Publié dans La Libre Belgique, 19 février 2013, pp.54-55
Il y a quelques jours, un petit garçon de douze ans fuit la capitale de l’Europe, siège de l’OTAN. Surprise ! Sans document d’identité ni billet d’avion, on le retrouve le lendemain à Malaga, ayant déjoué tous les dispositifs de sécurité à l’aéroport de Bruxelles-National. Lorsque le kilomètre parcouru par avion coûte moins de 4 centimes avec certaines compagnies aériennes, cela se répercute immanquablement sur une série de garanties et de précautions. Telle est la loi du ‘low-cost’.
Au même moment, après être passée dans les mains de traders hollandais et chypriotes, puis travaillée au Grand-duché du Luxembourg pour le compte d’un intermédiaire français agissant pour une multinationale suédoise détenue par des groupes financiers (JP Morgan, Royal Bank of Scotland, Société Générale, …), on découvre que de la viande de cheval d’origine supposée roumaine s’est métamorphosée en viande « pur bœuf » dans des lasagnes, hachis Parmentier et autres moussakas vendues un peu partout en Europe (voir infographie ci-dessous). Lorsque le kilogramme de produit transformé, après avoir vu ses différents composants parcourir des milliers de kilomètres, flirte avec les 4 euros dans les supermarchés, on joue avec les limites du soutenable dans différents domaines, dont ladite ‘traçabilité’. Telle est, une fois encore, la loi du ‘low-cost’.
Dans ce cas aussi, les dispositifs de sécurité se sont avérés désespérément défaillants : « Nous ne pouvons pas contrôler chaque ingrédient » a déclaré le directeur France de Findus, alors que le ministre français à la consommation révélait qu’il ne pouvait pas « mettre un fonctionnaire derrière chaque pain de viande ».((http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/02/11/lasagnes-ou-subprimes-de-la-pasta_1830094_3232.html)) Mais rassurons-nous, une telle « affaire Findus » serait tout bonnement « impossible » en Belgique. ((http://archives.lesoir.be/-un-controle-maximal-sur-ce-qui-rentre-et-sort-de-nos-a_t-20130212-029V65.html)) Après tout, la sécurité alimentaire, sans mauvais jeux de mots, c’est un peu notre « cheval » de bataille. Ce n’est pas comme si les fièvres aphteuses et porcines ou le trafic d’hormones avaient succédé au scandale de la dioxine…
Cependant, la Commission européenne — pour qui cette ‘crise’ n’est qu’une « question d’étiquetage » — n’a pas attendu ce scandale pour lancer une large consultation publique en vue du réexamen de la politique européenne relative à l’agriculture biologique qu’elle souhaite plus stricte en renforçant les contrôles sur les chaînes de production. Elle y pose la question suivante au « consommateur »((http://ec.europa.eu/yourvoice/ipm/forms/dispatch?form=orgagric2013&lang=fr)) : « Les systèmes de production biologique n’étant pas isolés du reste de la chaîne de production […] il n’est pas nécessaire de mentionner l’éventuelle présence d’OGM sur l’étiquette des produits alimentaires dont les OGM ne risquent pas de représenter plus de 0,9 % du contenu. Toutefois, la diminution de ce taux et/ou le renforcement des exigences en matière d’étiquetage seraient susceptibles d’entraîner une augmentation des prix pour les consommateurs. En tant que consommateur, seriez-vous disposé à payer un prix plus élevé pour les produits bio, si cette augmentation résultait de la baisse du seuil au-delà duquel la présence éventuelle d’OGM doit être indiquée? ».
Avec cette question, la Commission établit un parallèle ferme entre la dégradation de la qualité d’un produit, justifiée par des objectifs productivistes, et le prix de ce même produit. Vous voulez du bon marché ? Bradez la qualité, réduisez vos exigences. Inversement, vous voulez de la qualité ? Payez-la. Ce lien est au cœur de l’alimentation ‘low-cost’. Ou bien le prix, ou bien la qualité ; la Commission nous propose là une belle « alternative infernale ((L’expression est de Pignarre P. et Stengers I., La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris : La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, 2007.)) », dont aucun des termes n’est réellement satisfaisant. Rien que pour s’amuser un peu, nous pourrions inverser la question de la Commission : « seriez-vous prêt à payer un prix plus élevé pour votre alimentation OGM, si cette augmentation résultait de la baisse du seuil au-delà duquel la présence éventuelle de produits bio doit être indiquée ? » Un non-sens, n’est-ce pas ? C’est la démonstration par l’absurde de la voie du ‘low-cost’ — c’est-à-dire du productivisme — suivie par la Commission.
La Commission européenne est en train de complètement louper sa réforme de la Politique agricole commune. Elle risque de continuer à promouvoir des gros producteurs ‘low-cost’ pour une nourriture ‘low-cost’ (avec des moyens de contrôles limités) en vue de satisfaire des consommateurs en quête de toujours plus de ‘pouvoir d’achat’ — qui sont le prétexte bien commode d’un productivisme toujours plus débridé. Plus on s’engage dans cette voie-là, et plus on s’expose à prendre des vessies pour des lanternes, et de la viande de cheval pour de la viande de bœuf. Ce qui nous guette, c’est la généralisation d’un modèle alimentaire qui nous empoisonne, et où les lasagnes n’ont plus de « lasagne » que le nom.
Face à cela, il faut réaffirmer avec force qu’une autre alimentation est possible. Au niveau local, en attendant une réaction salutaire de l’Europe, il faut favoriser les petits agriculteurs locaux, faciliter les filières courtes et soutenir le juste prix du travail de la terre. D’un coup, à ce niveau local, quand se ferment nos paupières et que toutes nos papilles dégustent la saveur d’une tomate en saison, toute la bureaucratie et les chaînes alimentaires complexes paraissent bien superflues.
Pierre Ozer, Département des Sciences et Gestion de l’Environnement, Université de Liège
Grégory Piet, Spiral, Université de Liège
François Thoreau, Spiral, Université de Liège
Source: Le Monde, http://www.lemonde.fr/societe/infographie/2013/02/11/findus-pour-un-plat-de-lasagne-deux-traders-quatre-entreprises-et-cinq-pays_1830306_3224.html