Extrait de Acte Ecologique.be, Pour un pacte écologique belge. Ouvrage collectif sous la direction de Inter-Environnement Wallonie (ed.), Editions Luc Pire, Bruxelles, Belgique, avril 2007.

Fermez les yeux, Madame, Monsieur, qui allez nous représenter au sein du parlement ou du gouvernement. Fermez les yeux quelques instants. Le temps de penser à cette planète dont vous allez prendre en charge une petite part de territoire, le temps de penser à son état d’aujourd’hui, à ce qu’elle pourrait être demain. Quelles sont les images qui défilent derrière vos paupières ? Peut-être revoyez-vous les cerisiers qui cette année étaient en fleurs en plein mois de février ? Au moment même où le GIEC rendait à Paris un rapport plus qu’alarmant et que, mois après mois, les enregistrements météorologiques engrangent des températures inédites : les 10 années les plus chaudes depuis 150 ans se retrouvent dans les 15 dernières années. Rappelez-vous ces images de glaciers, hier et aujourd’hui. Les glaciers alpins qui ont perdu la moitié de leur superficie depuis 1850. Le Kilimandjaro dont les glaces ont fondu sur 82% de leur surface depuis 1912. Ceux de Patagonie qui perdent environ 16 kilomètres cubes chaque année. Ou au Groenland, 10% des réserves d’eau douce du monde, où les glaces disparaissent de plus en plus rapidement dans l’eau de mer (96 kilomètres cubes en 1996, 220 en 2005). Parmi ces images, il y a aussi la Mer d’Aral avant et le désert d’Aral maintenant; le lac Tchad, 6e plus grand lac du monde avant et la mare Tchad maintenant. Et ces images de flots. Ces coulées de boue dans le Valais en 2000, les rues de Prague sous eau en 2002, celles d’Arles en 2003, la Roumanie en 2005. Un millier de morts au Mozambique en 2000 et 2001, 800 morts à Bombay lors de la mousson de 2005, 350 000 personnes déplacées à Djakarta en ce mois de février … Connaissez-vous cette image quasi mythique des îles Tuvalu ? Petit archipel au milieu de l’océan Pacifique qui risque bien de sombrer sous le coup de cyclones de plus en plus puissants et dévastateurs. En France, le « prix Tuvalu du dérèglement climatique » est remis depuis trois années à la voiture qui émet le plus de gaz à effet de serre. Autre image forte, celle du cyclone Katrina qui a divisé les Etats-Unis entre secours à plusieurs vitesses. Cyclones, inondations, tsunamis, des catastrophes trop naturelles ! Le nombre particulièrement élevé des victimes n’est pas entièrement dû à la fatalité. C’est le long des côtes que la population se presse, dépendant des ressources de la mer, mais vivant dans des habitats particulièrement vulnérables. Tampons entre la mer et la terre, les mangroves sont réduites à peau de chagrin, tout comme les récifs coralliens. Aujourd’hui, l’essentiel des catastrophes et des malheurs touche les plus démunis. De par le monde, une personne sur sept souffre de malnutrition, une sur cinq n’a pas accès à de l’eau potable. Désastres humanitaires et environnementaux sont souvent liés. Dans nos pays aussi. 2003, canicule exceptionnelle en Europe : 15 000 décès excédentaires en France, 20 000 en Italie, près de 1300 en Belgique, essentiellement des personnes âgées, isolées, délaissées. Les images sont aussi celles de disparitions. 40 % des forêts anciennes et primaires auront été abattues dans moins d’une génération. Chaque année, plus de 60 000 kilomètres carrés de terres arables disparaissent, soit une superficie équivalente au Benelux. Plus de 70% des stocks de poissons sont exploités au maximum de leurs possibilités, voire au-delà ou éteints. Au cours des 100 dernières années, le rythme d’extinction des espèces vivantes a été multiplié par 100. Chez nous, 10% des espèces présentes en région wallonne sont aujourd’hui éteintes et 30% sont menacées de disparition. Disparition de la fertilité des sols ; disparition aussi des spermatozoïdes humains. Mais aussi celles d’apparitions. Apparition chez nous de nouveaux papillons qui étendent vers le nord, de plus de 200 km, leur zone de distribution. Apparition de la dengue, maladie véhiculée par les moustiques, au-dessus de 1000 mètres d’altitude au Mexique et en Amérique centrale. Apparition de maladies tropicales, comme la malaria, en Italie. Apparition d’un étrange virus X au Soudan. Apparition de trous dans la couche d’ozone. Apparition de vaches qui mangent de la viande à en devenir folles. Apparition d’hommes succombant à des maladies animales. Apparition de plantes résistantes aux insectes ou aux herbicides dits totaux. Apparition d’armes de destruction massive. Apparition de conflits nouveaux autour des ressources naturelles : l’eau, le pétrole, les séquences d’ADN … Apparition de nouvelles formes de réfugiés, les réfugiés climatiques chassés de leurs pays par la montée des eaux ou la désertification ; ils seront probablement déjà 50 millions en 2010. Cette crise écologique amplifie bel et bien les crises latentes de l’humanité. Car tout le développement de l’humanité semble basé sur des rapports uniques d’exploitation. Et les logiques de l’exploitation des hommes répondent aux mêmes logiques que celles de l’exploitation de la nature et des ressources et conduisent à des conséquences analogues: migrations massives, fragilisation économique, violence, … Crise écologique et crise sociale sont intimement liées. L’une naît de la confrontation à un monde fini qui impose ses limites et engendre donc des rapports de force. L’autre naît du désir d’absolu de tout un chacun, par définition illimité, mais qui, confronté à ces rapports de force, est source d’injustice.

Une fragile poussière dans l’univers

Rappelez-vous cette image de la Terre vue de l’espace. Vous savez, cette célèbre photo de la mission Apollo qui, pour la première fois, a montré la Terre, notre magnifique planète bleue, dans sa finitude et sa petitesse; la plus belle démonstration de combien notre espace est limité. L’aurions-nous perdu de vue ? Depuis lors, en effet, nous vivons comme si nous avions davantage à disposition. À l’échelle de l’humanité, nous consommons aujourd’hui comme si nous pouvions compter sur 1,2 planète. Aujourd’hui, nous nous apercevons que notre atmosphère est, elle aussi, limitée. Elle ne peut absorber à volonté tous les gaz qui nous y envoyons. Et nous tardons encore à nous rendre compte que les océans ne sont plus une manne céleste et qu’ils ne constituent pas la solution magique de stockage de tous nos déchets. Les gouvernements successifs tentent de garder les finances de l’État saines ; de ne pas creuser de déficit dans les ressources financières du pays. Et vous-même, Madame, Monsieur notre futur élu, vous aurez aussi ce souci à coeur. Alors, pourquoi n’auriez-vous pas, vis-à-vis des ressources naturelles, une préoccupation aussi grande ? Le rapport du Millenium Ecosystem Assessment publié par les Nations Unies et auquel ont travaillé plus d’un millier de scientifiques, établit que 60% des services vitaux que les écosystèmes fournissent à l’humanité sont dégradés ou exploités de manière non rationnelle. Nous puisons plus que ce que la Terre peut nous offrir. Nous ne nous contentons pas des intérêts, nous entamons le capital. Il ne faut pas être grand spécialiste pour admettre qu’il ne s’agit pas là d’une gestion saine ! Comme d’autres pays dits développés, la Belgique accuse un sérieux déficit écologique. Nous avons une dette énorme envers de nombreux pays qui nous créditent de leurs ressources. Et nous mettons donc en péril le futur de l’humanité.

Ne suivons pas les traces des civilisations disparues

Des civilisations entières ont déjà foncé dans pareil mur avant nous. Retenons leurs erreurs! Pensez aux Vikings du Groenland, aux cités Mayas, à la Grèce mycénienne, à l’Empire Khmer, aux civilisations du Moyen-Orient ou à l’île de Pâques. Toutes ces civilisations et sociétés prospères se sont brutalement effondrées. Dans un récent ouvrage, Jared Diamond, biogéographe et écrivain américain, analyse les facteurs qui ont présidé à leur perte. Ils sont cinq : le changement climatique, la dégradation de l’environnement, l’hostilité des voisins, les rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux, et … les réponses que ces sociétés ont mises en oeuvre pour y faire face. Le processus est chaque fois identique : la croissance démographique oblige les populations à adopter des modes de production agricole intensive et à étendre les zones d’exploitation agricole vers des terres plus marginales. Déforestation, pressions excessives, perte de fertilité des sols, raréfaction des stocks de pêche et de chasse, … Les terres répondent de moins en moins aux besoins croissants. S’en suit ce que Diamond appelle un écocide : famines, guerres, renversement des élites dirigeantes, instabilités, maladies et décroissance de la population. Toutes les sociétés anciennes qui ont été confrontées à pareils problèmes n’y ont pas succombé; il n’y a donc rien d’inéluctable. La différence entre celles qui ont su faire face et survivre et les autres, tient dans les réponses qu’elles ont mises en oeuvre. Certains des problèmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont semblables à ceux qui ont fait succomber nombre de civilisations anciennes. Cependant, nous devons, nous, faire face à des problèmes additionnels comme la dispersion massive de produits chimiques toxiques, la pénurie prochaine d’énergie et l’utilisation humaine maximale de la capacité photosynthétique de la Terre. C’est la mondialisation du phénomène qui fixe aujourd’hui la donne. Les sociétés sont à ce point interconnectées que le risque auquel nous sommes confrontés est celui d’un effondrement mondial. Et surtout, en réduisant la contrainte apparente pour chaque société, la mondialisation supprime la prise de conscience locale et l’incitation au changement.

Concevoir un nouveau rapport entre la Terre et ses locataires

Quelles émotions suscitent en vous toutes ces images ? La peur, peut-être. Ce sentiment se répand de plus en plus. La peur de ce que l’on ne maîtrise ni ne contrôle. La peur du changement. La peur du différent, de l’autre, de l’autre monde aussi dit tiers ou quart. Cette peur qui pousse au repli sur soi, identitaire, nationaliste. La liberté de chacun devient le projet de tous, mais, paradoxalement, l’intimité de l’individu n’a jamais été aussi transparente. Et cette transparence est source d’un autre sentiment très présent aujourd’hui. Celui d’injustice. Car la liberté des uns apparaît plus grande que celle des autres. Et pour gagner quelques maigres signes extérieurs d’apparence, des jeunes gens sont devenus meurtriers. D’autres qui se sont mis en chemin pour rejoindre nos sociétés débordantes d’opulences en sont morts. L’injustice est aussi le sentiment qui gagne ceux, d’ici ou de là-bas, pour qui les images que nous avons revisitées ne sont pas des images mais un lot quotidien. Injustice qui nourrit des rancoeurs et se transforme vite en haine, qui elle-même nourrit notre peur. Il y a aussi la culpabilité, le découragement, le déni, la pitié, le renoncement, le « après moi les mouches ». Et il est vrai que devant un tel marasme, il y a de quoi se sentir comme une petite goutte impuissante. Plus pernicieux est le sentiment de bonne conscience qui s’achète à peu de frais. On achète un frigo classe A, des ampoules économiques, on coupe l’eau en se brossant les dents, on verse quelques sous à des oeuvres caritatives, mais on ne remet pas en question sa manière de vivre et de consommer. Et vous ? Etes-vous confiante, Madame notre future élue ? Etes-vous confiant, Monsieur notre futur élu ? Ou, comme nous, êtes-vous préoccupé(e), angoissé(e), en colère peut-être ? Vous pouvez légitimement être saisi(e) d’angoisse. L’humanité a touché à quelque chose de phénoménal, qui n’est pas de l’ordre de l’humain mais de celui des grands équilibres naturels. Quelque chose qui désormais la dépasse et lui échappe. C’est au chevet d’un grand malade que vous vous apprêtez à passer quelques années de votre vie. Notre planète est malade et l’humanité aussi. Il nous faut en effet quitter la représentation de la Terre comme une somme d’éléments disjoints : la planète physique d’une part, plus la biosphère, plus l’humanité. C’est le rapport entre la Terre et l’humanité qu’il faut concevoir comme une entité planétaire et biosphérique. Le professeur Stephen Schneider, climatologue récemment fait docteur honoris causa de l’Université Catholique de Louvain, ne faisait rien d’autres en prononçant ces mots : « les cinq problèmes environnementaux les plus graves sont l’ignorance, l’avidité, la mauvaise foi, le tribalisme et les vues à court terme ».

Le réveil

Ouvrez les yeux maintenant. Et gardez-les bien ouverts. Notre monde est en crise. Et nous ne nous en rendons pas compte. Nous sommes comme la grenouille du film d’Al Gore. Immergée dans son bocal d’eau placé sur une plaque chauffante, elle ne sent pas que l’eau chauffe à petit feu, chauffe, chauffe, bout que déjà il est trop tard … Il est tard, Madame, Monsieur, mais pas trop tard pour réagir. Voilà trente ans que les prémisses de la crise sont apparues. Il aura fallu tout ce temps pour prendre conscience de la gravité du problème. Il y a trente ans, comme à la veille d’une grippe, les signes avant-coureurs étaient ténus. On hésitait à les reconnaître. On n’était pas sûr. On parlait en hypothèses et en risques. Trente années d’hésitations, trente années sans changer les orientations, trente ans d’accélération. Trente ans, c’est beaucoup de temps perdu. Un temps durant lequel les problèmes se sont amplifiés, accélérés, étendus du local au mondial. Aujourd’hui, c’est un fait scientifique établi : l’espèce humaine risque une déstabilisation majeure car sa santé et ses activités dépendent du bon fonctionnement des écosystèmes et de ressources en abondance. Au niveau planétaire, l’altération de la qualité des écosystèmes forme un obstacle de taille pour atteindre les objectifs de développement que les Nations Unies se sont fixés, à l’aube du nouveau millénaire, pour 2015: réduire la pauvreté, la faim et la maladie. En trente ans, l’économie a pris une place qu’elle n’avait pas auparavant, du temps où elle s’occupait de la production et de la distribution des biens matériels. Aujourd’hui, elle se concentre sur la production et la circulation de capitaux financiers et elle déborde dans nos journaux parlés et télévisés ponctués de communiqués sur l’évolution des cours de la Bourse à travers le monde entier. « Le compte se substitue aux contes » ironise le politologue français Raphaël Draï. Durant ces trente années, par contre, notre manière d’appréhender les problèmes n’a pas changé. Nous lévitons confortablement au sein d’une culture de la conséquence plutôt que de la cause, ou de la responsabilité. Et nous en venons ainsi tout naturellement à ne pas tiquer quand, à la télévision, un reportage sur un accident climatique n’expose que ses dégâts humains et matériels, ses coûts économiques et sociaux, ne parle en rien de ses causes et fondements et, comble du comble, est pris en sandwich entre deux publicités vantant l’usage de la voiture. Comme le souligne l’écrivain italien Alessandro Barrico dans « Next, petit livre sur la globalisation » et le monde à venir, « ne pas savoir qui est l’assassin ne nous effraie guère: l’important, c’est de tout savoir sur le mort ».

Quel modèle choisir pour nos sociétés riches ?

« Halte à la croissance ». Voici comment, il y a 30 ans, le Club de Rome titrait son rapport démontrant l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini. Et pourtant, voilà vingt ans que développement durable et croissance économique coexistent au coeur de toutes les politiques. Certains font même l’amalgame entre ces concepts et parlent de croissance durable ! Et sur cette même période, la situation de la planète n’a fait que se détériorer et les inégalités sociales que croître au sein de chaque pays ainsi qu’entre les pays dits développés et ceux dits en développement : partout les pauvres deviennent plus pauvres et les riches plus riches ! En posant la question des limites, l’environnement a ceci d’intéressant qu’il nous oblige à préciser le modèle de croissance que l’on veut privilégier. S’agit-il de croissance de la production des biens et services ? De celle de l’exploitation des facteurs de production, comme le travail, le capital, les ressources naturelles ? De celle de la demande et donc de la consommation ? Devant les dégradations actuelles, certains parlent de dématérialiser l’économie, c’est-à-dire maintenir la croissance de la production tout en produisant des biens, des services qui ne consomment presque pas de ressources, occasionnent très peu de pollution et n’émettent pratiquement pas de CO2. Mais peut-on raisonnablement penser qu’il est possible de réduire les prélèvements des ressources et les émissions de gaz à effet de serre avec un système économique centré sur la consommation et sur la croissance permanente de cette consommation ? Et puis gare à l’effet rebond. Ainsi, chaque fois que l’on réussit à économiser telle ou telle matière première pour produire un bien ou un service, ce gain dit d’éco-efficience est plus que compensé par un accroissement des quantités produites. Ou, au niveau de la consommation individuelle, on économise sur sa facture de chauffage et du coup on s’offre un minitrip en avion ! D’autres parlent de décroissance économique soutenable jusqu’à atteindre un niveau de prélèvement des ressources et de rejet de polluants qui soient compatibles avec les réserves et les capacités de notre Terre, pour que celle-ci reste accueillante pour les générations futures. Entre croissance économique, développement durable et décroissance économique soutenable, quel modèle choisir pour nos sociétés riches ? Ce choix est fondamental; il faut éclairer nos lanternes. Osons la question et soumettons-la, de manière urgente, à nos chercheurs, à nos intellectuels. Leurs conclusions devront ensuite faire l’objet d’un grand débat auprès de l’ensemble de la population. En tout état de cause, évoluer vers une société ajustée à l’urgence écologique ne doit pas conduire à révoquer nos idéaux de liberté, d’accessibilité aux services, ou autres encore, mais à les mesurer : se déplacer, d’accord, mais dans quelles limites ? Consommer : oui, mais combien et comment ? Cessons de brandir des absolus : il s’agit ici, non pas de principes, mais d’une question de mesure.

Sonnez le tocsin

C’est pour prendre soin d’un malade que nous allons vous choisir. Sachez que le plus grave reste à venir. Nous sommes à la veille d’une révolution majeure, sans doute plus profonde encore que celle que notre humanité a déjà connue à la fin du Moyen-Âge. Une période sombre, confuse. Un sentiment de fin du monde, d’apocalypse, d’insécurité généralisée. Pris dans ce marasme, nous manquons de recul. Nous faisons toujours plus de la même chose, sans résultat ! Mais si d’un bond on se déplace sur la ligne du temps et qu’en pleine époque de la Renaissance on se retourne pour considérer, depuis cet autre paradigme, cette fin de Moyen-Âge, on se rend compte que ce passage, aussi douloureux fut-il, était une rupture, une étape de transformation. Edgar Morin parle aujourd’hui de « quitter l’âge de fer planétaire ». Et Einstein soutenait que « le monde que nous avons créé est le résultat de notre niveau de réflexion, mais les problèmes qu’il engendre ne sauraient être résolus à ce même niveau ». Nous aurons bel et bien besoin de toute la créativité et de l’inventivité humaine pour aider l’humanité à vivre cette nouvelle révolution qui l’attend. Il s’agit ni plus ni moins de s’attaquer à une profonde révision comportementale et sociétale de nos civilisations. Il est urgent de « décoloniser notre imaginaire », comme le préconise Serge Latouche, économiste français, pour pouvoir imaginer d’autres mondes basés sur des valeurs de solidarité, d’égalité, de démocratie, de respect de notre environnement, de sobriété. Sommes-nous prêts à changer l’angoisse en colère, non pas en colère destructrice mais en énergie d’action ? Sommes-nous prêts au refus de la pensée grognonne, à renoncer au défaitisme contemporain ? Sommes-nous prêts à nous laisser transformer par une révolution, un basculement majeur, inévitable ? Sommes-nous prêts à penser autrement ? Il nous faut, chacune et chacun, prendre rendez-vous avec nous-même car la réponse n’appartient qu’à nous. L’ennemi ne vient pas de l’extérieur mais de l’intérieur ; il est à l’intérieur de nos systèmes et de nos consciences. En effet, si aujourd’hui les faits sont là, bien établis, l’incertitude persiste pourtant. Mais elle ne concerne plus que notre volonté et capacité d’agir.

Passer au temps de l’action

Et vous, Madame, Monsieur notre futur(e) élu(e), aurez-vous la lucidité et le courage nécessaires à l’action ? Lucidité car les faits sont là, bien établis, et qu’il est urgent de les prendre en compte. Lucidité de reconnaître que nous autres des pays développés avons une très lourde responsabilité dans cet état de fait. Lucidité également d’admettre que la crise écologique renforce et ne peut que renforcer la crise sociale. S’armer pour affronter la crise écologique paraît indécent à certains. Il y a tant de luttes encore à mener pour enrayer la misère, la pauvreté, le chômage, la précarité, les exclusions … Tant d’angoisse déjà. Parler d’écologie semble un luxe de nantis. Le luxe et l’indécence ne seraient-ils pas, au contraire, de faire l’impasse sur cette crise environnementale ? Elle aussi est le reflet du modèle de développement imposé à l’ensemble de l’humanité, basé sur des rapports d’exploitation de la nature, de l’homme et de ses valeurs au profit de logiques de croissances économiques et d’accumulations financières. Lucidité d’admettre aussi, en toute humilité que, comme le souligne Edgar Morin, « le sous-développement des développés s’accroît précisément avec le développement techno-économique ». Connaissez-vous, Madame, Monsieur, ce graphique qui montre l’évolution de la croissance économique dans nos pays riches et occidentaux et sur lequel on a apposé en contrepoint l’évolution des ventes d’antidépresseurs ? N’avez-vous pas été interpellé par la similitude de progression de ces deux courbes ? La croissance économique ne fait décidément pas le bonheur! Et au niveau mondial, la croissance permanente des richesses, pour l’essentiel aux mains de quelques-uns seulement, s’accompagne d’une croissance beaucoup plus forte de la pauvreté et cela pour un plus grand nombre. Aurezvous, Monsieur, Madame notre future élue la lucidité nécessaire pour quitter le mythe de la croissance économique comme moteur nécessaire et suffisant de tous les développements sociaux, moraux et spirituels ? Au-delà de la lucidité, il vous faudra aussi du courage. Tout simplement parce que la tâche est énorme. Que les solutions vont impliquer des sacrifices économiques, des risques sociaux, des mesures impopulaires. L’heure est aux mesures fortes, radicales. Et que, peut-être, l’opinion n’est pas encore prête. Courage aussi pour penser plus grand, plus large. Le politique ne peut pas tout, coincé par des contraintes et des réglementations internationales contradictoires ou devant composer avec d’autres, industriels, syndicats, lobbies, médias, et dans le cadre d’un budget limité, mais dont les priorités pourraient être redéfinies et qui pourrait être en partie mutualisé avec les autres pays européens (pour organiser la réduction des émissions de CO2 par exemple). Courage aussi d’agir différemment dans l’exercice de votre mandat public, non seulement de manière clairvoyante et transparente, mais également au-dessus des clivages traditionnels gauche-droite, partisans, linguistiques, religieux et autres. La solution ne réside pas dans une quelconque voie moyenne, ni dans un confortable centrisme, mais dans un au-delà des conflits ordinaires. Il ne s’agit pas de tempérer, ni d’exceller dans l’art du compromis à la belge, mais de traverser.

Parions sur notre humanité

Madame, Monsieur, si vous êtes élu(e), avec quels moyens allez-vous faire face à cette crise qui nous fait changer de niveau dans l’échelle des problèmes de l’humanité ? Quel contenu allez-vous donner à votre politique pour installer un autre développement au coeur des politiques de l’État ? Faut-il l’appeler durable, soutenable, viable, équitable, juste ? Sans qualificatif, le mot développement n’a aujourd’hui plus de consistance suffisante. Reprenons alors une formule de l’économiste français François Perroux : « le développement de tout l’homme et de tous les hommes ». On nous appelle au changement et, dans les propos déjà tenus jusqu’ici, il a été également question de transformation, de révision profonde à la fois comportementale et sociétale de nos civilisations. Prenons garde toutefois de ne pas tomber dans la rhétorique obsessionnelle du changement, de changer pour changer, de bouger sur place. Comment s’accommoder de ce paradoxe qu’il faudrait à la fois tout changer et tout sauver ? Peut-être en se rappelant l’effet que peut avoir le battement d’ailes d’un papillon sur les systèmes météorologiques. Transposé aux sociétés humaines, cela voudrait dire que des changements de comportement qui semblent insignifiants au départ peuvent déclencher des bouleversements à grande échelle. L’évolution de nos sociétés et de nos engagements dans la société est telle aujourd’hui que les transformations sociales seront plus que probablement liées à quelques actions individuelles qu’à des phénomènes de masse. Mais pour ce faire, insiste l’écrivain-journaliste Jean-Claude Guillebaud dans son ouvrage « Le goût de l’avenir », « il nous faut redonner à l’attente, à la dynamique du projet humain leur vraie valeur mobilisatrice : cette subversion continue du présent par l’avenir qu’on peut indifféremment nommer tension, ou effort, ou élan, ou désir, ou volonté ». Parions sur notre humanité : « l’homme, conclut-il, est un animal qui attend et qui veut ».

Mobilisation

Aujourd’hui, il nous faut vouloir. Vouloir faire surgir de partout des alternatives qui dresseront un nouveau paradigme de civilisation. Vouloir un autre système qui concilie croissance du bien-être social pour tous et équilibres naturels. Vouloir, comme le dit Edgar Morin, « délivrer l’idée de développement de la simplification engendrée par le réductionnisme économique ». Vouloir montrer l’exemple et entraîner le plus grand nombre dans son sillage. Il ne s’agit rien moins que de changer de modes de vie, de façons de produire, de travailler, d’habiter, de se déplacer, d’acheter, de consommer, de se nourrir, de se chauffer, de se distraire. À nous d’anticiper et de conduire le changement ; sinon, il s’imposera à nous dans des conditions certainement bien plus difficiles. À nous d’être les pilotes. Vouloir ne veut bien sûr pas dire « y’a qu’à ». Car les équations sont très complexes. Comment résoudre celle qui lie le maintien ou la croissance pour tous du bien-être social et la décroissance des flux de matière et d’énergie ? Ou celle qui lie la croissance économique sur laquelle reposent nos sociétés et les grands équilibres naturels dont leur avenir dépend. Ou encore celle qui pose en inconnue la disponibilité des ressources et dont le résultat escompté est le développement légitime des pays du Sud ? Les résoudre ne pourra se faire que par ajustements progressifs. L’engagement de tous est requis même si les efforts seront différenciés. Aux pays riches et développés d’accomplir les gestes décisifs chez eux, de s’appliquer les contraintes et de fournir aux autres les moyens de faire face. L’Europe peut et doit montrer l’exemple. Là est son devoir, sa force et tout à la fois un grand dessein qui peut la réunir sur des avancées tant économiques que sociales et environnementales. L’affirmation d’un bloc européen construisant son identité autour d’un développement répondant à toutes les dimensions du défi écologique est susceptible de cristalliser et de fédérer un élan planétaire décisif.

Acter ensemble

Première étape de cette mobilisation : acter ensemble la nécessité d’une mobilisation nationale. Cette lettre ouverte en est l’instrument. Toutes les personnalités, tous les citoyens ou les organisations qui auront apposé leur signature au bas de la présente lettre souhaitent vous indiquer, Monsieur, Madame notre future élue, qu’ils se sentent prêts ou, s’ils ne le sont pas encore tout à fait, qu’ils se préparent à des changements de grande importance au niveau tant individuel que collectif. Et avec cette lettre, ils vous adressent, Madame, Monsieur, un appel pressant à vous engager, à leurs côtés, dans cette transformation de notre monde. Vous engager signifie, si vous êtes élu(e), conduire le changement et, si vous ne l’êtes pas, soutenir publiquement toutes les propositions qui iront dans le bon sens. Il sera là, le « courage d’agir autrement durant votre mandat ». Les programmes de chacun des partis regorgent d’idées et de mesures vertes. Et c’est tant mieux que le message sorte ainsi de l’ornière environnementale dans laquelle il ne pouvait que s’enliser. Mais, quand il s’agira de mettre ces programmes en oeuvre, il faudra que la mutation soit collégialement assumée et popularisée par tous les responsables politiques, quel que soit le parti démocratique auquel vous appartenez. Il vous faudra mener ce combat au-delà des clivages traditionnels, au-delà des appétits de pouvoir et des stratégies électorales. Ce ne sera pas chose aisée. Saluons, vraiment, le courage qu’il vous faudra à chacune et chacun pour mettre en avant la cause commune, au détriment parfois, souvent, des intérêts particuliers aussi légitimes soient-ils. Il vous faudra développer l’art de construire des passerelles, une culture de la concertation, plutôt que celui d’ériger des murs. L’heure est à une nouvelle attitude politique, concentrée sur l’essentiel des enjeux, fédératrice des énergies, des esprits, des forces vives, de la créativité, capable d’insuffler un élan populaire.

Donner corps au changement

Deuxième étape : donner du contenu au changement, et l’outiller. Diagnostiquer un mal ne suffit pas. Encore faut-il l’incarner dans une thérapie. Nous connaissons bon nombre des remèdes. Le malade est dans un état trop critique pour pouvoir encore compter sur des doses homéopathiques: de timides journées sans voiture, week-end portes ouvertes chez Dédé, semaines « Mon assiette – Ma planète », et j’en passe! Ces mesurettes instillées au goutte-à-goutte étaient valables du temps, révolu, de la protection classique de l’environnement où l’on était confronté çà et là à des pollutions encore localisées. On passait alors, comme Ernst Ulrich von Weizsäcker – l’un des membres du Club de Rome – le décrit, « d’une pauvre propreté, à une riche saleté, signe d’industrialisation, et la richesse devenant telle que les pays peuvent même se payer une chère dépollution, ce qui leur permet de devenir riches et propres ». Aujourd’hui, l’heure n’est plus à chercher comment réduire des microgrammes de produits dangereux, mais bien des mégatonnes de produits finalement peu nocifs comme le CO2, gaz au départ inoffensif et naturel qui atteint toutefois des concentrations telles qu’il modifie le bilan de rayonnement de notre planète et change donc le climat. À ceci s’ajoutent aussi d’autres mégatonnes de minerais qui sont arrachées à la planète, déplacées sur des milliers de kilomètres. L’homme est bâtisseur. Chacun de nous remue, en moyenne, six tonnes de matériaux par an. Se donner une feuille de route collective, voilà la tâche qui nous attend. C’est-à-dire un programme complet qui précise dès maintenant les mesures à prendre avec l’évaluation de leur impact réel et un échéancier clair et crédible à suivre, qui alloue des moyens budgétaires spécifiques suffisants et qui prévoit en outre les moyens de sensibiliser et rallier producteurs et consommateurs à ces nouvelles manières de produire et de consommer.

Positionnez-vous

La balle est dans votre camp, Monsieur, Madame notre future élue. Nous espérons que vous avez senti, au plus profond de votre être, l’urgence dont ces lignes sont empreintes. Nous devons changer de cap. Modifier la trajectoire d’un Titanic n’est pas simple ! Équipage et passagers doivent s’atteler à la tâche. Il faut miser sur l’intelligence collective. Passer d’une culture d’opposition et de confrontation à une culture de la construction collective. Partager le savoir et… le pouvoir. Car cette feuille de route collective qu’il s’agit de se donner et de mettre en oeuvre, vous ne pourrez y travailler seul(e). Il vous faudra trouver un terrain d’entente avec vos collègues, de philosophies politiques différentes. Il le faudra d’autant plus que les changements à opérer sont d’une ampleur telle que vous aurez besoin du soutien de la population pour les mener. Et lorsque vous-même, ou l’un(e) de vos collègues, aurez le courage de vous opposer et de refuser toute mesure qui s’éloignerait de cette feuille de route collective, il faut que personne, vous entendez personne, ne puisse utiliser la situation pour décrédibiliser un rival électoral. Nous qui signons cette lettre, nous vous appelons à mettre en place, au niveau de la plus haute sphère de notre démocratie, un « pacte écologique » de non-agression et de coopération mutuelle. Définir cette feuille de route collective n’est pas chose impossible. Le diagnostic est clair, nous connaissons bon nombre des remèdes. Les associations environnementales vous proposent dans la suite de cet ouvrage 36 mesures concrètes, réparties en 12 chapitres. Leur intention est de vous offrir quelques clefs essentielles. Un état des lieux. Des pistes de réflexion. Certaines mesures ne prêtent pas à discussion – on peut même se demander pourquoi elles ne sont pas déjà d’application – d’autres sont davantage sujettes à débat. Ne croyez pas qu’il s’agisse là d’un pacte politique ou même d’une ébauche de plan d’action. Non, cela est de votre ressort. C’est vous le futur élu, la future élue. C’est vous qui avez la légitimité, le pouvoir, le devoir, de changer les choses. Madame, Monsieur, ayez cette lucidité, ayez ce courage de prendre connaissance de ces 36 mesures et de vous positionner clairement par rapport à chacune d’elles. Faites-le en votre âme et conscience. Faites-le sérieusement et joyeusement aussi. Einstein, encore lui, ne disait-il pas « si on veut changer le monde, il faut changer la société, si on veut changer la société, il faut changer les hommes, et si on veut changer les hommes, il faut leur donner envie de changer » ? Alors, Monsieur, Madame, donnez-nous envie de changer. Rendez désirables ces changements indispensables. Donnez-nous envie de ressaisir la barre du navire plutôt que de chanter notre renoncement sur le pont du Titanic. Faites-le pour nous tous et pour celles et ceux qui sont encore à venir ; notre urgent réveil est leur seul avenir.

 

Patrick Alen (chanteur), Nicolas Ancion (écrivain), Thomas d’Ansembourg (psychothérapeute), Julos Beaucarne (poète), Cécile Bertrand (caricaturiste), Cost (illustrateur), Jeff Bodart (chanteur), les Frères Dardenne (réalisateurs), duBus (caricaturiste), Thomas Gunzig (écrivain), Adrien Joveneau (animateur radio), Kanar (caricaturiste), Caroline Lamarche (écrivain), Lismonde (caricaturiste), Malvira (star), Mauranne (chanteuse), Laurent Minguet (Manager de l’Année 2004), Mud Flow (groupe de rock), Luc Noël (journaliste), Pierre Ozer (géographe), PaliX (illustrateur), Philippe Renard (cuisinier bio), Saule (chanteur), J-C Servais (dessinateur), Sondron (caricaturiste), Philippe Soreil (animateur TV), Sharko (chanteur), Urban Trad (groupe de rock), Vince (illustrateur), Walthery (dessinateur), Jean-Pascal van Ypersele (climatologue).


Lettre ouverte à nos futurs élus. in: Acte Ecologique.be, Pour un pacte écologique belge. Ouvrage collectif sous la direction de Inter-Environnement Wallonie (ed.), Editions Luc Pire, Bruxelles, Belgique, avril 2007, 15-29.

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