Texte de 2009.

Nous traversons une des périodes les plus difficiles et les plus troublées des dernières décennies. Nos sociétés sont agitées par des convulsions multiples qui n’épargnent pratiquement aucune de ses composantes. Elles semblent avoir perdu leurs cadres de référence, leurs certitudes, leur confiance en elles-mêmes: elles sont déboussolées.

Le moment est particulièrement propice à une remise en question du rôle et des pratiques de chacun. En effet, les drames qui se déroulent sous nos yeux ne sont pas imputables à une seule catégorie de la population, à une seule classe de professionnels, qu’il s’agisse du droit, de la politique, de la justice, de l’information ou de l’économie. Chacun se doit d’examiner sa place et sa responsabilité, même indirecte, dans les dynamiques actuelles.

Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que le débat sur le rôle, l’utilité et la responsabilité des acteurs sociaux que sont les intellectuels resurgisse. Il s’agit là d’un vieux thème sur lequel on a pourtant tout dit et son contraire.

Ce bref article portera sur une catégorie spécifique d’intellectuels, à savoir les chercheurs et les enseignants en sciences sociales qui développent leur activité professionnelle dans les universités; ces intellectuels académiques dont le métier est d’abord de comprendre et d’expliquer les dynamiques sociales et politiques en cours.

 

La tâche première des intellectuels académiques

À mes yeux, la tâche principale du chercheur académique en sciences sociales reste, même en période socialement et politiquement troublée, de faire progresser la connaissance sur la société et de la mettre au service du progrès du bien-être et de la liberté de l’Homme. Avec Saïd, je pense que la connaissance n’est donc pas le but ultime en soi de l’activité de recherche. L’intellectuel est mu par un certain idéalisme tempéré. Il ne renonce pas à croire que les connaissances qu’il produit pourront un jour être utiles à une amélioration globale de la condition humaine.

L’activité de recherche se distingue d’autres formes de production de savoir sur la société par son objectivité et par la mise en oeuvre d’une série de méthodes et de techniques propres aux sciences sociales.

La question de l’objectivité dans les sciences sociales est extrêmement complexe. Lucien Goldman avait raison de souligner que « toute pensée historique et sociologique subit de profondes influences sociales ». Gunnar Myrdal avait lui aussi raison lorsqu’il écrivait que le chercheur ne peut pas de défaire absolument de ses jugements de valeurs. Dès lors, un pas vers l’objectivité en sciences sociales consiste à expliciter les jugements de valeurs du chercheur ainsi que les influences sociales qu’il subit et à les intégrer à la recherche. En d’autres mots, le chercheur qui est conscient des facteurs de subjectivité qui pourraient peser sur son travail et qui les explicite aura atteint un degré élevé d’objectivité dans les sciences sociales.

L’autonomie relative tant par rapport à la demande sociale que par rapport au pouvoir politique constitue une autre dimension de l’objectivité du travail du chercheur. Je reviendrai sur ce point dans les deux paragraphes suivants.

 

L’engagement politico-citoyen de l’intellectuel académique

Deux images diamétralement opposées de la figure de l’intellectuel s’opposent souvent: d’une part, l’intellectuel planqué dans sa tour d’ivoire universitaire qui étudie le social et le politique comme des choses, à l’abri des passions et indépendamment de toute contrainte sociale ou politique; d’autre part, l’intellectuel hyper-médiatique qui parle de tout et tout le temps « face à l’info », le grand dénonciateur public, la conscience morale de l’humanité entière, ou comme disent certains, le « fast thinker » qui est à la pensée ce que le « fast food » est à la gastronomie.

À mes yeux, l’intellectuel académique ne devrait être ni l’un, ni l’autre. L’intellectuel totalement détaché cher à Karl Mannheim (1936) n’existe pas. Qu’il le veuille ou non, l’intellectuel est engagé dans la société. Quant au « fast thinker », il semble privilégier la carrière et la gloire individuelle au détriment d’un travail de recherche et de réflexion profond et être incapable d’éviter le populisme dans sa recherche de popularité.

Pourtant, entre ces deux modes d’intervention extrêmes, l’intellectuel académique a un devoir d’engagement politico-citoyen qui constitue sa responsabilité sociale, surtout dans une période tourmentée comme celle que nous traversons. En premier lieu, en qualité de citoyen qui dispose en raison de son métier d’un savoir particulier sur la société, il se doit de participer, comme tous les autres citoyens, aux débats qui agitent celle-ci, d’aider à la réflexion et à la recherche de solutions globales aux problèmes de la société civile. En second lieu, l’intellectuel académique est d’une certaine façon au service du public qui, en dernière analyse lui assure les conditions matérielles – qui du reste, sont de moins en moins optimales – de l’exercice de son métier via différents procédés de redistribution des ressources générées par l’impôt. Il ne doit pas répondre à une demande précise du public auquel cas il perdrait son autonomie relative par rapport à celui-ci. Mais il a néanmoins la responsabilité de communiquer, de dialoguer, de débattre avec la société civile. C’est de cette façon qu’il met ses connaissances au service du public par différents moyens (publications destinées au grand public, participation active aux débats sociaux organisés par le mouvement associatif, etc.). L’intellectuel académique a de la sorte le devoir d’être un spectateur engagé pour reprendre l’expression de Raymond Aron.

La question se pose alors de la limite de son engagement. À mes yeux, l’engagement politico-citoyen de l’intellectuel académique est justifié tant que l’objectivité de ses travaux est garantie. Ce n’est plus le cas lorsqu’il prend à son compte les revendications d’un mouvement ou d’un groupe social. L’intellectuel académique ne devrait pas être un intellectuel organique gramscien, si ce n’est alors l’intellectuel organique de l’humanité entière. Ce n’est plus le cas non plus lorsqu’il court après l’audience et produit un discours adapté « sur mesure » aux exigences de la logique médiatico-marchande. Ce n’est enfin pas le cas non plus lorsqu’il prend le parti, par principe, de défendre la ligne d’une formation politique. Comme disait Max Weber, le métier scientifique et le métier politique relèvent fondamentalement de logiques différentes. Elles ne doivent pas être confondues. Cette dernière remarque nous conduit logiquement à préciser la nature des liens entre les intellectuels académiques et le pouvoir politique, tels qu’ils sont et tels qu’ils devraient être.

 

Les intellectuels académiques et le pouvoir politique

Dans un pays comme le nôtre, la recherche académique en sciences sociales est tributaire de l’octroi de crédits publics lesquels sont liés à une visée politique, fusse-t-elle parfois brumeuse et parcellaire. Il est normal que le pouvoir politique encourage la recherche dans les domaines qui sont jugés importants pour l’intérêt et le bien-être public.

Toutefois, l’incursion du pouvoir politique dans l’activité académique est beaucoup plus contestable sur d’autres plans. En Belgique, le système particratique et la pilarisation sont loin d’être une fiction dans le monde académique. En premier lieu, les nominations et les promotions du personnel scientifique et académique ne dépendent pas exclusivement des compétences des candidats ou des enjeux liés à la politique interne des institutions académiques. Elles sont aussi liées à l’impératif de respecter une certaine clé de répartition des ressources entre les différentes familles politiques qui chacune parrainent plus ou moins ouvertement leurs candidats. En second lieu, l’octroi de crédits de recherches en provenance des ministères obéit aussi à une logique qui fait la part belle à des allégeances partisanes et aux contraintes de la pilarisation. Au cours des vingt dernières années, le pouvoir politique a contribué à faire de l’intellectuel académique un expert, un consultant sur lequel il pouvait compter pour légitimer scientifiquement son action. Ainsi, des crédits de recherches sont octroyés pour autant que l’intellectuel académique accepte de poser les problèmes dans les termes déterminés par le pouvoir politique, ou pire de produire des résultats conformes aux politiques envisagées ou appliquées. La pression à accepter ces pratiques est d’autant plus forte que la marchandisation des activités académiques fait de plus en plus dépendre l’avancement et la renommée du chercheur et du professeur de sa capacité à drainer des fonds vers son institution. S’il veut faire carrière, il est ainsi conduit consacrer une partie importante de son temps à la recherche de subsides au détriment de son activité de recherche proprement dite.

Certes, ce mode de fonctionnement n’est pas généralisé. Ainsi, même s’il est souvent accusé de ne pas octroyer une place enviable aux sciences sociales, le Fonds National de la Recherche Scientifique permet à ses chercheurs de travailler avec une sérénité et une liberté souvent enviée par les universitaires. Cela dit, les liens entre intellectuels et pouvoirs politiques sont suffisamment problématiques pour expliquer le silence quasi total du monde académique sur la question de la particratie en son sein.

Si l’intellectuel académique accepte que la construction de son objet d’étude, la formulation de ses problèmes de recherche, la détermination de ses méthodes ou pire, les résultats de ses travaux fassent l’objet de décisions de la part du pouvoir politique, il perd toute objectivité, toute autonomie et partant sa qualité même d’intellectuel académique pour devenir un fonctionnaire déplacé dans une université.

Cela ne veut pour autant pas dire qu’il ne doive pas y avoir de dialogue entre le pouvoir politique et les intellectuels académiques. Ce dialogue est fondamental en démocratie. L’intellectuel doit porter le langage de la vérité au sens où Saïd l’envisage, même si cela signifie entrer en désaccord avec les gouvernants. Par exemple, lorsqu’un gouvernement ou un ministre fait, dans son discours, de la défense des droits de l’homme un axe central de sa politique alors que dans la réalité, il prend des mesures qui vont à l’encontre de sa propre philosophie, il est du devoir de l’intellectuel académique actif dans ce domaine de mettre en évidence cette contradiction. Plus généralement, il se doit de faire fonctionner son esprit critique, n’en déplaise au pouvoir politique. Par ailleurs, il se doit en tout cas de mettre son savoir construit dans une relative autonomie et liberté à la disposition du pouvoir politique à qui il incombe éventuellement de l’utiliser d’une manière ou d’une autre. C’est de cette façon que son apport à la résolution des problèmes de la société peut être le plus significatif.

 

Conclusion

Contrairement au journaliste, l’intellectuel académique ne devrait pas situer son activité dans l’actualité immédiate qui étant donné son rythme rapide ne peut donner lieu qu’à un savoir superficiel. Il devrait plutôt chercheur à prendre ses distances par rapport à l’actualité brûlante et travailler le plus sereinement possible à l’abri – qui ne peut être que partiel – des passions et des émotions collectives. Contrairement à l’expert ou au consultant, il ne devrait pas être au service direct ni du pouvoir politique, ni d’un parti, ni d’un groupe ou d’un mouvement social mais mettre le savoir qu’il construit au service de la liberté de l’humanité. Il devrait ainsi être critique par rapport au pouvoir sans être polémique par principe. Même si souvent, son langage sera celui du dissentiment. Contrairement au « fast thinker », il ne devrait intervenir que dans les domaines dans lesquels il dispose d’un savoir profond et détaillé. Par ailleurs, l’intellectuel académique se doit d’être à l’écoute de la société à laquelle il participe et être ouvert au dialogue avec le pouvoir politique.

Dans la mesure où il parviendra à s’acquitter de son rôle ainsi conçu, sa présence et son activité assureront la diversité de pensée et de perspectives qui est un élément fort de la démocratie et qui peut contribuer à l’aider à sortir renforcée des épreuves parfois très douloureuses qu’elle traverse, comme c’est à présent le cas chez nous.

Vous l’aurez compris en lisant entre les lignes, autant je trouve l’idée de Madame Milquet de lancer d’une cellule multidisciplinaire et multiprofessionnelle de prospective excellente, autant je regrette qu’elle ait cru bon de nous mettre tous dans une même tour d’ivoire qui n’existe plus pour la plupart d’entre nous.

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