Carte blanche publiée dans le quotidien La Libre, 2011.
La mondialisation en général, la crise financière et économique à laquelle elles sont liées et leur traduction en termes de précarité et d’inégalités sociales génèrent dans la population des incertitudes et des préoccupations multiples quant au présent et l’avenir. Dans ce contexte, l’immigration et la présence des immigrés (et de leurs descendants) sont souvent présentées comme des réalités problématiques, dangereuses, incontrôlées accentuant encore les craintes multiples d’une partie de la population. Les discours et les politiques d’immigration deviennent de plus en plus durs voire carrément hostiles aux boucs-émissaires que redeviennent les migrants au gré des nécessités de la politique interne aux pays européens. Les politiques d’intégration des migrants deviennent de plus en plus des outils de mise en conformité sociale et culturelle des nouveaux migrants. Comment sélectionner et intégrer les heureux élus parmi la multitude des immigrants potentiels non-désirés ? Comment se débarrasser de ces derniers? Ces deux questions, présentées de manière plus ou moins subtiles reviennent sans arrêt dans les débats publics sur les migrations en Europe. Des formations politiques inspirées par le nationalisme et un certain populisme se sont emparés de ces débats en donnant des réponses simplistes à des questions migratoires complexes qui divisent par ailleurs tant la gauche que la droite.
Mais une question est complètement ignorée dans les débats sur les migrations en Europe, celle de l’impact de la crise mondiale et de ses avatars en Europe sur les mouvements migratoires à partir de ce continent. En d’autres mots, alors que l’Europe se préoccupe de l’immigration, ne devient-elle pas à nouveau un continent d’émigration ? L’Europe n’est-elle pas en train de renouer avec son passé au cours duquel des dizaines de millions d’Européens ont quitté leur terre pour chercher fortune et bien-être ailleurs ? Ne voit-on pas déjà les premiers signes d’un nouvel exode européen comme réponse à la crise économique qui touche l’Europe et à ses conséquences sociales et politiques pour une jeunesse européenne de plus en plus privée d’opportunités d’insertion sur un marché de l’emploi très tendu ?
Prenons quelques exemples pour illustrer ce propos. Lors d’un récent voyage à Dublin, je me suis par hasard retrouvé en plein milieu d’une manifestation devant le Parlement irlandais. A ma grande surprise, le slogan n’était pas « Stop Immigration » mais au contraire « Stop Emigration », « Keep our Youth Home » (« garder notre jeunesse à la maison »). En effet, depuis que le tigre celtique est revenu un petit chaton, de nombreux jeunes Irlandais souvent, avec un haut niveau d’éducation et d’excellentes compétences professionnelles, quittent le pays en lequel ils ne croient plus. L’Australie et le Canada notamment, mais aussi les Etats-Unis, pour des raisons historiques, sont pour eux des destinations de choix.
Plus au Sud, la Grèce, pays dans lequel je me rends chaque année. Cette année, je n’ai rencontré aucun jeune Grec qui envisageait à terme de rester dans un pays à la dérive. Eduqués ou pas, issus des classes populaires ou des classes moyennes et même supérieures, femmes et hommes, insulaire ou continentaux, tous se considèrent comme des migrants potentiels. Certes, tous n’auront pas les ressources nécessaires pour partir, mais nombreux sont ceux qui le font déjà. D’aucuns vont rejoindre la diaspora grecque en Australie. D’autres se lancent vers des destinations improbables comme le Liban.
Remontons un peu vers l’Italie où le cocktail détonant de crise économique et sociale, de chaos politique en cette fin de règne du cavaliere qui a de plus en plus de mal à rester en scelle, provoque un véritable exode des cerveaux. Les jeunes diplômés italiens n’en sont plus à la phase des projets migratoires. Ils partent, qui vers le nord de l’Europe, qui vers les pays émergents comme le Brésil, l’Inde et la Chine. Chez nous, les candidats italiens sont de plus en plus nombreux pour les postes universitaires et les postes de recherches. « Vous êtes notre Lampedusa » aurait dit un de ces candidats à l’émigration scientifique à un de mes collègues ! Cette élite migrante italienne s’ajoute aux jeunes moins qualifiés du Sud en mal développement perpétuel qui eux aussi reprennent le chemin de l’exil.
Les jeunes portugais redécouvrent quant à eux des pays comme l’Angola, le Cap vert, mais aussi le Brésil. Au Portugal aussi, l’avenir semble bouché. Ces jeunes qui quittent leur partie de la péninsule ibérique ne sont pas les « heróis do mar » du 21ème siècle, ni des néo-colons, mais tout simplement des personnes souvent très bien éduquées qui ont perdu l’espoir de pouvoir se construire un avenir chez eux. Les jeunes de l’autre partie de la péninsule ibérique, les Espagnols en font de même. Les Français aussi semblent de plus en plus tentés par l’émigration. Entre 2006 et 2010, le nombre de Français dans le monde est passé de 1.340.000 à 1.470.000. Impressionnant pour un pays d’immigration !
Qu’en est-il chez nous en Belgique ? Plusieurs centaines de Belges quittent chaque année le pays depuis longtemps. Au-delà de la crise financière et économique qui nous touche aussi, la laborieuse transition politique qui s’éternise est aussi de nature à éveiller des vocations à l’émigration, surtout chez les Belges les plus qualifiés dont certains ont déjà commencé à partir. C’est notamment le cas de chercheurs universitaires, d’artistes et d’hommes d’affaires. Aujourd’hui déjà plus de 300.000 Belges ont décidé de vivre à l’étranger dans plusieurs dizaines de pays. On pourrait dire qu’ils constituent la seconde plus grande ville belge ! Rien ne dit qu’ils ne seront pas plus nombreux à l’avenir.
Certes, ces faits n’ont pas comme tels de valeur scientifique. Ils devraient toutefois nous encourager à examiner de manière plus globale les multiples facettes de la question migratoire en relation avec d’autres aspects du changement de nos sociétés européennes dans le village global. Nous avons déjà du mal à nous accepter comme le continent d’immigration que nous sommes, voilà qu’il nous faut à nouveau nous penser comme un continent d’émigration. La chose est difficile car cela nous force à renouer avec les facettes les moins glorieuses de notre passé, mais elle est pourtant indispensable. Elle devrait aussi nous engager à mieux réfléchir à nos politiques publiques dans le domaine de l’immigration et de l’intégration dont certaines pourraient se retourner un jour contre nos futurs émigrants européens. Que diraient les Européens si la Chine adoptait un jour des politiques d’intégration des nouveaux migrants Européens aussi rigides que celles qui se développent en Europe pour les candidats à l’immigration en provenance de pays du Sud ? Que dirions-nous si les pays émergeants avaient des exigences à l’égard des émigrants européens analogues à celles que nous avons des candidats à l’immigration en Europe ? Que penserions-nous s’il fallait prouver une maîtrise la langue et de la culture chinoise et des institutions du pays avant de pouvoir y travailler en tant qu’Européen, même qualifié ? Il faut y réfléchir et ne pas oublier lorsque nous construisons des politiques d’immigration et d’intégration, que peut-être un jour beaucoup d’entre nous Européens seront à nouveau des migrants. En effet, les flux migratoires sont de plus en plus multidirectionnels à l’ère de la mondialisation. A une économie dérégulée correspond une mobilité humaine de plus en plus dérégulée malgré nos politiques migratoires restrictives. La plupart des pays sont à la fois des pays d’immigration, d’émigration et souvent de transit. L’Europe reçoit des migrants plus ou moins qualifiés et éduqués du monde entier. Mais elle perd une partie de sa jeunesse souvent très qualifiée pour d’autres contrées où l’avenir semble plus prometteur. Or, cette question de la nouvelle émigration européenne n’est jamais discutée. Elle est totalement ignorée. D’une part, nous éprouvons encore d’énormes difficultés à nous accepter comme un continent d’immigration. D’autre part, nous refusons de voir que l’émigration au départ de l’Europe est une réalité non négligeable qui est destinée à croître si nous ne sortons pas du marasme économique et politique actuel par le haut en construisant une Europe économique et politique plus forte, unie et solidaire avec les autres grandes régions du monde. Plus que jamais, une approche globale des migrations (immigration-émigration- transit- « intégration », etc.) mise en relation avec les grands déséquilibres du monde est nécessaire.