Lettre ouverte à Enrico Letta, Président du Conseil italien, après le drame de Lampedusa, octobre 2013.

Monsieur le Président du Conseil,

Les événements récents de Lampedusa nous rappellent encore une fois de manière extrêmement dramatique à quel point l’Italie et l’Europe sont aux prises avec la réalité globale des flux migratoires. L’émotion provoquée par cette prévisible catastrophe est intense et légitime. Elle ne doit toutefois pas nous empêcher de réfléchir à des réponses politiques adéquates sur le long terme en vue de relever les défis de l’immigration mais aussi ceux de l’immigration.

Je suis chercheur universitaire dans le domaine des migrations depuis plus de 20 ans. Je dirige le centre d’étude de l’ethnicité et des migrations de l’Université de Liège depuis sa création. En tant que produit de l’émigration italienne d’après-guerre, je reste un observateur attentif de la société italienne mais un observateur de l’extérieur loin d’être impliqués dans les méandres de la politique du pays.

A ces titres, permettez-moi de vous suggérer quelques pistes d’action pour relever le défi de l’immigration et celui de l’émigration en Italie et en Europe :

  1. Eviter de nouveaux Lampedusa

Il serait simpliste mais erroné de condamner les autorités et le gouvernement italiens pour cette catastrophe. Nous sommes face à une question européenne et globale qui révèle l’inadéquation de la politique migratoire européenne. Il est urgent de remettre la question d’une politique global et intégrée de l’immigration vers l’Europe à l’agenda politique européen. Prévoir des opérations humanitaires ne changera pas fondamentalement la donne. Accroître les contrôles aux frontières extérieures de l’Union non plus. En revanche, appréhender la question de l’immigration au niveau européen dans le cadre d’une politique commune cohérente, globale, proactive prévoyant différentes voies d’entrée en Europe peut le faire. Car en effet, si des milliers de personnes tentent chaque année de gagner le territoire européen de manière clandestine, c’est parce qu’elles n’ont aucune voie légale de le faire. En tant que chef du gouvernement d’une grande puissance européenne, vous êtes bien placé pour provoquer un sursaut européen sur ce dossier en convaincant vos collègues chefs de gouvernement des autres états-membres ainsi que le Président de la Commission européenne de rouvrir ce chantier.

  1. Combattre les dérapages de la politisation de la question migratoire

Lorsque des élus proposent d’utiliser des cannons pour répondre à la « menace » migratoire ou encore de laisser les candidats à l’immigration périr dans la mer, nous somme là bien au-delà de la liberté d’expression pour entrer dans le domaine de l’insulte à l’humanité et de l’encouragement à la haine raciale. Il est du devoir de tout état démocratique d’utiliser toutes les armes juridiques pour contrer ces discours débiles et dangereux qui nuisent fortement à l’image de l’Italie à l’étranger. A nouveau, en tant que chef du gouvernement, n’êtes-vous pas bien placé, non pas pour vous substituer à la justice, mais pour rappeler les principes et valeurs démocratiques de base à vos collègues.

  1. Lutter contre l’évidement de l’Italie

Comme d’autres pays européens, l’Italie se vide d’une partie de sa jeunesse, surtout, mais pas seulement, ce ses diplômés. Partout où je voyage, je rencontre des jeunes Italiens à haut niveau de qualification en nombre. S’ils décident de venir à Bruxelles, où à Berlin, ce n’est pas par qu’il n’aiment plus leur pays, mais c’est parce qu’ils pensent que l’Italie n’a rien à leur offrir et de veut plus d’eux. Or, ces jeunes sont l’avenir du pays. Les contraindre à l’exil, c’est se priver des forces vives qui ont toutes les capacités pour dynamiser le pays et le remettre sur la bonne voie tant économiquement que socialement. Il est donc urgent de tout faire pour garder la jeunesse italienne dans le pays. Certes, migrer et voyager sont des droits et des expériences enrichissantes si librement consenties, mais exporter son chômage n’est pas acceptable. Ce n’est pas la première fois que l’Italie le fait. C’est la raison pour laquelle je suis né en Belgique. Mais à terme, un pays sans jeunesse n’a pas d’avenir. Je suis certain que vous en êtes convaincu et que vous imaginerez des politiques éducatives et de l’emploi visant à stopper cette hémorragie. Il est notamment urgent que reconstruire le système universitaire démantelé par certains vos prédécesseurs.

  1. L’intégration des immigrés et de leurs descendants

L’Italie est une société multiculturelle et une société d’immigration qui ne l’assume pas encore sereinement. L’immigration est une réalité structurelle en Italie comme ailleurs en Europe et elle peut offrir des atouts au pays pour autant que l’intégration dans la société italienne se fasse. L’intégration est un processus complexe qui touche tout le monde et pas seulement les immigrés. En revanche, les immigrés et leurs descendants souffrent souvent de discriminations ethniques et raciales même lorsqu’ils sont intégrés. Les exemples de Mario Balotelli et de Cécile Kyenge en attestent. Non seulement faut-il lutter contre le racisme et les discriminations. Encore faut-il aussi prévoir des politiques d’intégration efficaces dans le domaine de l’emploi, du logement, de l santé, de l’éducation et de la culture, etc. D’après moi, l’Italie ne doit pas copier des modèles d’intégration mises en œuvre dans d’autres pays mais plutôt inventer son propre modèle d’intégration adapté à ses réalités. A nouveau, une initiative de votre part dans ce domaine serait la bienvenue.

Monsieur le Président du Conseil, ces quelques idées de traduisent aucunement la volonté d’un universitaire de s’ériger en donneur de leçon. Simplement, entant qu’universitaires payés par les deniers publics, nous nous devons de contribuer aux débats publics et réfléchir au transfert de connaissance en vue d’améliorer le bien commun. C’était le but de ma démarche qui je l’espère, retiendra votre attention.

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