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Publié dans La Libre Belgique.

Sous le titre « Excellente nouvelle pour la communauté marocaine et les amateurs de soleil », la nouvelle a été annoncée haut et fort à la mi-septembre : « Au terme de négociations fructueuses avec les directions des aéroports de Charleroi Bruxelles Sud et Liège, la compagnie aérienne Jet4you a décidé, dès le 01 novembre 2006, de lancer trois vols hebdomadaires vers Casablanca à partir de 18 Euros tous frais compris ». ((http://www.charleroi-airport.com/BSCA/sitefr.nsf/.NouvelleW/DBE9F186C9DB64DDC12571E90029BB12?OpenDocument&Key=no. A noter également que le prix du vol à partir de Charleroi Bruxelles Sud (qui donc fait escale à Liège-Bierset avant de se rendre à Casablanca) commence à 17 € tous frais compris – http://www.jet4you.com/static/fr-FR/index.html))

Vous avez bien lu. Il en coûtera moins de faire Charleroi-Casablanca en avion que de faire Charleroi-Liège en train (première classe) pour les privilégiés qui bénéficieront de ce prix d’appel.((Prix d’un billet de train « Charleroi-Liège » en première classe: 18,20 €, avant l’augmentation du 1er février 2007)) Pourquoi donc comparer Casablanca et Liège ? Simplement car l’avion reliera bien Charleroi à Liège, puis Liège à la capitale économique du Maroc. En d’autres termes, six fois par semaine, notre région aura son vol Charleroi-Liège, soit une distance de 84 kilomètres. Un record de très courte distance, sinon mondial, au moins européen…

Et si cela répond directement à une forte demande d’une clientèle sans cesse croissante, on peut se demander quel est le coût environnemental de la mise en place d’une telle liaison opérée par un Boeing 737-400.

En effet, cela fait maintenant des années que, suite au réchauffement climatique dû aux émissions de gaz à effet de serre, nous nous interrogeons sur le devenir de la planète et de ses six milliards d’individus. Et pour cause, les conséquences se font déjà ressentir. Chez nous, cela se traduit par des canicules toujours plus sévères et plus longues ainsi que par des événements pluviométriques toujours plus intenses. Sous d’autres latitudes, ce sont des dizaines de millions de personnes qui doivent déjà quitter leurs terres à cause de persistantes sécheresses ou d’inondations catastrophiques. Et, aux dires des travaux scientifiques les plus récents, ce n’est jamais qu’un début.

Et nous, dans tout cela, nous avons l’audace d’autoriser, non sans fierté, ce vol très courte distance qui dégagera plus de 33 tonnes de CO2 dans l’atmosphère par semaine (la phase de décollage constitue une phase particulièrement polluante, qui sera répétée sur les deux aéroports en l’espace d’une heure).((Estimations du Professeur Olivier LEONARD, Université de Liège.

Voici le résultats de mes calculs.
J’ai pris un B737-400 avec 2 CFM56-3B2 et 174 passagers. J’ai des chiffres de poussée et de consommation spécifique au décollage et en croisière :
Décollage : 9800 daN de poussée, TSFC = 0.392 kg/daN.h
Croisière : 2240 daN de poussée, TSFC = 0.668 kg/daN.h
Un kg de kérosène produit 3.1 kg de CO2 suite à une combustion stoéchiométrique.
Le minimum minimorum de production de CO2 serait obtenu si l’avion volait en croisière, à 31000 pieds. Le vol durerait alors 6 minutes à 800 km/h, l’avion consommerait environ 320 kg de kérosène et produirait environ 6 kg de CO2 par passager en supposant qu’il soit totalement rempli.
En réalité l’avion décolle, monte, se maintient à un plafond relativement bas, procède rapidement à une approche et atterrit. Il n’est donc quasiment jamais en régime de croisière, et certainement pas à 31000 pieds. Il va donc certainement consommer beaucoup plus.
Le vol devrait durer 20 minutes maximum, j’ai compté 10 min au régime décollage et 10 min au régime croisière, dans la mesure où je ne connais pas le profil de vol et où je n’ai de toutes façons pas d’autres données de consommation et de poussée. On arrive ainsi à une consommation globale de 1780 kg de carburant pour le vol, soit une production de 5518 kg de CO2, soit 32 kg de CO2 par passager, en supposant que l’avion soit totalement rempli.
Cordialement,
Professeur Olivier LEONARD
Turbomachines et Propulsion
Département Aérospatiale et Mécanique
Université de Liège))

Mesdames, Messieurs, veuillez attacher vos ceintures, rien qu’en termes d’émissions hebdomadaires de CO2, ce vol extra-courte distance correspond à l’équivalent de ce qu’émet une automobile en parcourant 207 000 kilomètres ((Une automobile normale émet 160 grammes de CO2 dans l’atmosphère par km parcouru.)), plus de cinq fois le tour du monde ! Mais également l’équivalent des émissions hebdomadaires de CO2 d’une soixantaine de ménages belges ou encore de 55000 Congolais ((Chiffres pour l’année 2002. Source: World Ressources Institute (http://earthtrends.wri.org/searchable_db/index.php?theme=3&variable_ID=466&action=select_countries)) ! Soit aussi l’équivalent de ce qu’une éolienne de la dernière génération implantée à Perwez permet d’éviter chaque semaine en matière d’émission de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.

Toujours à titre de comparaison, sur un an, cet avion effectuant la liaison Charleroi-Liège émettra autant de CO2 dans l’atmosphère que 250 navetteurs effectuant quotidiennement la liaison Liège-Bruxelles-Liège au volant de leur propre véhicule.

Et ceci ne tient évidemment pas compte des incontournables nuisances sonores. Ainsi, pour ce qui est des vols destinés au transport de passagers, l’aéroport de Liège-Bierset connaîtra six nouveaux atterrissages ou décollages réguliers par semaine après 19h30.

Or, à l’heure actuelle, les émissions de gaz à effet de serre issus du transport aérien ne sont pas comptabilisées dans les bilans des pays ayant ratifié le Protocole de Kyoto. Et c’est bien là que réside le problème. Les efforts à réaliser dans ce domaine ne semblent donc pas prioritaires à l’échelle mondiale. Peu de pays prennent des mesures pour limiter le transport aérien et ses nuisances environnementales, et l’organisation internationale de l’aviation civile (ICAO) rechigne à s’engager dans un objectif contraignant. C’est pourtant le secteur qui connaît la plus forte croissance au cours de ces dernières années en termes d’émission de polluants atmosphériques.

Alors que nous savons que la modération individuelle (promotion du co-voiturage et de l’utilisation des transports en commun) et l’adoption de politiques et mesures proactives en termes d’environnement (primes et incitants fiscaux à l’isolation des bâtiments, encouragement à l’utilisation de sources d’énergie renouvelable, …) incitant la population à lutter contre les changements climatiques et assurer un système de transport durable permettent déjà certaines avancées significatives dans le domaine de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, une liaison aéroportée Charleroi-Liège est-elle bien justifiée ?

Pierre OZER et Dominique PERRIN, La Libre Belgique (Belgique), 18 octobre 2006.

PS: Les auteurs ont réalisé cet article de manière scientifique et totalement indépendante. Le point de vue exprimé ici se limite à mettre en évidence l’aberration environnementale d’un tel vol. Sans plus.

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