Le 11 mars, un séisme de magnitude 9 frappait le Japon, provoquant un tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima. Plus de 18.000 personnes sont mortes ou portées disparues, et 215.000 ont été évacuées.
« Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours ! »
Voltaire, 1755 : « Poème sur le désastre de Lisbonne ». Cette année-là, un violent tremblement de terre suivi d’un raz-de-marée (tsunami, comme on dit maintenant) dévaste la ville de Lisbonne, faisant plus de 50.000 morts. Catastrophe qui sidère l’Europe entière, et qui provoque à l’époque une violente querelle philosophique entre Voltaire et Rousseau sur le thème : un tel drame est-il le fruit de la colère divine, est-ce une volonté de la Providence ? Le débat est passionnant, parce qu’on voit qu’à chaque fois que survient une catastrophe de cette nature (Lisbonne jadis, Haïti naguère ou Japon aujourd’hui), ce sont les mêmes réactions, les mêmes interrogations, et en définitive, le même aveu d’impuissance de la raison humaine.
Voltaire et Rousseau sont au moins d’accord sur un point : le tremblement de terre de Lisbonne n’est pas une vengeance divine. Tous deux penseurs des Lumières, ils condamnent les réactions de fanatisme et de superstition qui étaient nombreuses à l’époque (le désastre avait eu lieu un 1er Novembre, jour de la Fête des Morts, du pain béni – si je puis dire – pour les « agités du bocal » religieux). Mais des illuminés, il en existe aujourd’hui encore. Rappelons-nous qu’après le cyclone Katrina, des télévangélistes américains ont parlé de châtiment contre une Amérique dépravée et corrompue. En Haïti aussi, des prédicateurs de tous poils ont parlé de malédiction, de vengeance divine.
Voltaire écrit d’abord son poème sur Lisbonne contre ces gens-là. Contre tous ceux qui s’en remettent à la Providence, et qui pensent que les tragédies et les victimes font partie d’un plan divin. Vous savez, c’est la formule qu’il met dans la bouche de Candide : « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». Voltaire s’insurge, se révolte : non, un tremblement de terre qui fait des milliers de morts n’est pas explicable ni excusable. Des victimes innocentes qui meurent noyées ou brûlées vives (ou irradiées), voilà qui dépasse tout simplement l’entendement humain.
Objection de Rousseau : bien sûr que le séisme de Lisbonne (comme celui du Japon) est explicable. Bien sûr qu’il y a un responsable : c’est l’homme ! Si des tremblements de terre font des milliers de victimes, c’est la faute des hommes qui s’entassent dans des villes surpeuplées, qui construisent des bâtiments de 10 étages qui s’écroulent comme des fétus de paille. Rousseau argumente déjà au 18e siècle comme les écologistes qui montent au créneau depuis 2,3 jours : c’est notre société productiviste qui est en question, avec son urbanisme mal pensé et ses centrales nucléaires trop dangereuses.
Mais il y a un point commun entre l’explication de Rousseau, très rationnelle, et celle des fanatiques qui invoquent la vengeance divine : ils cherchent des coupables. La raison et l’irraison se rejoignent : la terre ne tue pas par hasard, il y a bien des boucs-émissaires quelque part.
C’est pourquoi, pour moi, Voltaire a encore la réaction la plus saine, la plus humaine. Il ne cherche pas de grandes explications métaphysiques ni des coupables à tout prix, il ne maudit pas la civilisation ni la nature humaine. Il exprime simplement son incompréhension, et l’impuissance de l’homme face au malheur extrême
« Dans une épaisse nuit cherchant à m’éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer »
« Croyez-moi, quand la terre entr’ouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes ».
Référence : Querelle sur le Mal et la Providence. Voltaire / Rousseau, Mille et une Nuits, 2011.