pas avoir entamé une diminution. Simultanément, des jeunes qualifiés d’autres pays d’Euripe viennent tenter leur chance à Bruxelles en gravitant autour des institutions européennes et internationales. La capitale belge est par ailleurs à la fois une des capitales des plus vertes d’Europe en termes de pourcentage d’espaces verts sur le territoire et une ville à l’environnement par endroits assez dégradé. Elle connaît des problèmes de mobilité chroniques. Les beaux quartiers aérés et des quartiers centraux à l’habitat vétuste et parfois insalubre coexistent. Les fractures ethniques, culturelles et sociales s’impriment dans le territoire urbain en même temps que le savoir vivre multi et interculturel s’épanouit dans certains quartiers. La sécurité est devenue à tort ou à raison une question majeure dans l’espace bruxellois, ce qui affecte les interactions entre les habitants et réduit sensiblement la convivialité de l’espace urbain.
Toutefois, au-delà de ces constats guère réjouissants, ce qui frappe aussi à Bruxelles, c’est la vitalité, la diversité et la richesse des multiples expressions et des créations artistiques.
L’objectif de cet article n’est pas de brosser un tableau exhaustif des arts en région Bruxelloise et de leur impact sur la vie sociale, économique et culturelle de la ville-région. Il poursuit deux objectifs bien plus modestes : d’abord, réfléchir brièvement aux catégories communément utilisées dans les discussions sur les relations entre les arts et la ville ; ensuite examiner dans quelle mesure les expressions artistiques émanant des populations urbaines populaires, et donc par la force des choses des populations ethnicisées issues des migrations, peuvent constituer des réponses aux difficultés caractéristiques de la période de transitions sociale, économiques et politique actuelle à l’échelle mondiale.
Art urbain – arts et cultures urbaines – arts en milieu urbain
Les questions artistiques font l’objet de bien des débats depuis pour ainsi dire la nuit des temps. Comment définit l’art ou les arts ? Que vaut la distinction entre « beaux arts » et cultures populaires ? Qui décide ce qui relève des uns ou des autres ? Quel est le lien entre les arts et le marché ? Les arts peuvent-ils par définition a-commerciaux ? Quels sont les liens entre l’art, les artistes et la politique ? Qui décide quelles pratiques humaines peuvent être qualifiées d’artistiques ? Toutes ces questions et bien d’autres encore font l’objet de débats philosophiques souvent acharnés dans lesquels il ne convient pas d’entrer à la faveur de cet article.
Contons-nous de discuter quelques unes des catégories qui sont aujourd’hui utilisées pour poser la question des relations entre les arts et la ville et de la place des premiers dans la seconde. D’aucuns parlent d’Art urbain, au singulier et avec une majuscule. Selon le Séminaire Robert Auzelle, l’Art urbain se définit comme l’«ensemble des démarches pluridisciplinaires pour améliorer le cadre de vie avec un souci d’évaluation de la qualité architecturale, de la qualité de la vie sociale et du respect de l’environnement[1].» Bien que se revendiquant d’une approche pluridisciplinaire, les partisans de cette définition se trouvent principalement parmi les architectes et les « urbanistes » dont une des caractéristiques est d’accepter comme normale une sorte de « déterminisme du bâti et de l’aménagement du territoire». Ainsi, pour améliorer les relations interculturelles dans une ville, il suffirait par exemple de créer soit une place publique dans certaines villes côtières qui n’en disposent pas ou encore d’une agora ouverte à toutes et tous. Nul ne met en doute que les manières d’aménager le territoire et le type de constructions ont un impact sur les relations sociales. Toutefois, penser que changer l’affectation du territoire modifiera mécaniquement les relations entre les individus et les groupes peut sembler assez simpliste. Par ailleurs, cette définition ne permet pas d’appréhender de manière précise les liens entre l’urbanisme comme discipline et les formes d’expressions artistiques (musique, dance, etc.) qui se développent dans les espaces urbains.
D’autres parlent plutôt d’art urbain (au singulier et en minuscule) d’arts urbains (au pluriel et en minuscule), de cultures urbaines, ou encore d’arts de la rue (Street Art). Ces expressions ne recouvrent pas exactement les mêmes pratiques de création et de présentation des œuvres artistiques. Toutefois, elles revoient toutes à des conceptions assez proches de l’art comme étant :
– largement inspiré par le mouvement hip-hop nés dans les villes d’Amérique du Nord dès la fin des années 60 déjà mais qui est arrivé chez nous vers le fin des années 1970 et surtout durant les années 80. Ainsi, ces expressions renvoient souvent au rap, au graffiti, au tag, au slam, aux différentes danses qui ont succédé au breakdance, etc.
– donnant lieu à des performances en dehors des institutions artistiques traditionnelles et établies, notamment dans la rue et les espaces publics ouverts
– étant largement ouvertes aux autodidactes et dès lors ne reposant pas sur une distinction rigide entre les artistes et ceux qui ne le seraient pas.
– enracinées au départ dans l’expérience d’exclusion de discrimination vécues par les minorités populaires ethnicisées et « racisées », même si par la suite certaines des disciplines ont été en partie appropriées par les bobos urbains des classes moyennes issus de la majorité ethnique et raciale.
Ces formes d’expression et de création artistique sont indubitablement urbaines. Elles occupent une place centrale dans la vie des jeunes générations issues des minorités immigrées, ethnicisées et « racisées » et au-delà. Toutefois, elles n’épuisent pas le répertoire des arts en milieu urbain. De mon point de vue, toutes les formes de création et d’expression qui naissent se développent ou se transforment en milieu urbain sont dignes d’intérêt. Qu’il s’agisse de musique, de dance, de théâtre, de mode ou de design, de peinture, de photographie, de vidéo, de cinéma, de littérature, etc., l’éventail des formes d’expression et de création artistiques liées à l’expérience de vie en ville est illimité. Toutes méritent d’être considérées dans les réflexions sur les arts et la ville bien au-delà de celles qui sont historiquement et en partie liées au hip-hop. En d’autres mots, s’il est intéressant d’étudier les arts et les cultures urbains, il est tout aussi important d’examiner le développement et l’impact de toutes les autres formes d’expression et de création artistiques qui se développent en milieu urbain.
Les expressions artistiques comme réponses à la crise ?
Comme indiqué de manière indirecte plus haut, la question se pose de savoir si nous sommes réellement en période de crise ou plutôt dans une période de transition entre un système économique et politique combinant une économie capitaliste, un système de sécurité sociale avancé et une démocratie représentative et un autre système aux contours encore flou. L’incertitude est grande. Toutefois, si par crise, on entend qu’après celle-ci, les choses seront comme avant, on peut réellement faire l’hypothèse que nous sommes plus probablement dans une période de transition vers une autre société encore plus morcelée et plus inégalitaire. Ce contexte d’incertitude et de difficultés multiples est de mon point de vue propice tant à l’innovation et à la création artistiques qu’à la croissance exponentielle de la marchandisation d’une certaine « culturel de masse » encore télévisée, mais surtout et de plus en plus diffusée par internet. Ici non plus, l’analyse ne peut être exhaustive. Toutefois, je voudrais examiner brièvement 3 questions : l’engagement dans les arts urbains ou plus généralement dans les arts en milieu urbain peut-il être elle une réponse aux difficultés qu’éprouvent de nombreux jeunes des milieux populaire en général et d’origine immigrée en particulier, à trouver une place sur le marché du travail conventionnel ? Les expressions artistiques peuvent-elles encore être porteuse de contestation sociale ? Les arts peuvent-ils être un moyen de construction et d’affirmation d’identités collectives en milieu urbain. La réponse à ces trois questions est positive. De nombreux exemples pourraient être pris pour le démontrer. Ainsi, parmi les rappeurs, même riches et célèbres, nombreux sont ceux qui n’avaient auparavant pas de position stable sur le marché de l’emploi. Par la musique, ils ont pu se construire une carrière et un métier. Par ailleurs, bien que les nostalgiques des années 60 pensent qu’elles furent de sommet de la contestation sociale par le biais des arts, la contestation sociale par le biais artistique n’a pas disparu. Pour s’en convaincre, on peut par exemple écouter la chanson « on lache rien » de HK et des Saltimbanks. Enfin, la question identitaire est au cœur du travail de certaines troupes de théâtre de jeunes issue de l’immigration qui, parfois, sans s’en revendiquer explicitement s’inscrire dan la lignée du théâtre action des années 1980, pour construire et affirmer des identités collectives liées au parcours migratoires et religieux dans l’espace public des ville d’Europe.
Comme disait André Gide, « l’art naît de contraintes, vit de luttes, et meurt de libertés ». Cette citation vaut bien mieux que n’importe quelle conclusion
[1] http://www.arturbain.fr/arturbain/vocabulaire/francais/fiches/art_urbain/fiche_interactive/fiche.htm (consulté le 27 février 2012)