Article paru dans La Libre Belgique, 16 décembre 2009, p.51.
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Les pays pauvres sont moins armés pour faire face aux changements climatiques. Ils revendiquent une « justice climatique » avec des mécanismes de compensation. Est-ce juste ? Est-ce trop ? Ils se heurtent au mode de vie non négociable des nantis.
Ce lundi 14 décembre 2009, au Sommet de Copenhague, le Groupe Afrique, soutenu par le G77 (pays en développement, y compris la Chine et l’Inde), a quitté la table des négociations sur le climat durant quelques heures pour exiger des pays développés qu’ils relèvent leurs engagements en matière de réduction des émissions des gaz à effet de serre (GES). Le 2 novembre, lors des pourparlers de Barcelone, dernier grand rendez-vous pour la préparation de Copenhague, les pays africains s’étaient déjà momentanément retirés pour le même motif.
Mais que veut donc l’Afrique et, en règle générale, le G77 ?
Les pays du Sud soulignent la responsabilité historique des pays du Nord dans les émissions anthropiques de GES, réclament une « justice climatique » avec la mise en place de mécanismes de compensation et d’adaptation aux effets des changements climatiques et exigent des pays développés une réduction de 40 pc de leurs émissions de GES d’ici 2020 par rapport à 1990.
Ces revendications sont-elles exagérées ?
Rétroactes. En 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), dans son premier rapport de synthèse, annonçait déjà qu’il existait un risque réel que les activités humaines, notamment la consommation de charbon, de pétrole et de gaz, puissent modifier l’environnement de la planète d’une façon jusqu’alors inédite et avec de lourdes conséquences pour nos sociétés. Le message était sans équivoque : « L’avenir du monde est menacé ». Depuis, grâce au développement extraordinaire des technologies de traitement de l’information et à la multiplication des satellites d’observation de la Terre de plus en plus performants, la science du climat s’est affinée, les incertitudes se sont réduites, et la conclusion de 1990 est malheureusement restée identique…
En 1992, se tenait la Conférence de Rio, officiellement baptisée Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement mais plus connue sous le nom de « Sommet de la Terre ». Ladite Conférence adopta notamment le premier accord international visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre : la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (Ccnucc). Cette Convention reconnaît trois grands principes : le principe de précaution ; le principe des responsabilités communes mais différenciées (tous les pays sont acteurs, mais certains ont une responsabilité historique avérée) ; et le principe du droit au développement.
En 2007, les conclusions scientifiques du dernier rapport du Giec estiment que, pour éviter le pire, c’est-à-dire ne pas dépasser une augmentation globale « ingérable » des températures de 2,0 à 2,4°C d’ici à la fin du siècle, les émissions de GES doivent se stabiliser entre 2000 et 2015 puis diminuer de 50 à 85% en 2050 par rapport à 2000.
Ainsi, pour ce qui est du principe de précaution, il est acquis –diplomatiquement et scientifiquement– depuis au moins deux décennies que les émissions de GES menacent notre planète.
En ce qui concerne le principe des responsabilités communes mais différenciées, selon les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie, il s’avère que, de 1990 à 2007, les pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (Ocde, soit les pays développés) ont émis dans l’atmosphère 53 pc du CO2 lié à la seule combustion d’énergie fossile alors même qu’ils ne représentent que 19 pc de la population mondiale. En d’autres termes, un habitant du Nord a émis près de cinq fois plus qu’un habitant du Sud… Et ceci en estimant que les pays du Sud forment un ensemble homogène, ce qui n’est pas le cas. Ainsi, il faut treize africains pour émettre le CO2 d’un habitant du monde industrialisé. Si maintenant, nous comparons ces émissions totales de CO2 entre la Belgique et son ancienne colonie qui a fait une grande partie de la prospérité de notre Etat : en 2007, nous avons émis 106 millions de tonnes de CO2 contre 2,4 millions pour la République Démocratique du Congo, soit 44 fois plus alors même que nous sommes six fois moins nombreux… Un Belge émet donc l’équivalent de 260 congolais ! Voici donc l’ampleur de la distorsion entre les nantis et les moins avancés lorsque l’on considère ces émissions de CO2.
Quant aux exigences du Groupe Afrique (et du G77) par rapport à une réduction des émissions de GES des pays du Nord de 40 pc d’ici 2020 par rapport à 1990, elles sont simplement calquées sur les conclusions scientifiques du dernier rapport du Giec mentionnées plus haut. Or, les engagements actuels des pays développés vont, au maximum, de -30 pc pour l’Union européenne à « rien » pour l’Australie, en passant par -25 pc pour le Japon et -4 pc pour les Etats-Unis. Il n’y donc pas de terrain d’entente possible…
Notons que si les pays pauvres en PIB tout comme en émissions de GES sont hautement préoccupés par ces changements climatiques, c’est parce qu’ils sont les moins bien armés pour y faire face. En effet, les plus vulnérables subiront les effets dramatiques tantôt des sécheresses, tantôt des inondations et autres événements climatiques extrêmes, tantôt de l’élévation du niveau de la mer ou encore de l’extension des déserts. C’est bien la raison pour laquelle ils revendiquent une « justice climatique » avec la mise en place de mécanismes de compensation et d’adaptation aux effets des changements climatiques.
Heureusement, l’Union européenne est bien consciente de sa « responsabilité historique ». Aussi, a-t-elle décidé de « dédommager les pays les moins avancés et les plus vulnérables » à hauteur de 7,2 milliards d’euros entre 2010 et 2012. Trois années durant lesquelles un peu moins de 5 euros par citoyen européen seront accordés aux résidents de ces pays du Sud pour lutter et s’adapter au réchauffement climatique, soit l’équivalent du prix d’un « Big Mac ». Lorsque l’on sait d’une part que les émissions de CO2 par habitant sur la planète devraient être de l’ordre de 4 tonnes pour contenir les effets du réchauffement climatique, que les émissions moyennes annuelles de CO2 pour chaque Belge sont de 10 tonnes (donc 6 tonnes en excès), que la Belgique s’est engagée à mettre sur la table 50 millions d’euros par an, et que le prix de la tonne de CO2 s’échange actuellement sur le marché européen à 14 euros, on peut s’étonner du chiffre de 5 euros. Car si 6 tonnes de CO2 valent 84 euros en Europe, elles ne « valent » que 5 euros vers l’Afrique. Ce qui est totalement absurde puisque l’effet d’une tonne de CO2 sera global, peu importe l’endroit où ce GES est émis… Si en plus de cela, il appert que cette aide ne sera pas additionnelle, mais bien ponctionnée au budget de la coopération au développement, on est proche de l’écoeurement… Et les négociateurs africains ne sont pas dupes. « Pas question de parler avec des pays qui nous prennent pour des cons », livrait un délégué nigérian au correspondant de Libération à Copenhague.
La triste morale de cette histoire, c’est qu’il y a vingt ans, nous avons abattu le mur de Berlin pour mettre fin à ce monde bipolaire qui opposait l’Est à l’Ouest. Sur ces fragments, nous avons bâti un village planétaire où tout est devenu possible, même la consolidation d’un nouveau mur opposant le Nord au Sud alors que l’enjeu climatique est global. Absurdité… Monstrueuse absurdité…
Car dans la lutte contre le réchauffement climatique, soit on y va ensemble, soit on n’y va pas. Il y a près de vingt ans, au Sommet de la Terre à Rio, le président George Bush, premier de la lignée, déclarait « Le mode de vie américain n’est pas négociable ». Le reste du monde a hoqueté, désapprouvé. Actuellement, le reste du monde développé adopte la même posture car c’est sa politique énergétique, et donc le cœur de son économie et de son confort de vie qui est touché. Actuellement, le reste du monde en développement brandi une ferme opposition car c’est simplement sa survie qui est hypothéquée…
Epilogue le 18 décembre 2009… ou en 2010… ou …
Pierre Ozer
Département des sciences et gestion de l’environnement, Université de Liège